De son vivant, Joe Hill était avant tout connu pour sa poésie et ses chansons, et c’est encore de cela qu’on se souvient le mieux aujourd’hui. Il fut et demeure la « star » incontestée du fameux Little Red Song Book de l’IWW — la publication ouvrière américaine la plus diffusée de tous les temps —, un auteur de chansons populaires jamais surpassé. Il ne peut cependant pas être crédité d’avoir « fait de l’IWW un syndicat chantant », comme le croyait Chaplin, puisque l’IWW l’était déjà lorsque Joe Hill le rejoignit. Richard Brazier, lui-même important poète et songwriter IWW et l’un des auteurs du Song Book, attira l’attention, il y a des années, sur cette facette trop méconnue de l’histoire du syndicat. Dans son joli petit mémoire sur l’histoire du recueil, publié dans Labor History en 1968, le fellow worker Brazier rappelle que « ce qui [l’]attirait le plus dans l’IWW, c’étaient ses chansons comme l’enthousiasme de ses membres à les chanter », et qu’il les avait entendues avant même son arrivée à Spokane en 1907 (c’est-à-dire deux ou trois ans avant que Joe Hill soit reconnu comme membre du syndicat) :
Je me disais que chanter comme ça, c’était de la très bonne propagande puisque c’est ce qui m’avait d’abord attiré, moi comme beaucoup d’autres ; et c’était aussi très utile, puisque ça chauffait la foule pour les orateurs de l’IWW qui venaient après.
Avant ce recueil IWW, les radicaux ouvriers aux États-Unis se reportaient largement au Socialist Songs with Music publié par Charles H. Kerr (1901), qui s’appuyait lui-même, pour l’essentiel, sur le Chant for Labor de William Morris (1888) [1]. Le Little Red Song Book, quant à lui, était composé en majorité de textes originaux et nouveaux écrits par des membres de l’IWW.
Le Song Book — seul échantillon de propagande effective du Grand Syndicat unique et de loin sa publication la plus populaire — conféra aux chansons IWW une audience toujours grandissante. Beaucoup de syndicats avaient leur propre recueil de chansons, mais aucun ne ressembla de près ou de loin à ce petit recueil rouge. Ce qui distinguait le Song Book wobbly, c’était son anticapitalisme passionné, son humour débridé et sa perspective d’une société nouvelle, libérée de l’exploitation, des patrons, des flics ou des prisons. Devenu l’auteur le plus connu de chansons IWW, Hill fut parfois considéré — par erreur — comme l’instigateur ou le compilateur du premier Little Red Song Book. En vérité, il n’eut aucune part dans l’idée du recueil ni dans sa première édition, en 1908, et pas une seule de ses chansons n’y figura dans les trois années qui suivirent.
Comme le rappelle Dick Brazier, le Little Red Song Book en tant que publication officielle du syndicat doit beaucoup au populaire J. H. Walsh, organisateur national basé à Spokane et soapboxer, réputé dans les annales du syndicat pour avoir été le meneur de la « Brigade en salopettes » qui fit sensation au congrès IWW de 1908 à Chicago. Vêtue de bleus de travail, chemises noires et foulards rouge écarlate, la « Brigade » sautait de wagon de marchandises en wagon de marchandises à travers tout le pays, s’arrêtant ici ou là sur la route pour approvisionner triomphalement en chansons des meetings de rue IWW [Joyce L. Kornbluh, Rebel Voices: an IWW Anthology, Charles H. Kerr, 1964].
Au congrès, ces vingt délégués du Far West s’étaient tenus aux côtés du secrétaire général et trésorier de l’IWW, Vincent St. John, pour déloger du syndicat le patron du Socialist Labor Party, Daniel DeLeon. Toute sa vie, celui-ci exécra ces travailleurs itinérants sans emploi et l’IWW tout entier, les qualifiant de « populace » et de « clochards » (la « Brigade » chanta Alleluia, I’m a Bum [Alléluia ! j’suis un clodo] pendant le congrès). DeLeon semblait particulièrement dégoûté par le fait que, n’ayant pu trouver d’hôtel convenable, ces représentants de l’Ouest avaient eu l’audace de dormir « sur des bancs au bord du lac » [Kornbluh, Op. cit., p. 6]. Ses attaques calomnieuses contre le syndicat furent largement répandues dans la presse capitaliste et utilisées par des procureurs pour envoyer des wobblies en prison. Beaucoup de wobs considéraient DeLeon comme un assoiffé de pouvoir, un homme mentalement déséquilibré. Mon vieil ami Sam Dolgoff, anarchiste et wobbly, le qualifiait d’« insupportable bigot marxiste ».
