Bonnes feuilles

IV. Le coup monté modèle — Chapitre 9

Deux funérailles, un hommage sans fin

Aujourd’hui, plus de quatre-vingts ans après que Joe Hill fut « judiciairement assassiné par les autorités de l’État de l’Utah », comme le disent ses compagnons wobblies pour désigner cette infamante parodie de justice, sa position de martyr ouvrier le plus célébré du pays est sans égale.

Sa qualité en tant qu’artiste et poète, aussi bien que son militantisme ouvrier — et, en particulier, son don pour les aphorismes — ont contribué à lui ménager une place spéciale dans le cœur de nombreux travailleurs. Comme auteur de chansons et dessinateur IWW — combinant la révolte ouvrière à l’aspiration à un monde nouveau, pour une société sans exploitation —, il participa activement à cette contre-culture ouvrière, bien avant que son procès et son martyre ne lui assurent une place éminente et permanente au panthéon des héros ouvriers authentiques, lui ménageant même un coin dans la mythologie populaire des États-Unis, aux côtés de John Henry, Calamity Jane et The Shadow.

Le Last Will (Testament) de Joe Hill, écrit dans sa cellule la veille de son exécution, contient sans doute les dernières volontés le plus souvent réimprimées de l’histoire, et représente sûrement l’unique document de la sorte connu par cœur par autant de monde. Il est généralement considéré comme le plus beau poème de Joe Hill :

My will is easy to decide,
For there is nothing to divide.
My kin don’t need to fuss and moan—
“Moss does not cling to a rolling stone.”
 
My body? Ah, if I could choose,
I would to ashes it reduce,
And let the merry breezes blow
My dust to where some flowers grow.
 
Perhaps some fading flower then
Would come to life and bloom again.
This is my last and final will.
Good luck to all of you.
Joe Hill [1]

Le testament de Hill, comme le commentera Henry Bengston, « révèle en quelques mots sa personnalité dans toute sa simplicité attachante » et s’affirme comme « l’ultime témoignage de son innocence » [On The Left in America, 1999, p. 78]. Le testament fut aussi mis en musique, plus d’une fois — récemment par Joe Uehlein du groupe de rock ouvrier Bones of Contention. Dans le Joe Hill Song Checklist, en appendice à la biographie de Joe Hill par Gibbs Smith, Archie Green note que le wobbly John Neuhaus le chanta sur l’air de Abide with Me, un cantique écrit par le compositeur anglais du XIXe siècle William H. Monk.

Joe Hill’s Last Will
Manuscrit original découvert en 2007 dans les archives du PC

Plus connu encore que ce testament, le fameux cri de guerre : « Ne vous lamentez pas, organisez-vous ! » se trouve, en version longue originale, dans une de ses dernières lettres, destinée en l’occurrence à Bill Haywood : « Ne perdez pas de temps en lamentations, organisez-vous ! » Résumé en trois mots par Haywood — « Don’t Mourn, Organize! » —, c’est le dernier conseil du barde wobbly à ses amis et fellow workers. Il figure parmi les plus célèbres de ses derniers mots. Pendant des années, ce message de défi et d’autres formules acides de Hill « se sont transformés en slogans dans tous les bureaux et sections syndicales IWW du pays » [G. Hardy, Those Stormy Years, 1956, p. 161]. Le « Don’t Mourn, Organize! » de Hill continue à inspirer les militants non seulement aux États-Unis, mais également parmi les peuples opprimés du monde entier : la une du New York Times du 11 juillet 1985 montrait un jeune Noir sud-africain arborant ces mots sur son tee-shirt. Dans des temps de repli ou de défaite, toutes sortes de mouvements sociaux — pour la paix, la justice, l’égalité, la protection de l’environnement, les droits de l’animal, etc. — remobilisèrent leurs sympathisants avec le slogan revigorant de Hill.

