Acquérir des certitudes sur les positions de Joe Hill à l’égard de questions sociales précises s’avère décourageant, puisqu’on ne dispose en la matière que de très peu d’éléments : ses chansons et dessins, une poignée de lettres et autres écrits dispersés, quelques commentaires de proches et d’amis. Et c’est tout. Mais un petit détail peut parfois se révéler particulièrement fructueux.
Aussi étrange que cela puisse paraître, le goût de Hill pour la cuisine chinoise, son habileté avec des baguettes et le fait qu’il ait été « très apprécié [...] pour sa merveilleuse cuisine chinoise », comme l’admet ironiquement Wallace Stegner, tout cela ajoute une touche concrète à notre connaissance, plutôt floue par ailleurs, de ses positions sur le racisme. Ce détail banal se révèle particulièrement intéressant — et même subversif — lorsqu’on le replace dans l’atmosphère hystérique du « péril jaune » pendant les années 1910 aux États-Unis. La haine des Chinois était alors alimentée non seulement par ses instigateurs ordinaires — patrons, flics, Églises et presse bourgeoise —, mais aussi par ce qui se faisait passer pour le « mouvement ouvrier », c’est-à-dire l’American Federation of Labor. Dans les États de l’ouest des États-Unis, surtout en Californie — où Joe Hill passa au moins quatre ans, probablement plus, de sa vie aux États-Unis —, les syndicats AFL soutenaient une campagne de propagande aussi massive que haineuse contre les Chinois. Une campagne qui faisait partie de l’implication du syndicat dans la propagation de l’idéologie de la suprématie blanche au niveau national, comme l’atteste cette déclaration trop méconnue de Samuel Gompers, son président, qui se demandait avec emphase comment
[...] empêcher les Chinois, les nègres et les Malais de venir dans notre pays ? Comment empêcher les coolies chinois [...] de submerger les États-Unis et d’engloutir notre peuple et notre civilisation ? [...] Peut-on espérer fermer les portes de l’immigration aux hordes de Chinois et de races à moitié sauvages ? »
[Robert Lee, Orientals: Asian American in Popular Culture, 1999, p. 110-111]
La responsabilité de la propagande AFL sur le « péril jaune » dans de nombreux lynchages de travailleurs chinois ces années-là ne fait pas de doute.
Une grande part de cette propagande reprenait les caricatures racistes représentant les Chinois comme des êtres vils, sournois, conspirateurs, méprisables et sales. Bol de riz et baguettes étaient particulièrement ridiculisés. Joignant les actes aux insultes, les syndicats AFL soutenaient vigoureusement le boycott des restaurants chinois.
Dans une telle atmosphère de haine, mettre en avant son goût pour la cuisine chinoise ou son habileté avec des baguettes pouvait facilement passer pour un acte de dissidence et de défi. Je n’exagère pas. Si les habitudes de Joe Hill n’ont rien de terriblement courageux, ni rien de définitivement révolutionnaire, et ne nous éclairent pas beaucoup sur ses idées précises, de telles marques anticonformistes, aussi menues et personnelles soient-elles, sont néanmoins loin d’être insignifiantes. Elles avaient évidemment un rapport avec tout le reste. À sa façon, Joe Hill faisait tranquillement comprendre sa sympathie pour les Chinois et, partant, son mépris pour la suprématie blanche. En outre, que sa « cuisine chinoise » ait été « très appréciée » laisse entendre qu’elle était plus qu’une affaire personnelle, impliquant un certain engagement, et que ses sentiments pour les Chinois étaient partagés par ses amis et fellow workers de San Pedro, comme on pouvait s’y attendre, étant donné l’esprit internationaliste des membres de l’IWW.
En fait, les préférences culinaires de Joe Hill pour la cuisine chinoise semblent avoir été partagées à travers tout le syndicat. Aucune certitude à ce propos, mais quelques sources laissent supposer que la cuisine chinoise était une sorte de mode wobbly pendant les années 1910 et 1920.