Le fellow worker Walsh était un homme d’un tout autre calibre. Par son génie pour l’organisation et sa profonde dévotion à la cause du Grand Syndicat unique, il avait une aptitude évidente à forcer l’attention. C’est Walsh qui commença à parodier des hymnes de l’Armée du salut pour détourner les foules des « Sallies » vers les orateurs de l’IWW. Ce fut Walsh encore qui forma le premier orchestre IWW.
La concurrence des chansons de rue IWW avec l’Armée du salut se révéla encore plus efficace que ne l’avaient espéré les wobblies de Spokane. Comme l’observa un fellow worker en son temps :
C’est vraiment étonnant, la rapidité avec laquelle une foule se formera dans la rue en entendant une chanson intéressant la classe ouvrière, familiers qu’ils sont de la musique larmoyante et sentimentale des curetons de tout poil.
[James Wilson, Industrial Union Bulletin, 24 octobre 1908]
Dans une lettre à Fred Thompson, Dick Brazier précise le rôle de J. H. Walsh dans l’évolution du Song Book :
L’IWW, qui avait compris le pouvoir des chansons bien avant que J. H. Walsh n’arrive à Spokane, avait imprimé et vendu une petite brochure contenant quelques chansons à cinq cents l’exemplaire. [...] Cette petite brochure fut la base du Song Book. Nous avions eu l’idée d’un Song Book avant l’arrivée de J. H. Walsh, mais nous n’aurions jamais eu les moyens de le sortir [au niveau national]. Là où Walsh intervint, ce fut par le ferme soutien qu’il apporta à l’idée [dans tout le syndicat] et la force qui s’en dégagea par son exposition continuelle devant les adhérents. En ce sens, on peut dire que J. H. Walsh peut être tenu pour le père du Little Red Song Book.
[7 janvier 1967]
La première édition de poche intitulée IWW Songs — plus connue sous le nom de Little Red Song Book — paraît en 1908. La première chanson de Joe Hill publiée dans ce recueil de « chansons pour attiser les flammes de la colère » fut The Preacher and the Slave (souvent appelée Long-Haired Preachers ou Pie in the Sky), incluse dans la troisième édition (Spokane, 1911). Chantée sur l’air d’un cantique alors populaire, In the Sweet Bye and Bye, c’est la chanson la plus populaire et la plus rééditée de Joe Hill [2] :
Long-haired preachers come out every nightTry to tell you what’s wrong and what’s rightBut when asked how ’bout something to eatThey will answer in a voice so sweet:You will eat, bye and bye,In that glorious land above the sky;Work and pray, live on hay,You’ll get Pie in the Sky when you die.The starvation army they play,They sing and they clap and they pray’Till they get all your coin on the drum,Then they’ll tell you you’re on the bum [3].
La quatrième édition du Little Red Song Book (1912) propose cinq nouvelles chansons de Joe Hill, dont une attaque virulente contre les union scabs, les « jaunes syndiqués », c’est-à-dire les membres des syndicats corporatifs qui restent au travail pendant que des fellow workers d’autres métiers sont en grève. Casey Jones, the Union Scab est un autre succès IWW :
The workers on the S.P. line to strike sent out to call,But Casey Jones, the engineer, he wouldn’t strike at all;His boiler it was leaking, and its drivers on the bum,And his engine and his bearings, they were all out of plumb.Casey Jones kept his junk pile running;Casey Jones was working double time;Casey Jones got a wooden medal,For being good and faithful on S.P. line [4].
Everybody’s Joining It fut la réplique wobbly de Joe Hill de la chanson à danser Turquey Trot de Irving Berlin, Everybody’s Doing It Now :
Fellow workers, can’t you hear,There is something in the air.Everywhere you walk everybody talks’Bout the IWW.They have a way to strikeThat the master doesn’t like—Everybody sticks. That’s the only trick. [...]RefrainEverybody’s joining it, joining what? Joining it!Joining in this union grand,Boys and girls of every land;All the workers hand in hand—Everybody’s joining it now.The boss is feeling mighty blue,He don’t know just what to do. [...]Join the IWW.Don’t let the bosses trouble you [5].