Nombre d’autres aphorismes et boutades sont dispersés dans ses lettres, tous forts et originaux, mais pour la plupart presque inconnus. On en a déjà vu certains dans cet ouvrage, en voici quelques autres :

Quoi que vous fassiez, n’essayez pas de renverser le système tout seuls.
[Letters, p. 45]

ou

S’imaginer combattre le capital organisé avec de l’argent n’est pas une bonne idée.
[Ibid., p. 30]

Considérant que le syndicat devait s’attacher à rallier de grands centres industriels plutôt que de perdre tant de temps dans des « villes vaseuses », il écrivit :

L’organisation, c’est quelques gouttes sur du papier buvard : si vous en versez au milieu, elles se diffuseront jusqu’aux bords [...].
[Lettre à E. W. Vanderleith, s. d., in G. Smith, Op. cit., 1969, p. 132 [2]]

Il mit en garde également contre les embrouilles administratives :

Un tampon rouge se paie avec les pieds.
[Letters, p. 19]

Dans un genre plus mordant, alors qu’il se trouvait en prison depuis plus d’un an, il écrivit :

Je me console en me souvenant que le pire est encore à venir.
[Ibid., p. 19]

Échantillon d’humour de « potence » assez rare chez Hill, comme cette boutade, assez connue pour être considérée comme un classique, que l’on trouve dans sa lettre d’adieu à Bill Haywood :

Je ne tiens pas à être retrouvé mort dans l’Utah.
[Ibid., p. 84]

S’agissant d’un homme à quelques heures de son exécution, cette petite phrase toute simple est assurément aussi définitive que l’épitaphe choisie par W. C. Fields pour sa tombe (« Je préfère être ici qu’à Philadelphie »). L’oraison funèbre de O. N. Hilton recelait une autre maxime de Joe Hill, digne de Vauvenargues ou des Poésies d’Isidore Ducasse :

Le devoir est la chose principale. Il y a toujours quelque douceur qui le précède ou lui succède, mais sans lui les meilleures choses retourneront aux cendres et à la poussière.
[G. Smith, Op. cit., 1969, p. 186]

Ses lettres et ses chansons manifestent toujours quelque chose de moraliste chez Joe Hill, mais, bien sûr, d’une morale révolutionnaire.

Il est bon de remarquer que ces « mots » de Joe Hill, dans lesquels son radicalisme sans compromis s’exprime de manière à nous faire sourire, furent écrits ou dits derrière les barreaux, en attendant les tueurs engagés par l’État pour mettre un terme à sa vie. En tant que « faiseur de mots », humoriste et révolutionnaire, Joe Hill demeura jusqu’à la fin fidèle à lui-même, à son syndicat et à sa classe, conservant son aptitude remarquable à « regarder les choses du bon côté » [Letters, p. 13].

Comme le remarqua Ben Williams, directeur de Solidarity, « aucune autre victime de l’injustice de classe n’aura montré un tel courage inébranlable devant le peloton d’exécution » [B. Stavis, Op. cit., 1954, p. 78].

Que la campagne de défense de Joe Hill ait rassemblé un soutien si varié et inattendu montre l’étendue de la popularité de sa cause, et cette sympathie en retour suggère que la personnalité de Hill trouva un écho dans la conscience populaire américaine et mondiale. La profondeur de cette résonance serait encore plus perceptible à l’occasion des funérailles. La première, à Salt Lake City, fut suivie par « quelques milliers » de personne, un nombre stupéfiant pour une ville de 50 000 habitants, a fortiori en pleine hystérie antirouge attisée par le pouvoir établi à travers l’État [B. Stavis, Op. cit., 1954, p. 99]. Parmi les orateurs, le représentant au Congrès de l’Utah, Emil Lund, qui qualifia de « meurtre légal » l’exécution de Hill [Friends of Joe Hill Committee, art. cit., 1948, p. 4].