Dans son autobiographie, Elizabeth Gurley Flynn se rappelle avoir accompagné des grévistes dans un restaurant chinois à Lowell, dans le Massachusetts, en mars ou avril 1912 :
Il y avait des drapeaux qu’on n’avait encore jamais vus, et des mots en chinois. Ça avait l’air d’être une occasion spéciale. Les travailleurs chinois qui se trouvaient là nous expliquèrent, l’air heureux, que le docteur Sun Yat-Sen venait de proclamer la République de Chine [...]. Bien que nous n’ayons pas été trop au courant de ce qui se passait en Extrême-Orient, nous nous réjouissions avec eux. Nous étions pour la liberté, où que ce soit, et leur joie nous faisait plaisir. Et, de leur côté, ils appréciaient l’IWW.
[E. G. Flynn, The Rebel Girl: An Autobiography, 1973, p. 145]
L’agitation des travailleurs chinois ne se limitait pas à l’Extrême-Orient, mais s’étendait aussi aux États-Unis et au Canada, particulièrement dans le Nord-Ouest, et leur activité était rapportée dans la presse révolutionnaire américaine. Pour ne prendre que quelques exemples typiques : l’édition de décembre 1912 de l’International Socialist Review rapporte qu’un « mouvement socialiste et de syndicalisme industriel » en langue chinoise se réunissait au local IWW de la section syndicale de Vancouver. Et, en mars 1913, parlant des activités IWW à Hawaii, un correspondant de l’Industrial Worker remarque avec plaisir que « les Chinois sont de grands promoteurs et pratiquants du sabotage ».
La même année, relève Covington Hall dans son Labor Struggle in the Deep South, les travailleurs chinois participèrent à une manifestation de la Marine Transport Workers Industrial Union 510 à La Nouvelle-Orléans. On ne sait pas s’ils prirent la carte rouge, mais, d’après Hall, « ils se conduisaient exactement comme des membres du syndicat ».
Relatant sa propre expérience parmi les wobblies juste après la Première Guerre mondiale, Walter Rogers se souvient que, vers 1920, à l’ouest du Canada, les hoboes étaient pourchassés par la police montée à tel point qu’ils « n’osaient plus organiser de feux de jungle ». Les membres IWW se retranchèrent alors dans les restaurants chinois. Rogers précise que certains de ces restaurants « étaient devenus [des sortes de] bureaux d’information pour les travailleurs venus du monde entier. Ils abritèrent de grandes discussions sur des affaires nationales et internationales » [W. Rogers, John Donar: Common Man, 1945, p. 92].
À Mexicali, au Mexique, pendant les derniers jours de la révolution de la Basse-Californie en 1911, secouées par des défaites militaires totales et sous la menace de nouvelles attaques des troupes madéristes (avec le soutien, espéré par Madero, de l’armée américaine), les forces révolutionnaires magonistes et IWW commençaient à se disperser. Avant de partir, pourtant, les trente-cinq wobblies « firent leur premier repas complet depuis plusieurs jours dans un restaurant chinois de Calexico » [Lowell L. Blaisdell, The Desert Revolution: Baja California, 1911, 1962, p. 176].
Les archives de l’US Bureau of Information, ancêtre du FBI, comprennent un rapport intéressant sur l’implication IWW dans une grève de serveurs chinois à New York peu de temps après la Première Guerre mondiale. En solidarité avec les grévistes, et pour protester contre les briseurs de grève blancs qui avaient pris leur place, un groupe de wobblies entra dans le restaurant ; ils commandèrent à manger puis, après avoir fini leur repas, sortirent sans payer, en lançant des boules puantes dans la pièce [Theodor Kornweibel, Jr., Seeing Red: Federal Campaigns Against Black Militancy, 1919-1925, 1998, p. 61].