La cinquième édition, publiée en mars 1913, ajouta neuf nouvelles chansons de Joe Hill au Song Book. Mr Block s’inspire de la bande dessinée IWW du même nom créée par Ernest Riebe [6], représentant un travailleur à la tête de bois carrée qui s’imagine que le patron a toujours raison :
Please give me your attention, I’ll introduce to youA man that is a credit to “Our Red, White and blue;”His head is made of lumber and solid as a rock;He is a common worker and his name is Mr Block.RefrainOh Mr Block, you were born by mistake,You take the cake,You make me ache.Tie a rock on your block and then jump in the lake.Kindly do that for the liberty’s sake [7].
Une des chansons les plus populaires de Joe Hill était There Is Power in a Union (sur l’air de gospel There Is Power in the Blood) :
Would you have freedom from wage slavery,Then join the grand Union Band;Would you from mis’ry and hunger be free,Then come! Do your share, like a man.RefrainThere is a pow’r, there is a pow’rIn a band of workingmen,When they stand hand in hand,That’s a pow’r, that’s a pow’rThat must rule in every land,One Industrial Union Grand [8].
Une autre chanson également souvent reprise, The Tramp, reproduite ici en entier :
If you all will shut your trap,I will tell you ’bout a chap,That was broke and up against it, too, for fair;He was not the kind that shirk,He was looking hard for work,But he heard the same old story everywhere.Refrain :Tramp, tramp, tramp, keep on a-tramping,Nothing doing here for you;If I catch you ’round again,You will wear the ball and chain,Keep on tramping, that’s the best thing you can do.He walked up an down the street,’Til the shoes fell off his feet.In a house he spied a lady cooking stew.And he said, “How do you do,May I chop some wood for you?”What the lady told him made him feel so blue.RCross the street a sign he read,“Work for Jesus,” so it said,And he said “Here is my chance, I’ll surely try.”And he kneeled upon the floor,’Till his knees got rather sore,But at eating-time he heard the preacher cry.RDown the street he made a cop,And the copper made him stop,And he asked him, “When did you blow into town?Come with me to the judge.”But the judge he said, “Oh fudge,Bums that have no money needn’t come around.”RFinally came this happy dayWhen his life did pass away.He was sure he’d go to heaven when he died.When he reached the pearly gate,Santa Peter, mean old skate,Slammed the gate right in his face and loudly cried:RIn despair he went to hell,With the Devil for to dwell,For the reason he’d no other place to go.And he said, “I’m full of sin,So for Christ’s sake, let me in!”But the Devil said, “Oh, beat it, you’re a ’bo.”R [9]
Une sixième édition du Song Book parut en août 1913, moins de six mois après la cinquième, avec quatre chansons de plus de Joe Hill. Down in the Old Dark Mill (sur l’air de Down by the Old Mill Stream), raconte la trop fréquente tragédie qui détruit les couples opprimés :
How well do I rememberThat mill around the way,Where she and I were workingFor fifty cents a day.She was my little sweetheart;I met her in the mill—It’s a long time since I saw her.But I love her still.We had agreed to marryWhen she’d be sweet sixteen.But then—one day I crushed it—My arm in the machine.I lost my job forever—I am a tramp disgraced.My sweetheart still is slavingIn the same old place [10].
Nearer my Job to Thee (sur l’air du cantique Nearer My God to Me [Plus près de Toi, mon Dieu]) est une sèche, laconique et acide attaque contre les « employeurs requins ». En voici le texte intégral :
Nearer my job to thee,Nearer with glee.Three plunks for the office fee,But my fare is free.My train is running fast,I’ve got a job at last,Nearer my job to thee,Nearer to thee.Arrived where my job should be,Nothing in sight I see,Nothing but sand, by gee,Job went up a tree.No place to eat or sleep,Snakes in the sagebrush creep,Nero a saint would be,Shark, compared to thee.Nearer to town each day(Hiked all the way),Nearer that agency,Where I paid my fee,And when that shark I seeYou’ll bet your boots that heNearer his god shall be.Leave that to me [11].
En 1912, la section syndicale IWW de Los Angeles publia également un recueil — peut-être rassemblé par Joe Hill lui-même — comprenant exclusivement des chansons de Joe Hill (au moins treize), la traduction de L’Internationale par Charles H. Kerr et, en prime, exceptionnel et historique, le premier dessin publié de Joe Hill [12].