Les secondes funérailles, le 25 novembre (jour de la fête de Thanksgiving), furent les plus importantes à Chicago depuis celles des anarchistes du Haymarket en 1887 ; elles furent d’ailleurs organisées avec l’aide de la jeune génération d’anarchistes de Chicago, dont Boris Yelensky, un militant d’origine russe. À ce jour, elles demeurent les plus grandes jamais organisées dans tout le mouvement ouvrier américain. Elles ne se distinguaient pas seulement de toutes les autres funérailles par leur taille : elles furent singulières de part en part. Toutes les personnes en deuil de Joe Hill prirent à cœur ses dernières paroles et réagirent en organisateurs. Ces dernières funérailles donnèrent lieu en réalité à une immense manifestation ouvrière, une manifestation chantante [Chaplin, art. cit., 1915].

Le West Side Auditorium était bondé des heures avant que la cérémonie ne commence, la grande majorité de l’assistance devant se contenter de rester à l’extérieur. À l’intérieur, un quartet IWW entama Workers of the World, Awaken! repris en chœur par l’auditoire. Ensuite vint notamment la cantatrice Jennie Woszczynska (élève de Mary Garden), membre de l’IWW, qui chanta The Rebel Girl. De courtes interventions de Bill Haywood et Jim Larkin furent suivies par une oraison plus longue de l’avocat en appel de Joe Hill, O. N. Hilton. L’assistance se mit enfin en route, accompagnée de la Marche funèbre de Chopin jouée au piano par le compositeur IWW Rudolf von Liebich.

Dans les rues, tout au long de quartiers entiers, des dizaines de milliers de travailleurs, hommes et femmes, chantaient les chansons de Joe Hill, faites de son propre humour et de sa propre provocation prolétaires, dans de nombreuses langues. Au cimetière de Graceland, où son corps fut incinéré, de courts discours furent prononcés en suédois, russe, hongrois, polonais, espagnol, allemand, yiddish, italien et lituanien. S’enchaînèrent ensuite d’autres chansons — accompagnées par le Russian Mandolin Club et le groupe IWW de Rockford, Illinois. Les amis de Joe Hill s’attardèrent jusque tard dans la nuit, reprenant ses chansons de révolte ouvrière [Chaplin, art. cit., 1915, p. 404].

Ces funérailles étaient par ailleurs destinées à se poursuivre. Les cendres de Joe Hill furent réparties dans de petites enveloppes, dont beaucoup furent distribuées aux représentants du syndicat au congrès de 1916. D’autres furent envoyées à des sections syndicales IWW dans chaque État, sauf l’Utah (conformément au dernier télégramme de Hill à Haywood), et dans chaque pays d’Amérique du Sud, aussi bien qu’en Afrique, en Asie, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Le 1er Mai 1916, selon les dernières volontés de Joe Hill, ses cendres furent dispersées au gré du vent aux quatre coins de la planète, lors de grands rassemblements qui donnèrent de nouveau l’occasion de reprendre ses chansons [Philip S. Foner, The Case of Joe Hill, 1965, p. 99].

Crédits image/jpeg : iww.org
Funérailles de Joe Hill

À Chicago, les cendres de Joe Hill furent dispersées au cimetière de Waldheim (aujourd’hui Forest Home), dernière demeure des martyrs du Haymarket et, au fil des ans, de bien d’autres radicaux ouvriers, dont certains étaient liés, d’une façon ou d’une autre, au destin de Joe Hill : Bill Haywood, Elizabeth Gurley Flynn, Ammon Hennacy et Fred Thompson [Joe Powers and Mark Rogovin, The Day Will Come, 1994]. Dans les années 1990, quand le cimetière fut vendu, un de ses nouveaux responsables a pu déclarer : « Nous n’avons aucune sépulture pour qui que ce soit dénommé Joe Hill, mais nous sommes plus sollicités à son sujet que pour n’importe qui d’autre [3]. »

