Bonnes feuilles

VII. L’IWW et la question blanche — Chapitre 6

Race, classe et Titanic : un dessin de Joe Hill

Beaucoup de dessins IWW appellent à la solidarité ouvrière interraciale. Les dessins de 1er Mai, par exemple, montrent souvent des travailleurs enfin unis remportant la victoire dans la lutte internationale contre le capital. D’autres représentent des travailleurs de couleurs de peau différentes gagner des grèves ensemble et rester solidaires. D’autres encore s’en prennent de front à la suprématie blanche. Quelques-uns s’attaquent nommément au Ku Klux Klan, à l’American Legion et à d’autres démagogues bigots – politiciens et prédicateurs –, dont les délires raciaux incluaient souvent les IWW. Ernest Riebe dans ses Mr Block, E. F. Doree, Ern Hansen, James Lynch et William Henkelman font partie de ces nombreux artistes qui apportèrent leur contribution à la lutte antiraciste IWW pendant ses trois premières décennies d’existence.

Aucun dessin de Joe Hill n’aborde directement la question raciale. À part les deux saboteurs de son dessin de sous-marin, dissimulés sous leur équipement de plongée et dont on ignore donc la couleur de peau, tous les protagonistes de ses dessins semblent blancs. Cependant, une planche avec de possibles sous-entendus raciaux parut dans l’édition de Los Angeles du Little Red Song Book en 1912, alors que Joe Hill travaillait comme débardeur dans le port de San Pedro.

Le dessin s’inspire évidemment du naufrage du Titanic, survenu peu avant. Nul n’ignore que le gigantesque et luxueux paquebot « insubmersible » embarquait un bel échantillon de ce que la planète comptait alors d’individus richissimes, mais on sait moins (en dehors de la communauté noire) que les propriétaires du navire avaient imposé des consignes strictes d’exclusivité « blanche » pour ses passagers [1]. De ce fait, la catastrophe – qui fit les gros titres des semaines durant – suscita rapidement les sarcasmes de la population noire pauvre, comme des autres minorités raciales, sans doute, qui voyaient là une bonne leçon donnée à l’arrogance de la suprématie blanche.

En 1968, dans un essai brillant intitulé And Shine Swam On, le poète noir Larry Neal citait ce qu’il appelle un toast [2] urbain afro-américain intitulé The Titanic, qui parle d’un Noir nageant pour sauver sa vie et refusant d’aider le capitaine du navire comme sa fille, malgré l’offre d’une grosse récompense. Ce toast, nous dit Neal, « fait partie de la mythologie propre à l’Amérique noire ». Le poème d’Etheridge Knight, Dark Prophecy: I Sing of Shine rapporte une autre version de l’histoire. On sait que les blagues dérivant des grands faits d’actualité, particulièrement lorsque des personnalités y sont impliquées, se transforment rapidement en rumeurs et intègrent vite la culture populaire [3]. D’après une de ces rumeurs, le champion poids lourd Jack Johnson se serait ainsi vu refuser d’embarquer sur le Titanic à cause de sa couleur de peau. Cette rumeur se révéla sans fondement, mais elle traça sa route jusque dans un blues de Leadbelly :

Jack Johnson wanted to get on board;
Captain Smith hollered, “I ain’t haulin’ no coal.”
Cryin’, “Fare thee, Titanic, fare thee well!”
 
Black man oughta shout for joy,
Never lost a girl or either a boy,
Cryin,“fare thee, Titanic, fare thee well! [4]

Quand Johnson rencontra « Firefighter » Flynn – dernier en date des « grands espoirs blancs » –, un journaliste du Defender de Chicago, le premier journal afro-américain de la ville, railla le « Titanic des boxeurs de race caucasienne » (au neuvième round, un officiel mit un terme à ce qu’il appela le « massacre » du pauvre Flynn).

Peut-on considérer le dessin de Joe Hill comme un exemple de ce que Marcus Garvey appela un jour « penser Noir » ? Cela est d’autant plus vraisemblable que l’IWW était alors engagé dans une grande campagne d’adhésion parmi les travailleurs noirs. Mais il est bien sûr impossible de l’affirmer avec certitude, nous en savons trop peu en l’occurrence et le sujet est complexe. L’affinité reste cependant frappante entre le dessin IWW et le grand topique du folklore noir américain. Pour le moins, le dessin de Joe Hill indique que les blagues sur le Titanic ont proliféré dans toutes les couches populaires.

