Tous ceux qui se sont intéressés aux dessous de l’affaire Hill n’ont curieusement prêté que peu d’attention à la carrière sanglante de ce sinistre personnage dénommé Axel Steele : homme de main, truand, casseur de syndicats et symbole de ce que l’Utah des années 1910 appelait ses « forces de l’ordre ».
En deux mots, Steele était un gangster qui avait des « relations ». Grassement rémunéré par les propriétaires des mines et autres patrons pour son œuvre de briseur de grève et ses violences contre les responsables syndicaux, c’était également un shérif adjoint régulièrement mandaté. Non seulement il pouvait perpétrer ses crimes en toute impunité, mais il le faisait avec les encouragements chaleureux de l’« élite » de l’État.
Le style Steele ne fait, hélas, pas exception ; tout au long de l’histoire des États-Unis, la liste est interminable et écœurante des klanistes, détectives de chez Pinkerton, chemises brunes, American Legionnaires, White Citizens’ Councils, sections d’assaut, escadrons de la mort et néonazis taillés dans le même bois pourri.
Comme toutes les polices du pays, les pandores de l’Utah se faisaient déjà la main depuis un certain temps sur les IWW. Avec la bénédiction de ses sponsors patronaux et du gouverneur Spry, Steele préféra cependant les méthodes du crime organisé, couvertes par l’État : intimidations physiques, attaques à main armée, assassinats, rafles massives, déportations et coup montés, autant d’arguments frappants qui démontraient au travailleur de l’Utah les vertus du capitalisme. Steele contribua avec son gang à briser la grève de la Western Federation of Miners à Bingham, en 1912. Un an plus tard, à l’occasion de la grève IWW de Tucker, il dirigea le « déplacement » par train spécial de 160 « agitateurs » vers la prison de Provo. Les grévistes remportèrent pourtant la lutte et la réputation de l’IWW s’étendit à toute la région. Les adhésions explosèrent, on s’arrachait la presse wobbly et les manifestations du syndicat attiraient des assistances toujours plus grandes [Gibbs Smith, Joe Hill, 1969, p. 117-120].
La croissance rapide de l’IWW dans l’Utah était une menace directe pour la sécurité professionnelle de Steele. Impossible de savoir quand ses patrons lui passèrent un savon pour son échec flagrant à exterminer les IWW, mais il se produisit en tout cas un changement remarquable dans sa stratégie répressive : elle se fit plus théâtrale et plus démonstrative, cherchant clairement à faire les gros titres. Steele voulait avant tout se présenter, lui, et présenter sa bande sous le meilleur jour, comme de « vrais patriotes », défiant courageusement l’IWW, qu’il décrivait, avec le soutien de la presse, comme une horde de traîtres venus de l’étranger.
Ce manège commença en août 1913, lorsque Steele attaqua un rassemblement de rue IWW pacifique dans le centre-ville de Salt Lake City. Alors que les travailleurs et les travailleuses entamaient le dernier couplet de Mr Block, Steele, brandissant un drapeau américain, chargea la foule avec ses adjoints, matraquant wobblies et badauds à coups de crosse. Quand la police se montra, quelques minutes plus tard, ils arrêtèrent l’orateur IWW James F. Morgan [1], qui fut lui-même agressé par Steele en personne. Les pompiers dispersèrent ce qui restait de la manifestation à la lance à eau. Aucune charge ne fut retenue contre le shérif adjoint ou ses acolytes [G. Smith, op. cit., p. 119-120].
En fait, cette démonstration était un coup médiatique minutieusement préparé, et les journaux se jetèrent dessus. Tout en sachant que Steele était l’agresseur et que cette attaque violait la loi, la presse prit pourtant son parti contre l’IWW, que la Tribune de Salt Lake City, par exemple, présentait comme « une menace universelle à la paix publique, une atteinte permanente au bon ordre communautaire » [Ibid., p. 120].