Dans les sections syndicales IWW, les commémorations In November We Remember (En novembre, on se souvient) devinrent des événements annuels, associant à la mémoire des anarchistes du Haymarket les noms de Joe Hill, Frank Little, Wesley Everest 4 et d’autres combattants de la classe ouvrière assassinés en novembre. D’autres groupes socialistes et anarchistes organisèrent eux aussi des commémorations de novembre pour Joe Hill et pour d’autres, et leurs journaux s’en firent l’écho. La couverture de l’édition de l’International Socialist Review de décembre 1916, distribuée en novembre, titra : « In Memoriam — Joe Hill — Assassiné par la classe capitaliste, novembre 1916 » sur une photographie de Hill accompagnée de son Last Will (Dernières volontés), et elle se terminait par le cri de guerre prolétarien : « Ne vous lamentez pas sur moi, organisez-vous. »

Des années 1920 aux années 1930, le troubadour wobbly et ses chansons furent évoqués à l’occasion d’innombrables défilés du 1er Mai, manifestations et pique-niques. Des anarchistes aussi bien que des sympathisants du Parti socialiste, du Proletarian Party, de la Revolutionary Workers League et autres groupes d’extrême gauche se joignirent à ces rassemblements.

Certaines commémorations eurent lieu en dehors de toute date anniversaire. Le 14 janvier 1917, selon l’International Socialist Review, des « fêtes en l’honneur de Joe Hill », coorganisées par l’IWW local et le Parti socialiste, eurent lieu à San Jose, en Californie. Rita Wilson, neuf ans, confectionna trois ballons contenant des cendres de Joe Hill « que les quatre vents dispersèrent au-dessus de la magnifique vallée de Santa Clara » [ISR, mars 1917, p. 573].

Outre les événements commémoratifs imaginés par l’IWW, quelques éditions spéciales « Joe Hill » furent tirées, une photo accompagnant le plus souvent son nom à la une : dans l’Industrial Pioneer en novembre 1925, Sing Out! en 1954, Talkin’ Union en 1983 ou le Swedish Press en 1990, pour ne citer que des journaux en langue anglaise. Les occasions de rendre hommage à Hill n’ont pas manqué au fil des ans, de piquets de grève en vidéos, en passant par des colloques universitaires. La plupart coïncidèrent avec les anniversaires de sa naissance ou de sa mort, mais d’autres occasions furent saisies lors de révélations inattendues dans la saga de Hill. Que le poète IWW ne soit « jamais mort » se vérifie par sa capacité à faire encore les gros titres. À l’exception peut-être de la bien-aimée Mother Jones, qui prétendait avoir cent ans en 1930, l’année de sa mort, et de Jimmy Hoffa, le routier dont la disparition en 1975 provoqua moult spéculations, aucune autre personnalité dans l’histoire ouvrière américaine ne dépasse Joe Hill en révélations posthumes. Ironiquement, pour un homme discret qui préférait se tenir à l’écart des feux de la rampe, et alors qu’il fut abattu il y a près d’un siècle, il continue, à l’occasion, à faire l’actualité, bonne illustration du vieux proverbe : « On n’enterre pas un homme bon. »