Sur le navire de Hill flotte un pavillon « M&M », initiales de la Merchants and Manufacturers Association, le gang des plus gros businessmen de Los Angeles, créé pour assurer la paix civile et surtout barrer la route à tout syndicat ouvrier dans la Cité des Anges. Le Los Angeles des années 1910 était le paradis des spéculateurs, commerciaux, promoteurs, receleurs, escrocs, combinards et autres fraudeurs minables de tout acabit, tous placés sous la férule ultra-autoritaire du général Harrison Gray Otis, un truand multimillionnaire, bouffi d’orgueil, qui se trouvait être en outre l’éditeur et le directeur du Los Angeles Times.

Inlassable exterminateur de syndicats, le général Otis qualifiait invariablement les syndicalistes de « voyous », de « mauvaise herbe » ou de « racaille » dans ses éditoriaux. La M&M était la créature d’Otis, ou plutôt son arme de guerre favorite. D’après le journaliste Louis Adamic :

Les commerçants, les manufacturiers et les entrepreneurs étaient contraints d’y adhérer s’ils voulaient s’installer à Los Angeles. Le pire des péchés qu’un patron pouvait commettre à Los Angeles, c’était d’employer un syndicaliste.
[L. Adamic, Dynamite: the Story of Class Violence in America, 1935, p. 204]

C’est le même Otis qui, comme le relève Mike Davis dans son City of Quartz (1990), « militarisa les relations industrielles à Los Angeles. Les syndicats existants subissaient les lock-out, les piquets de grève étaient pratiquement hors la loi et les dissidents persécutés. » La ville regorgeant de « privés », Otis n’eut aucun mal à entretenir une véritable petite armée de mouchards, d’hommes de main et de gros bras pour que « sa » ville marche droit. À cette époque, c’est en grande partie à Otis que Los Angeles doit sa glorieuse position nationale pour ses salaires parmi les plus bas et ses horaires de travail parmi les plus longs du pays, ainsi que pour une des répressions antiouvrières les plus sanglantes de l’histoire des États-Unis. La réputation de la ville pour son degré de violence légale contre la classe ouvrière, et plus particulièrement encore contre les minorités raciales de la classe ouvrière, s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui, renouvelée et accréditée par la répression des grandes émeutes de 1992. Il n’est pas surprenant que la National Association of Manufacturers – admiratrice intempestive de la « politique ouvrière » de l’Allemagne hitlérienne et du Japon de Hiro-Hito – ait considéré le Los Angeles du général Otis comme un modèle digne d’être imité à travers tout le pays.

Otis, dont les penchants guerriers tournaient à l’obsession – sa maison était construite sur le modèle d’un château médiéval et il portait même un petit canon sur le capot de sa voiture –, s’était sans doute un peu reconnu dans le « surhomme » nietzschéen, notion qu’il tenait certainement d’un de ses employés, Willard Huntington Wright, aussi raciste que junkie, plus tard connu comme auteur de romans policiers sous le pseudonyme de S. S. Van Dine. Dans ses moments les plus démocratiques, Otis semblait cependant tolérer la compagnie d’autres fous furieux gavés de dollars et de haine, du moment que leurs délires de grandeur s’accordaient avec les siens. Parmi les ardents partisans de la doctrine M&M, on comptait ainsi nombre de tenants de la pureté raciale anglo-saxonne, provinciale version d’une « américanité » blanche, et autres divagations racistes. (En 1907, le président de l’université de Californie du Sud publia un livre prédisant que Los Angeles deviendrait la capitale mondiale de la suprématie blanche aryenne.)

Otis n’a pas inventé la suprématie blanche à Los Angeles : la ville avait déjà une longue tradition de lynchages et d’autres formes de terrorisme raciste. Mais le « généralissime de l’open shop » [usine qui, en théorie, emploie indifféremment des ouvriers syndiqués et non syndiqués (N.d.É)] la consolida grandement, entre autres tendances protofascistes. La M&M et toute l’oligarchie d’Otis créèrent non seulement un climat favorisant la prolifération et l’expression des éléments les plus réactionnaires de la société, mais aussi un puissant appareil social, politique et même militaire, les protégeant au point de les autoriser à recourir au meurtre en toute impunité.

