Joe Hill n’est pas généralement considéré comme un homme s’intéressant particulièrement à la nature, mais c’est un thème récurrent dans sa correspondance. « Le problème de l’opprimé aujourd’hui, écrivait-il ainsi à Elizabeth Gurley Flynn le 27 janvier 1915, c’est qu’il s’est laissé entraîner trop loin de la nature. » Pour Joe Hill, la séparation des travailleurs avec la nature était un problème sérieux, aux multiples conséquences pour la lutte ouvrière. Dans une autre lettre, destinée à Sam Murray, il remarque par ailleurs :
Les animaux, dans leur milieu naturel, nous montrent la voie. Quand ils ont faim, ils cherchent immédiatement quelque chose à manger, sinon ils meurent. C’est naturel ; mourir de faim n’est pas naturel.
[Letters, p. 18]
Réflexion qui passerait facilement pour une lapalissade — le genre d’accroche anodine mais curieuse utilisée par des soapboxers pour attirer la foule — ou encore pour un mot d’esprit misanthrope. Or, chez Hill, l’attraction passionnelle pour la nature, la disposition à en apprendre quelque chose ou à s’y référer, semblaient être des éléments vitaux de sa Weltanschauung révolutionnaire. Ses idées essentielles tenaient bien sûr dans le Préambule IWW, mais il avait aussi quelque chose de la sensibilité d’un Henry David Thoreau ou d’un John Muir.
S’affliger de l’emprise de l’humanité sur la nature, de ses conséquences sur la vie des esclaves salariés en particulier, est aujourd’hui un lieu commun, mais c’était loin d’être le cas au sein de la gauche américaine des années 1910. Les observations de Hill, aussi éparpillées et lapidaires qu’elles soient, se distinguent radicalement de la pensée dominante dans ce qui, à l’époque, passait pour du marxisme aux États-Unis. Le « marxisme » mécanique et acritique produit par le Parti socialiste et le Socialist Labor Party, comme plus tard par le Parti communiste, ne tranche pas avec l’idéologie capitaliste dans sa conception de la nature comme une puissance hostile, glorifiant les efforts de l’humanité pour la « conquérir » et l’exploiter. Cette conception typiquement bourgeoise, chrétienne et européenne de la nature est si profondément ancrée dans la société américaine que même des critiques radicaux de cette société en partagent les valeurs aliénantes.
Dans son introduction à l’édition du 150e anniversaire du Manifeste du parti communiste, en 1998, Robin D. G. Kelley souligne pourtant que la représentation persistante de Marx et Engels en hyperurbanistes et technocrates anthropocentriques est « exagérée, sinon complètement fausse », nous renvoyant aux travaux de John Bellamy Foster et d’autres qui ont soigneusement décrit l’importante dimension écologique de l’œuvre de Marx et Engels. Cette dimension aussi bien que les premiers et derniers écrits de Marx (Manuscrits de 1844 et Carnets ethnologiques) manquaient aux principaux courants du marxisme — particulièrement aux États-Unis, où l’essentiel du « marxisme » n’était en réalité qu’une variété de gauche du positivisme.
De nombreux penseurs hétérodoxes rejetèrent cette attitude idéologique dominante et arrogante prônant l’exploitation de la nature. Des poètes, surtout — Blake et Shelley en Angleterre, Burns en Écosse, Bryant, Thoreau, Whitman et Lew Sarrett aux États-Unis —, ont longtemps rêvé de relations harmonieuses entre l’humanité et les autres créatures terrestres, et la poésie inspira indéniablement les courants intellectuels et militants qui prendraient, des années plus tard, les noms d’écologie radicale ou d’écosocialisme. Thoreau, dont l’œuvre fournit une bonne définition ouvrière de cette perspective anticapitaliste et antiautoritaire, était lui-même avant tout poète, et il est remarquable que John Muir — l’inspirateur principal du vieux mouvement pour la préservation de la nature, mais aussi du plus récent et plus radical Earth First! — ait préféré entre tout les Œuvres complètes de Robert Burns.
Une tendance écologiste plus ou moins clandestine exista au sein même du marxisme, incarnée notamment dans l’œuvre d’esprits libres comme Rosa Luxemburg, Herbert Marcuse ou Amilcar Cabral (soulignons au passage que ces trois marxistes hétérodoxes étaient de passionnés lecteurs de poésie). On en sait peu sur l’influence de la poésie dans le développement de l’écologie révolutionnaire ou marxiste, mais elle est sans aucun doute immense. Les wobblies, dont la passion pour la poésie est notoire, consacrèrent également beaucoup plus d’attention aux problèmes écologiques que les prosaïques partis socialiste et communiste. Les IWW appréciaient particulièrement Shelley, Burns, Blake, Thoreau et Whitman. Equality d’Edward Bellamy et L’Entraide de Pierre Kropotkine faisaient également partie de ces œuvres quasi écologistes bien connues des wobblies. Tous ces ouvrages étaient largement disponibles dans chaque bibliothèque IWW à travers tout le pays.