Voici quelques-unes de ces manifestations qui ont, à diverses occasions, remis Joe Hill à l’ordre du jour :
1948 : Le Comité des amis de Joe Hill fait le blocus des bureaux du New Republic, qui venait de publier une attaque honteuse et malhonnête contre Hill signée par Wallace Stegner. Les détails de la controverse publiés par le New York Times sont reproduits par des journaux à travers tout le pays.
1955 : Le président de l’United Auto Workers (UAW), Walter Reuther, chante Joe Hill, de Hayes et Robinson, au congrès du Congress of Industrial Union (CIO).
1965 (cinquantième anniversaire du meurtre judiciaire) : Grands rassemblements commémoratifs à New York, Chicago, Detroit et Salt Lake City.
1979 (centenaire de la naissance de Hill) : Avec l’aide de Fred Thompson et d’autres IWW, l’Illinois Labor History Society (ILHS) lance une grande pétition internationale pour la réhabilitation officielle de Joe Hill. La même année, la Suède fait imprimer des timbres-poste commémoratifs, en circulation en 1980.
1980 : La pièce de théâtre de Thomas Babe sur Joe Hill, Salt Lake City Skyline, est représentée à Broadway avant de partir en tournée.
1984 : L’historien William Adelman, vice-président de l’ILHS, apporte les milliers de signatures de la pétition au gouverneur de l’Utah, qui refuse, malgré tout, de les examiner. La campagne de pétition comme la présentation des signatures furent largement couvertes par les médias. Un montage de la télévision montre le gouverneur de l’Utah Matheson affirmant que la réhabilitation de Hill était impossible parce que l’affaire n’était « toujours pas claire », puis la réponse de Fred Thompson : « Si l’affaire n’est pas claire, pourquoi Joe Hill fut-il exécuté ? »
1985 : Pour célébrer le quatre-vingtième anniversaire du syndicat, l’artiste et poète IWW Carlos Cortez organise une grande exposition itinérante intitulée « Wobbly : quatre-vingts ans d’art rebelle », montrant des œuvres originales d’artistes de l’IWW et des copies de travaux plus anciens. Cette exposition, qui traversa des douzaines de villes aux États-Unis et au Canada pendant deux ans, présentait pour la première fois les dessins de Joe Hill.
1988 : Une enveloppe contenant des cendres de Joe Hill est retrouvée aux Archives nationales des États-Unis. Elle fut interceptée par un postier au cours de la Première Guerre mondiale au prétexte infamant de l’« Espionage Act » et réexpédiée au Bureau of Investigation (plus connu aujourd’hui sous le sigle FBI). Suivie par les médias pendant des mois, l’affaire se conclura par la restitution du paquet à des membres de l’IWW, qui dispersèrent les cendres sur divers sites historiques wobbly.
1990 (soixante-quinzième anniversaire du meurtre judiciaire) : Le plus grand rassemblement à la mémoire de Joe Hill à ce jour se tient à Salt Lake City, avec la participation d’historiens, de spécialistes de la culture populaire et d’autres universitaires, ainsi que des militants ouvriers ; des concerts de musiciens et de chanteurs reconnus ; et une veillée à la chandelle le 19 novembre, mise sur pied par le comité d’organisation Joe Hill et Amnesty International.
1995 : Une « Fête de la chanson politique » de trois jours se tient à Sheffield, en Angleterre, du 17 au 19 novembre, à la mémoire de Joe Hill pour le quatre-vingtième anniversaire de sa mort. Au programme, des chanteurs folk, des rappeurs, des musiciens de rue et des chorales.
1998 : La fiction documentaire de 87 minutes de Ken Verdoja, Joe Hill, avec Robin Ljungberg, est diffusée sur la chaîne KUED à Salt Lake City avant d’être rediffusée par des chaînes du Public Broadcasting Service à travers le pays.
1999 : Des fascistes suédois font sauter la maison natale de Joe Hill à Gävle, bâtiment hébergeant également l’organisation syndicale suédoise, la SAC.
2002 : Une grande manifestation syndicale à Gävle célèbre, à l’occasion du 1er Mai, le centième anniversaire de l’émigration de Joe Hill vers les États-Unis. Un récit d’une pleine page est imprimé dans le plus grand quotidien suédois. La manifestation est suivie d’un rassemblement au conservatoire de musique de Gävle, où sont interprétées des chansons de Joe Hill. Des rendez-vous sont proposés pour d’autres événements commémoratifs.