Dans son autobiographie inédite, l’organisateur wobbly Thomas Bogard se souvient que, quelques années plus tard, travaillant à l’organisation de l’Agricutural Workers Industrial Union 110 (affiliée à l’IWW) dans les champs de blé, il se rendit avec un ami à Minot, dans le Dakota du Nord, en brûlant le dur. « Au réveil, le lendemain matin, écrit-il, on est redescendus sur les voies et on a pris un petit déjeuner dans un restaurant chinois. »
Big Bill Haywood, dans un texte sur l’IWW et le racisme pour le livre de Claude McKay, The Negroes in America (1923), se rappelle un épisode crucial précédant la création de la Western Federation of Miners :
[...] la grève de Rock Springs, où plus de la moitié des travailleurs étaient chinois, fut l’une des grèves les plus triomphales que nous ayons menées dans l’Ouest dans les années 1880.
[C. McKay, op. cit., p. 29]
Il explique plus loin que les Chinois se révélèrent être le facteur déterminant dans la victoire des travailleurs. Plus tard, dans son autobiographie de 1929 — et à la première page du chapitre décrivant justement comment il se radicalisa et rejoignit la WFM —, Haywood trouve utile de préciser que la première chose qu’il fit une fois arrivé à Silver City, dans l’Idaho, lieu de sa radicalisation, fut de se rendre dans un restaurant chinois.
Dans les années 1920, à Chicago, le soapboxer wobbly et poète du Dil Pickle Club Eddie Guilbert était connu pour être un habitué des restaurants chinois, où il emmenait souvent son lion apprivoisé, qu’il appelait « George Sorel ». Dans son autobiographie, Kenneth Rexroth raconte que Guilbert avait l’habitude de demander au « fellow worker serveur » trois côtes de bœuf crues pour le lion [1].
Le jeune Rexroth mangea sans doute quelques fois en compagnie de Guilbert dans ces restaurants, ou avec d’autres wobblies à Chinatown. Son long poème, The Dragon and the Unicorn, commencé dans les années 1940 mais publié seulement en 1952, évoque ces soirées des années 1920 :
Chicago. [...]Cold wind, deepening dark, milesOf railroad lights, 22ndAnd Wentworth. The old ChineseRestaurants now tourist joints.Gooey Sam [2] where we once roaredAnd taught the waiters to sayFellow Worker. [...] [3]
La scène 2 de l’acte II de la pièce d’Upton Sinclair sur l’IWW, Singing Jailbirds (1924), se situe dans « un restaurant pour travailleurs ». Le rideau se lève sur trois wobblies attablés dans un coin. Comme vous l’auriez sûrement parié maintenant, il s’agit en fait d’un restaurant chinois, dont le propriétaire et cuisinier est un sympathisant wobbly. Quand arrivent d’autres fellow workers, les wobblies présents s’exclament : « Bienvenue à Chinatown ! » Plus tard, ils se mettent tous à danser en chantant — avec le cuisinier — Alleluia, I’m a Bum!
De la côte Est à la côte Ouest et du nord au sud des États-Unis, les wobblies avaient donc l’habitude de déjeuner dans des restaurants chinois ou, comme Joe Hill, de faire leur propre cuisine chinoise. Je ne doute pas que beaucoup de wobs mangèrent aussi italien, grec, russe, hongrois, écossais, allemand, indien, suédois, finlandais, arménien et autres, mais aucun ne semble en avoir parlé où que ce soit.
Se pose donc la question de savoir où et comment Joe Hill apprit à faire la cuisine chinoise ? Hawaii ou le Canada, où la participation des Chinois dans le syndicat était massive, étaient des endroits appropriés, mais il serait vain de spéculer au-delà.
La référence précédente au Canada renvoie à l’origine légendaire du terme « wobbly », attesté au moins en 1914, telle que l’éditeur et directeur IWW Mortimer Downing la raconte dans une lettre à The Nation (septembre 1923) :
À Vancouver, en 1911, on avait un grand nombre de membres chinois au syndicat et un propriétaire de restaurant faisait crédit à tous les adhérents. Il ne pouvait pas prononcer les « w », qu’il prononçait « wobble » et demandait : « You I wobble wobble? » [Vous IWW ?], et quand on montrait sa carte rouge, le crédit était illimité. Alors l’amusante expression « I wobbly wobbly » s’est répandue parmi nous.