Même si Hill « n’était pas dans le coin quand le Song Book fut lancé », Brazier reconnaît volontiers que l’auteur de The Preacher and the Slave était en fait
[...] en grande partie responsable du succès et de la diffusion du livre. [...] Un seul auteur wobbly le dépassa en quantité de chansons dans le Song Book [Brazier lui-même], mais aucun ne le dépassa en qualité.
Au début des années 1910 Joe Hill était l’auteur-interprète qui avait la faveur incontestable de tout le syndicat. Dans les locaux wobbly, les hobo jungles, les manifestations de rue et sur les piquets de grève à travers tout le pays, les chansons de Joe Hill, étincelantes de cet humour caustique et combattant qui lui appartenait en propre, devenaient aussitôt de gros succès. Beaucoup d’entre elles — Casey Jones, The Preacher and the Slave, There Is Power in a Union, The Tramp et Mr Block — n’ont pas cessé d’être populaires et sont, depuis longtemps, reconnues comme des « standards » ouvriers et révolutionnaires.
Comme le montrent les échantillons précédents, Joe Hill s’inscrit assurément dans la tradition populaire. Moins destinés à des amateurs individuels de littérature qu’à des foules massives, ses vers hardis et vigoureux évitent le contemplatif, le subjectif et l’intimisme pour raconter des histoires, ironiser, provoquer les rires ou (moins souvent) les larmes et transmettre inlassablement les fins et les principes fondamentaux des wobblies. Même lorsque leur thème est l’amour, l’enfance ou la vieillesse, le message est toujours : « Abolissons l’esclavage salarié ! »
La simplicité des paroles de Joe Hill, l’innocence de cœur qu’elles communiquent comme leur révolte radicale, leur solidarité avec les opprimés, leur amour de la liberté et leur chaleureuse aspiration à une société nouvelle et plus heureuse rappellent les réflexions de Friedrich Schiller sur le « simple poète » et son conflit avec le pouvoir établi :
Les poètes authentiquement simples ont à peine leur place en cet âge artificiel [et en cela] ils y sont à peine possibles, ou du moins ne le sont-ils qu’à la seule condition de traverser leur époque en effarés, au pas de course. [...] [de tels poètes] apparaissent parfois encore par intervalles, [mais] plutôt en étrangers, qui provoquent l’étonnement, ou, enfants malappris de la nature, qui scandalisent. [...] Les critiques, véritables gendarmes de l’art, détestent ces troubles aux règles et aux limites. [...] Il leur est difficile de préserver leurs règles contre son exemple.
[De la poésie naïve et sentimentale, 1795]
Contrairement à la poésie la plus moderne — politique ou autre —, les chansons de Joe Hill invitent toujours le public à participer. Il n’a rien écrit de virtuose : le fait que beaucoup de chanteurs professionnels aient repris et enregistré ses chansons ne doit pas faire oublier qu’elles étaient destinées à être chantées par de simples travailleurs, hommes, femmes et enfants dans la lutte universelle pour la liberté et l’égalité.
Petit à petit, ces chansons qui « respirent la lutte des classes », comme les décrivait Big Bill Haywood, attirèrent des auditeurs (et des interprètes) bien au-delà des rangs du syndicat et même au-delà de l’extrême gauche. Écrivains, artistes, journalistes commencèrent à parler du « poète IWW » Joe Hill. Quand l’État de l’Utah lui retira la vie, le magazine de gauche Survey titra « Exécution du poète IWW », une expression qui allait avoir un bel avenir. Une photo dans l’Industrial Pioneer de novembre 1923 montre deux ou trois cents bûcherons de l’Ouest commémorant la mort de Joe Hill « dans l’esprit de Joe Hill » — c’est-à-dire « en s’organisant ». Sur la photo, deux grandes banderoles : « Joe Hillstrom a été assassiné mais son esprit survit dans le cœur de ses fellow workers » et « Joe Hill, poète IWW ».
Des années plus tard, dans les années 1930, Art Young — un des plus grands dessinateurs des États-Unis, ami de nombreux wobs — raconta une soirée chez l’éditeur Albert Boni au cours de laquelle il joua du piano, tout le monde se joignant à lui pour chanter de vieilles chansons, dont « les parodies radicales de Joe Hill, le poète IWW ».