Après la mort du général, en 1917, son successeur Harry Chandler perpétua le système Otis. Comme le résuma le journaliste muckracker Georges Seldes dans son excellent Lords of the Press en 1938 :

Dans toutes les vallées où Chandler et ses associés possèdent ou contrôlent des champs californiens, on retrouve le terrorisme et les formes les plus approchantes du fascisme aux États-Unis. […] Travail des enfants et même péonage [service obligatoire rendu en paiement d’une dette (N.d.É.)], famines en pleine abondance, milices, goudron et plumes, effusion de sang et violence, mais aussi beaucoup d’argent pour l’entourage de Chandler.
[G. Seldes, op. cit., p. 75]

Ainsi allait la vie sous le soleil de Californie pendant la dictature de l’éditeur et directeur du L. A. Times. (Ailleurs, Seldes relève que Chandler était un sympathisant du nazisme, bien que de manière moins ostentatoire que Henry Ford ou William Randolph Hearst.) Le poète wobbly Sam Slingsby publia ce portrait de Los Angeles, In Movie Town, dans le One Big Union Monthly de décembre 1920 :

In Movie Town the hokum’s great,
In Movie Town.
In Movie Land, the hook holds bait,
In Movie Land.
The rents are high, they reach the sky,
It costs to live, it busts to die
In Movie Town.
 
In Bunko Town the rebs are rare. […]
In Bunko Town they sell the air.
[…] Don’t whisper here of poetry.
The arts are deader ’n hell, you see. […]
They act and strut, and blow and brag,
Their paunches bulge, their eyelids sag. […]
They gorge and stink, they gulp and drink,
They haste towards death, nor stop to think. […] [5]

Comme le jeune Louis Adamic l’apprit de ses amis IWW à San Pedro, L. A. sous Otis et Chandler était « une ville folle furieuse, […] une ville de jaunes […] pleine de scissorbills [et] dirigée par de riches salauds qui haïssaient les wobblies à l’instar du poison » [L. Adamic, Laughing in the Jungle, 1932, p. 210].

Ce qui nous ramène à Joe Hill, puisque, comme le souligne Mike Davis dans son City of Quartz :

Seuls les dockers et marins IWW s’opposaient à la croisade de la Merchants and Manufacturers Association pour réaliser l’open shop.

Le fellow worker Hill, marin et docker actif à Los Angeles, participa sans aucun doute à la lutte contre la croisade sanglante d’Otis, et son dessin dans le Song Book de 1912 en est une preuve incontestable. Dans les années 1910, Hill s’impliqua en outre intimement aux côtés du Partido Liberal de México (anarchiste) basé à L. A., c’est-à-dire des magonistes, qui comprenaient une grande majorité de Mexicains et de Chicanos, ainsi qu’une bonne proportion d’Afro-Américains et d’Amérindiens. Son opposition à Otis et à la M&M était donc absolue – dans le meilleur esprit « Un pour tous et tous pour un » du syndicat.

Vu sous cet angle, il n’est pas si absurde de suggérer que le dessin de Joe Hill n’était pas seulement dirigé contre la « classe des maîtres », mais aussi contre la prétendue « race des maîtres ».


Notes

[1Il a été établi récemment qu’une famille afro-caribéenne faisait partie du voyage, mais elle s’était fait passer pour italienne.

[2Le toast est un long poème rimé qui célèbre les exploits de mauvais garçons, dont les fameux Stagger Lee ou Shine. On considère cette forme poétique propre aux Noirs des États-Unis comme une sorte d’ancêtre du rap. (N.d.É.)

[3Lire Paul Oliver, Songsters and Saints: Vocal Traditions on Race Records, Cambridge University Press, Cambridge, 1984.

[4Jack Johnson voulait monter à bord ; / Le capitaine Smith lui cria : « Je charge pas de charbon. » / Adieu donc Titanic, adieu et bon vent ! / L’homme noir pouvait pleurer de joie. / Il ne perdit aucun frère, aucune soeur. / Adieu donc Titanic, adieu et bon vent !

[5À Ciné-Ville, l’absurdité est reine, / À Ciné-Ville. / Au Pays Cinéma, l’hameçon tient l’appât, / Au Pays Cinéma. / Les loyers sont chers, ils touchent le ciel, / Vivre ici coûte cher, à en mourir, / À Ciné-Ville. / À Arnaque-Ville, les rebelles se font rares. […] À Arnaque-Ville, ils vendent de l’air. […] N’espère aucune poésie ici, / L’art, c’est la mort et l’enfer, tu vois. […] Ils jouent et se pavanent, et se gonflent et se vantent, / Leurs panses bedonnantes, leurs paupières tombantes. […] Ils s’empiffrent et puent, et trinquent et boivent, / Ils se hâtent vers la mort, et ne s’arrêtent même pas pour penser. […]