Commémorations « En novembre on se souvient »

Comme le montre cette sélection sommaire, Hill demeure — après tant d’années — un sujet de choix pour les couvertures de journaux. Mais il alimenta dans le même temps bien d’autres pages et rubriques des folliculaires. Pour un « homme qui n’est jamais mort », sa capacité à s’incruster dans la nécrologie des autres est assez étonnante. Quand le vieux wob Herbert Mahler mourut, en 1961, la nécrologie du New York Times consacra deux paragraphes à son rôle en tant qu’organisateur du blocus du New Republic en 1948 avec le Comité des amis de Joe Hill [19 août, p. 17]. En 1976, beaucoup de nécrologues de Paul Robeson mentionnaient la chanson Joe Hill.

Ailleurs, Hill occupa carrément la première place. En 1985, quand l’auteur de I Dreamed I Saw Joe Hill Last Night mourut, le Chicago Tribune titra « Alfred Hayes, scénariste, le poète de Joe Hill ». Six ans plus tard, à la mort de Earl Robinson, le Seattle Post Intellingencer, le journal de sa propre ville, intitula sa nécrologie : « Le compositeur de Joe Hill, Robinson ».

Notre barde wobbly ne se contenta pas de faire les gros titres des journaux, d’occuper les nécrologies d’autres défunts et d’apparaître occasionnellement dans des clips télévisés : il eut aussi l’honneur de voir son nom briller à l’affiche de plusieurs centaines de salles de cinéma lorsque le film de Bo Widerberg sortit en 1971, représentant de surcroît la Suède cette même année au festival de Cannes. Bien que ce film baigne malheureusement dans le sentimentalisme, et qu’il soit décevant à bien d’autres égards, le simple fait qu’il existe est déjà en soi assez stupéfiant. Comme les romans, pourtant peu flatteurs, de James Stevens et Wallace Stegner le laissaient déjà présumer, le film de Widerberg prouve, sur un autre support, que Joe Hill n’a jamais cessé de vivre dans la plus irréductible de toutes les cachettes possibles : l’imagination populaire.

Laissons les romanciers étaler leurs fantasmes et les réalisateurs s’accrocher à leurs erreurs : le fellow worker Hill est toujours dans la place, attisant les flammes de la contestation. Dans l’univers flou de la culture de masse, comme l’aurait dit un auteur de vaudevilles, « chaque coup est un bond en avant ».

Le film de Widerberg et l’accueil qu’il reçut, comme l’écho fait aux nombreux livres sur Hill — particulièrement à la biographie de Gibbs Smith en 1969, mais aussi au best-seller de John McDermott fondé sur le film —, contribuèrent à faire de Joe Hill un nom familier aux médias. Cet intérêt médiatique, amplifié par les discussions et la curiosité qu’il provoqua inévitablement, a sans aucun doute concouru à grossir l’assistance aux événements liés à Joe Hill.

D’innombrables artistes ont immortalisé Hill, notamment Carlos Cortez, dont les grandes lino-gravures ornèrent les locaux IWW et les librairies alternatives à travers le monde. Beaucoup de dessinateurs de l’IWW, dont Ralph Chaplin, L. S. Chumley et Jim Lynch, caricaturèrent Joe Hill, comme l’ont fait également les dessinateurs les plus populaires du mouvement ouvrier aujourd’hui : Mike Konopacki et Gary Huck. Le badge de la fin des années 1960, Don’t Mourn, Organize!, avec un dessin de Lisa Lyons, est encore arboré de nos jours sur les piquets de grève. La fresque transportable de Mike Alewitz (1990), représentant Joe Hill encadré par deux Mr Block, une galette fumante flottant au-dessus de la tête, est également disponible sous forme de tee-shirt en quadrichromie.