L’impunité de Steele dans ses agissements répétés contre le mouvement ouvrier facilita d’autres passages à l’acte. Le 30 octobre 1915, un flic de Salt Lake City, H. P. Myton, abattit un orateur de rue IWW désarmé, A. J. Horton, pour des « propos insultants ». C’était un meurtre de sang-froid, commis en plein jour, devant des centaines de témoins, mais le flic ne fut jamais poursuivi pour ce crime. Il fut acquitté pour un délit mineur — par le juge Ritchie, qui présida au procès de Joe Hill — et reçut les félicitations chaleureuses de ses amis du Elks Club [Ibid., p. 128]. Tel était le climat de terrorisme anti-IWW créé par Axel Steele et ses affidés, soutenu et relayé par le Deseret Evening News et autres journaux.
Une semaine avant l’arrestation de Joe Hill, le 3 janvier 1914, le journal IWW Solidarity rapportait que « Axel Steele, le célèbre recruteur de jaunes » avait été engagé par la Utah Construction Company « pour faire son sale boulot ». Ce « sale boulot » impliquait-il, entre autres, le coup monté contre Joe Hill ? Si l’on considère les accointances de Steele avec la police et les véritables maîtres de l’Utah (les patrons du cuivre), comme sa longue expérience et son évidente aptitude à manipuler la presse, la question n’est pas dépourvue de sens. Une brève dans l’édition de juin 1914 de l’International Socialist Review est particulièrement intéressante à cet égard :
La Utah Copper Company (alias l’Église mormone) a soif de revanche contre l’IWW. Nous savons qu’Axel Steele [...] plastronnait dans les salons de San Pedro, disant que l’appartenance de Hill à l’IWW suffirait à convaincre le jury d’en finir avec lui.
[ISR, p. 763]
Que faisait donc le shérif adjoint de Salt Lake City, tout juste embauché par la Utah Construction Company, à San Pedro — point de chute habituel de Joe Hill en Californie ? Il est sans doute impossible de le savoir aujourd’hui mais on peut du moins présumer qu’il contribua à répandre les histoires d’horreur anti-IWW — et anti-Joe Hill — qui alimentèrent la presse de Salt Lake City et de l’Utah pendant des mois.
La contre-offensive patronale contre l’IWW ne se limitait évidemment pas à l’Utah. Comme le releva Ed Rowan, secrétaire de la section syndicale IWW 69 de Salt Lake City, dans Solidarity le 3 janvier 1914 :
Dès que les travailleurs s’organisent pour obtenir des améliorations matérielles, tous les moyens sont bons, violents ou autres, pour s’y opposer. [...] On ne plaisante pas avec le profit. Les maîtres ne permettront ni ne pardonneront aucune tentative de toucher à leurs comptes en banque. Une action concertée est actuellement lancée à travers tout le pays pour envoyer en prison les membres de notre organisation.
Effectivement, le terrorisme d’État et patronal contre le mouvement ouvrier en général et l’IWW en particulier — avec le soutien de groupuscules comme le Ku Klux Klan, des agences Burns et Pinkerton et, après la guerre, de l’American Legion et de l’armée américaine elle-même — se déchaîna en grande partie au cours de cette décennie. Le syndicat vécut ses épisodes les plus terribles au cours de ces années-là : le massacre d’Everett (1916), le lynchage de Frank Little (1917), la tragédie de Centralia et le meurtre de Wesley Everest (1919), le raid meurtrier contre le local wobbly de San Pedro en 1924, le massacre de Columbine en 1927.