Bien que cette origine n’ait que peu de crédit chez les étymologistes, les folkloristes ou les historiens, un bon nombre de vieux wobblies, dont Carl Keller et Fred Thompson — comme j’ai pu m’en rendre compte moi-même — s’amusaient à la raconter aux jeunes recrues. Pour ces vieux militants, cette légende symbolisait clairement deux attributs importants de l’IWW : la solidarité de classe multiraciale et l’humour. Comme le commenta le fellow worker Downing dans sa lettre :
Étant donné son origine, je préfère le surnom. Il reflète un bon et réel internationalisme, une fraternité humaine basée sur une communauté d’intérêts et de compréhension.
[Ibid.]
Les fortes implications antiraciste et internationaliste de la légende du cuisinier chinois ont été mises en avant dès 1914 par un journaliste d’un quotidien californien, John D. Barry :
Si le terme « wobblies », aujourd’hui d’usage courant dans l’argot de l’IWW et sans doute bientôt dans le langage commun, remonte véritablement à ce Chinois, il peut être relié à ce qui fait la qualité la plus attrayante du syndicat. Les adhérents cultivent un esprit qui s’efforce d’atteindre une solidarité au-delà des problèmes de race. De ce point de vue, c’est remarquable. Le monde ouvrier, écrasé par le capital, s’est trop souvent laissé entraîner par le passé à la cruauté contre les travailleurs étrangers avec une hostilité amère et déterminée.
[Archie Green, Wobblies, Pile Butts, and Others Heroes, 1993, p. 123-124]
Dans son superbe essai « The Name Wobbly Holds Steady », Archie Green concluait que Mortimer Downing et Fred Thompson, en « vieux de la vieille de l’IWW »,
[...] contribuèrent à répandre l’anecdote du cuisinier chinois avec leur sens de la justice plutôt qu’avec une foi réelle en sa valeur historique ou linguistique.
[A. Green, op. cit., p. 124]
En d’autres mots, les vieux wobblies transmirent librement et joyeusement l’anecdote du cuisinier chinois aux jeunes adhérents non pas « historiquement », mais comme une sorte de conte à valeur morale antiraciste et internationaliste.
Malgré les efforts de plusieurs générations de chercheurs pour réfuter ou disqualifier la légende, elle garde une profonde résonance symbolique [4]. Comme l’observait sagement Archie Green :
On n’a pas trouvé de preuve linguistique chinoise qui étaye le conte, mais les chercheurs ne l’ont pas démystifié non plus. Il reste une histoire vivante, il a trop circulé et porte en lui la « vérité » longtemps préservée des contes traditionnels.
J’ajouterai que le succès originel de la légende à l’intérieur du syndicat reflète son défi à l’hystérie du « péril jaune », en pleine vogue à l’époque. Je ne pense pas qu’il soit purement fortuit que l’auteur légendaire du surnom favori des IWW soit un Chinois. En fait, qu’un cuisinier chinois ait eu cet honneur — en pleine campagne AFL pour le boycott des restaurants chinois — me semble être un écho révélateur des réflexes révolutionnaires IWW.
Face à l’agitation antichinoise très répandue, les IWW ont défendu un internationalisme ouvrier permanent, dénoncé les partisans de l’« exclusion des Chinois », chaleureusement accueilli les travailleurs chinois dans le syndicat et même tenu des réunions dans des restaurants chinois. Autre preuve de leur rejet absolu de toute suprématie blanche, leur promotion de la cuisine chinoise dans la propre mythologie du syndicat exprimait leur mépris de la fable du « péril jaune ».
L’historien Robert Lee montre, dans son excellente étude Orientals (1999), que le racisme antichinois était en lien direct avec la consolidation de la famille bourgeoise américaine et, plus généralement, avec la consolidation du capitalisme dans l’Ouest. Les hoboes, les wobblies en particulier, n’étaient pas seulement étrangers à cette consolidation répressive : ils la combattaient activement.
La preuve incontestable de la solidarité de Joe Hill avec les Chinois réside avant tout en ce qu’il était — et même ses détracteurs les plus tenaces le reconnaissent — un wobbly résolu et dévoué, un wobbly pur jus.