Bien sûr, pour perpétuer l’esprit de Joe Hill et sa force, rien ne vaut ses chansons. À l’instar de ses funérailles, toutes les commémorations ultérieures n’ont pas manqué de faire vibrer ses brûlots au son du banjo et des guitares. Il était bien connu de son vivant pour ses chansons, et ce sont encore elles qui font l’essentiel de sa réputation aujourd’hui. C’est le plus répertorié des wobblies ; ses chansons figurent dans d’innombrables recueils de chansons ouvrières et populaires aussi bien que dans des recueils plus spécialisés de chansons hobo, socialistes, protestataires ou de poésie révolutionnaire.

Les chansons de Joe Hill furent enregistrées par Joe Glazer, Pete Seeger, Cisco Houston, Tom Glazer, Utah Phillips, Bill Friedland, Hazel Dickens, Billy Bragg, Faith Petric, Ani DiFranco, Bucky Halker, Si Kahn, Keith et Rusty McNeil, les Dehorn Squad et d’autres, sans compter les nombreux interprètes de Suède et d’ailleurs. Curieusement, Len Wallace — un des meilleurs auteurs et musiciens rebelles de nos jours, dans la tradition de Joe Hill — n’a enregistré aucune chanson de Hill, mais il est heureusement encore assez jeune pour combler cette lacune.

Joe Hill est l’un des deux wobblies, avec Ralph Chaplin — son Solidarity Forever fut longtemps reconnu comme l’hymne de tout le mouvement ouvrier américain —, dont les chansons figurent régulièrement (même en version abrégée) dans les recueils de chansons de différents syndicats de l’AFL-CIO et dans ceux de l’AFL-CIO même.

Les chansons sur Joe Hill ont également contribué à maintenir vivante la mémoire de Joe Hill dans la conscience populaire. La chanson de Hayes et Robinson, Joe Hill, popularisée par Paul Robeson, Joan Baez ou Robinson lui-même, entre autres, eut un retentissement considérable, même si elle fut précédée de bien d’autres chansons sur Joe Hill. Après les paroles de Dick Brazier et T-Bone Slim, remontant aux années 1910 et 1920, on peut recenser Joseph Hillstrom, de Woodie Guthrie, Joe Hill, de Phil Ochs, Joe Hill, par Si Kahn (réintitulé par la suite Paper Heart, en référence à la cible de papier que ses bourreaux avaient placée sur la poitrine de Hill), Joe Hill Ashes, de Mark Levy et, moins connu, All Hail Joe Hill, par Folke Geary Anderson, pionnier du mouvement des années 1970 et 1980 pour la réhabilitation officielle [4].

La chanson de Hayes et Robinson, dans le même temps, suscita nombre d’imitations et parodies : I Dreamed I Saw Saint Augustine de Bob Dylan, I Dreamed I Saw Phil Ochs Last Night de Billy Bragg, parmi d’autres versions diverses et variées rapidement oubliées de « J’ai rêvé avoir vu [Untel] la nuit dernière ». La chanson de Hayes et Robinson est également citée dans une chanson de Si Kahn, We All Sang Bread and Roses, dont le refrain est :

We all sang “Bread and Roses,” “Joe Hill” and “Union Maid,”
And we all joined hands together saying, We are not afraid.
“Solidarity Forever” will go rolling through the hall.
“We Shall Overcome” together, one and all [5].

Dans l’une des études les plus pénétrantes et stimulantes jamais écrites sur Hill et sa luxuriante descendance, Lori Elaine Taylor éclaira en 1993 la nature de l’influence mutuelle complexe entre les divers auteurs disciples du barde wobbly :

Billy Bragg, qu’un journaliste de Village Voice décrit comme un croisement entre Joe Hill et Benny Hill, écrit dans les dernières lignes du livret d’un album de Phil Ochs : « Tout le monde voudrait être quelqu’un d’autre. Phil Ochs voulait être Elvis Presley. Je voulais être les Clash. Tous deux, à un moment ou à un autre, nous aurions voulu être Bob Dylan, qui voulait d’abord être Woodie Guthrie. » Ainsi Joe Hill engendra-t-il Woodie Guthrie, qui, avec Elvis Presley, engendra Phil Ochs, lequel, avec les Clash, engendra Billy Bragg : la généalogie musicale et politique est infinie car non linéaire. Le conteur s’invente son propre passé en choisissant de souligner telle influence, en voulant être quelqu’un d’autre. [...]