Des lois spéciales draconiennes, sans précédent, furent votées spécialement contre l’IWW. Des milliers de wobs finirent en prison pour des délits aussi impardonnables que « syndicalisme criminel » (qui se réduisait le plus souvent à la distribution de journaux et brochures IWW) ou « obstruction à l’effort de guerre » (pour avoir demandé de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail). Outre cette campagne systématique contre le Péril rouge menée par le ministère de la Justice américain et les services de renseignement, d’autres agences gouvernementales — dont celles de l’Immigration, de la Poste et des Forêts — engagèrent leurs propres guerres anti-IWW. Cette campagne de terreur contre l’IWW a été racontée dans son ensemble, et bien racontée, par William Preston Jr. dans son inestimable Aliens and Dissenters [2].
Dans sa campagne contre l’IWW, au niveau des régions et des États comme au niveau fédéral, le gouvernement se criminalisait lui-même à tous les étages. La montée en puissance du crime organisé, intimement lié aux appareils politiques, aux milieux d’affaires et à la police, est une conséquence directe de la guerre du capital contre le radicalisme ouvrier. À la corruption de salon et la prévarication se substitua une sorte de version « far-west » protofasciste, caractérisée par une violence aveugle généralisée. Ce qu’on ne tarda pas à appeler « terrorisme mafieux » — conforme au modèle d’Axel Steele — s’intégra dans l’American Way of Life. Le kidnapping, la torture et le meurtre, traitements routiniers réservés aux IWW, étaient souvent acclamés par la presse et par d’éminents responsables politiques. Les assassinats d’IWW ne furent dénoncés qu’une seule fois au Congrès, par Jeannette Rankin, du Montana, en 1917. Dans les grandes villes minières de l’Ouest, de Butte à Bisbee, il était impossible de distinguer les truands des « autorités constituées » : c’étaient bien souvent les mêmes.
L’attaque contre l’IWW se solda par une défaite pour tous les travailleurs, faisant exploser ce qui restait de démocratie politique aux États-Unis. Sous couvert de Péril rouge, la répression de l’IWW, et de la classe ouvrière dans son ensemble, facilita la prise de contrôle d’autorités régionales et financières par des gangs à travers tout le pays.
Dashiell Hammett récapitulera soigneusement cette criminalisation du quotidien et sa relation à la guerre patronale contre l’IWW dans son premier roman, Red Harvest (La Moisson rouge, 1929), qui se déroule pendant la répression d’une grève IWW à Butte, dans le Montana (Personville — ou « Poisonville » — dans le livre, un pseudonyme qui ne trompe personne). Dans sa présentation du « président et actionnaire majoritaire » d’une grosse entreprise minière, qui se trouve être aussi président et actionnaire majoritaire de la First National Bank et propriétaire des deux journaux de la ville, Hammett ajoute : « Outre ces titres de propriété, il possédait également un sénateur, deux représentants, le gouverneur, le maire et la majorité de l’Assemblée de l’État. » Mais après avoir détruit l’IWW, il se vit contraint de partager ce pouvoir omnipotent avec des personnages assez peu dignes de confiance :
Pour vaincre les mineurs [IWW], il avait dû lâcher la bride à ses sbires. Une fois la guerre terminée, il ne pouvait plus les contrôler. Il leur avait laissé sa ville et n’était plus assez fort pour la leur reprendre. [La ville] leur convenait parfaitement et ils s’en étaient emparés. Ils avaient gagné cette guerre pour lui et gardaient la ville en dédommagement. Il ne pouvait plus s’en séparer. Ils en savaient trop. Il était responsable de tout ce qu’ils avaient fait pendant la grève.
Synthèse particulièrement autorisée sur la dérive criminelle des grandes entreprises et des patrons puisqu’elle émane d’un homme qui participa — il le regrettera plus tard — aux événements qu’il décrit. Dashiell Hammett travaillait au début de l’été 1917 au sein de l’agence de détectives Pinkerton, célèbre pour son activité antisyndicale, en tant que briseur de grève pour l’Anaconda Copper Company à Butte. Ses employeurs étaient pressés d’en finir avec le responsable IWW Frank Little : selon les propres termes de Hammett, « un directeur de l’Anaconda Copper [lui] proposa cinq mille dollars pour le tuer » [William Nolan, Hammett, a Life on the Edge, 1983, p. 14 ; Diane Johnson, Dashiell Hammett, 1983, p. 20-21]. Choqué, Hammett refusa et s’engagea fin juin dans l’armée, pour être affecté à Camp Mead, dans le Maryland, à quelque 2 500 kilomètres de Butte.