Joe Hill est une abstraction. Joe Hill est un héros, une figure de légende. Son nom, comme son histoire et sa légende, n’appartiennent à personne, mais ne sont pas sans héritiers.

Le processus par lequel une personne devient un héros dépend du conteur de l’histoire, qui la modifie insensiblement au gré des circonstances. Le contexte contemporain en perpétuel changement révèle toujours plus le sens d’un conte que son contexte originel et sa littérature établie. [...] Chaque personne ayant entendu la légende [de Joe Hill] en a une version, et chaque conteur appartient à son époque. [...] Bien des communautés différentes se servent de l’histoire de Joe Hill pour interpréter leur présent.
[« Joe Hill Incorporated » in Archie Green, Wobblies, Pile Butts, and Other Heroes: Laborlore Explorations, 1993, p. 29-31]

L’histoire de Joe Hill est évidemment indissociable de la dissidence, de la poésie, de la contestation, de la lutte pour la liberté et une vie meilleure pour tous. Bien que différents, tous ceux qui restent aujourd’hui attachés à cette histoire se ressemblent sur au moins un point : ils luttent tous plutôt que de se plaindre. Lors de grèves ou rassemblements syndicaux ; lors de manifestations contre la guerre, contre le racisme, contre la mondialisation ou pour l’environnement ; aux pique-niques du 1er Mai, aux concerts de soutien à des prisonniers politiques, à l’occasion de prises de parole dans des endroits comme Bughouse Square, ou plus simplement lors de rencontres entre amis dans des cafés, les chanteurs improvisent généralement quelques mots sur l’homme et son syndicat, ainsi que sur son martyre, avant d’interpréter une chanson de Joe Hill. Il n’existe pas beaucoup d’auteurs de chansons qui soient ainsi honorés. Ce qui tend à démontrer qu’il y a quelque chose de spécial dans le destin de Hill et ses chansons, et que ceux qui les chantent souhaitent partager ce « quelque chose » avec leurs auditeurs. En ce sens, chaque nouvelle interprétation est une sorte d’hommage.


Notes

[1Mon testament est facile à régler, / Puisqu’il n’y a rien à se partager. / Mes proches n’iront pas se plaindre en douce — / « Pierre qui roule n’amasse pas mousse ».
Mon corps ? Ah, si je pouvais choisir, / C’est en cendres qu’il faudrait le réduire, / Pour le laisser flotter au gré du vent / Qu’il aille se disperser dans un champ.
Peut-être quelque fleur fanée alors / Reviendra à la vie pour éclore encore. / Ce sont mes volontés dernières et ultimes. / Bonne chance à chacun d’entre vous. Joe Hill

[2Cette lettre à Vanderleith fait partie de celles qui ont été omises par Foner dans ses Letters of Joe Hill (1965).

[3Merci à Mark Rogovin pour la communication de cette anecdote.

[4Interprète et auteur, le Suédois d’origine Folke Geary Anderson vécut pendant des années à Oakland, en Californie, et commença à militer pour la réhabilitation de Joe Hill au début des années 1970, si ce n’est plus tôt. Durant la campagne, il entretint une correspondance surabondante avec de vieux wobblies, des chercheurs, des chanteurs folk et la Charles H. Kerr Company, comme avec de nombreux responsables ouvriers et gouvernementaux. Il écrivit deux autres chansons et un poème sur Hill.

[5Nous chantions tous Bread and Roses, / Joe Hill et Union Maid, / Et nous joignions nos mains pour dire / « Nous n’avons pas peur ». / Solidarity Forever fera / Vibrer le hall. / We Shall Overcome ensemble, / un et tous.