Dans la nuit du 31 juillet 1917, Frank Little — un des organisateurs les plus efficaces et populaires du syndicat — fut kidnappé, battu, attaché et traîné derrière une voiture vers une voie de chemin de fer, où il fut lynché. Au moins un de ses assassins était connu des autorités — et même d’un large public —, mais aucun d’entre eux ne fut inquiété, ni a fortiori aucun directeur de l’Anaconda Copper, et aucun ne fut traîné devant un tribunal.
Lillian Hellman, amie de Hammett, affirmera quelques années plus tard que l’assassinat de Frank Little représenta un tournant dans la vie de Hammett, un éveil brutal à la sanglante réalité du capitalisme et de son « système judiciaire » qui poussa l’ancien Pinkerton vers la gauche radicale [3].
Bien plus tard, le juge à la Cour suprême William O. Douglas, qui connut et admira de nombreux wobblies dans son enfance, retracerait cette sombre période de l’histoire des États-Unis dans son autobiographie (1974) :
[...] les entreprises du bois, les propriétaires de mines et les grandes fermes se joignirent à l’armée des États-Unis, et tous, en vérité, court-circuitaient la justice. [...] Nos agissements en tant que nation contre les IWW sont honteux. [...] Pendant sept longues années, les IWW ont subi toute la puissance d’une persécution gouvernementale.
[W. O. Douglas, Go East Young Man, 1974, p. 81-82]
Comme le souligne Douglas, les entreprises du bois, les propriétaires de mines et les éleveurs, avec leurs armées d’hommes de main (« détectives privés » et « shérifs adjoints »), furent les piliers criminels de ce déshonneur national.
Pour finir, la persécution criminelle et les poursuites judiciaires contre les IWW contribuèrent à mettre le crime organisé à l’abri. Le journaliste Edward Dean Sullivan — qui n’était d’ailleurs pas un radical — montre dans son Chicago Surrenders (1930), consacré au terrorisme du milieu à Chicago, comment le pouvoir et l’influence des gangsters s’étendit à travers toute la société « respectable ».
Aucune petite frappe, écrit-il, n’est plus docile à un chef de gang que ne le sont les juges, les officiels de la police ou les politiciens corrompus. [...] Une fois mouillés, ce sont [aussi] des gangsters, peu importe leur statut et la protection qu’ils pensent en tirer.
[Op. cit., p. 237-238]
Nicolas Boukharine se trouvait aussi littéralement « à la page » lorsqu’il écrivit en 1915 à propos de la dernière phase du capitalisme : « De nos jours, la tâche historique [de la classe ouvrière] [...] est de préparer une attaque universelle contre les gangsters qui nous gouvernent [4]. »
Tranquillement intégré aux grandes entreprises, le crime organisé lui-même devint en quelque sorte « respectable », et tint longtemps une place importante au sein de la classe dominante. La nature criminelle du capitalisme n’a pas disparu, seulement il soigne mieux son image. La casse des syndicats est aujourd’hui un business prospère, avec l’appui des officines gouvernementales.
Les vieux wobblies nous avaient prévenus : un gouvernement qui condamne quotidiennement des innocents tout en couvrant des tueurs à gages et autres criminels est un gouvernement qui est du côté du crime, autrement dit il est un gouvernement criminel. Comme l’a établi le Préambule IWW : « Aucune paix [on pourrait ajouter : ni aucune justice] ne sera possible tant que la faim et la misère accableront des millions de travailleurs ; tant que quelques-uns, la classe des patrons, s’approprieront toutes les bonnes choses de la vie. »