L’intérêt wobbly pour la nature — leur désir qu’elle soit préservée pour elle-même, pour sa beauté, et non pour des considérations d’exploitation et de profit — s’affirma dès le congrès fondateur de 1905. Au cours du débat sur la date privilégiée pour la fête internationale du travail, par exemple, le délégué Schatzke, de Denver, déclara :
Je me fiche que ce soit le 1er ou le 15 mai, en tout cas je veux que ce soit ce mois-ci, quand les arbres s’épanouissent, quand les fleurs éclosent et que la terre montre ses plus belles couleurs. C’est ce mois-ci que je veux pour le prolétariat du monde entier.
[Proceedings, 1905, p. 197]
Si les influences intellectuelles de Hill en la matière demeurent obscures, le seul tableau qui nous reste de lui démontre un intérêt précoce pour la nature qui remonterait ainsi à sa jeunesse suédoise. La poésie de Carl Michael Bellman aurait pu jouer en ce sens un rôle décisif. Les remarques de Hill dans ses lettres de prison mettent en tout cas en évidence l’existence d’un courant écologiste radical au sein de l’IWW lui-même comme parmi les marxistes sympathisants de l’IWW regroupés autour de l’International Socialist Review.
Il est somme toute dans l’ordre des choses que les travailleurs industriels de l’« Ouest sauvage » aient développé un sens de la nature radicalement différent des « marxistes » en chambre de New York et Boston, le contact direct et prolongé des travailleurs IWW itinérants avec la vie sauvage étant pratiquement inconcevable pour ces intellectuels urbains cloîtrés dans leurs bureaux. Les IWW de l’Ouest travaillaient dehors pour la plupart : ils étaient bûcherons, ouvriers du bâtiment, journaliers agricoles. Ralph Chaplin se souvient ainsi dans son autobiographie que Frank Little, Vincent St. John « et d’autres membres IWW célèbres » avaient en horreur les grandes villes industrielles, leur environnement irrespirable et leur routine martiale, « une atmosphère qu’ils ne pouvaient tout simplement pas supporter » [R. Chaplin, Wobbly: The Rough-and-Tumble Story of an American Radical, 1948, p. 180].
Big Bill Haywood fit allusion à ce caractère contre-nature de la ville dans son témoignage devant la Commission aux relations industrielles américaines : « Trouvez-vous normal, dit-il, l’existence de communautés comme New York ou Chicago, avec d’immenses gratte-ciel accrochés dans l’air ? » Quand le commissaire Weinstock lui demanda : « Que feriez-vous de la ville de New York ? », Haywood répondit : « Je la démolirais, ou je l’abandonnerais comme un monument à la folie du temps présent. »
Un antiurbanisme IWW que relève également Charles Ashleigh dans son roman Rambling Kid, en 1930, décrivant un de ses personnages comme « un hobo et un wobbly, un de ces garçons téméraires qui détestent le confort et la sécurité tièdes d’une vie citadine ennuyeuse ». Mais les IWW rejetaient moins « le confort et la sécurité tièdes » des villes — la naïveté d’Ashleigh révèle ici ses propres préjugés de classe moyenne — que le bruit, la puanteur, la brutalité, la laideur, la misère et l’aliénation des villes. La vie d’un hobo, que Joe Hill incarne, se trouve essentiellement dehors : à l’air libre, sous les cieux, dans l’eau pure, au milieu des grands espaces, dans un environnement libre de toute corruption et de tout enrégimentement urbain sordide. Aux « agréments » pervers de la ville, beaucoup de hoboes préféraient la jungle.
Quand un professeur de l’université de Chicago emmena sa classe d’économie dans un local wobbly — pratique plutôt rare dans le Chicago des années 1920-1930 —, le fellow worker « Spud » Murphy encouragea ces « pauvres scissorbills » d’étudiants à s’affranchir de la ville de « l’esclavage du crayon et du papier » pour expérimenter la vraie vie :
J’vais vous dire, pourquoi vous sortez pas brûler le dur pour aller voir les choses par vous-mêmes ? Sautez au cul du premier wagon de marchandise et faites de la place au bancroche en cavale. Rameutez deux bavards quand vous êtes sur la paille et baratinez un boucher, qu’il vous lâche un morceau pour le rata. [...] Trois mois dans les champs et trente jours de relâche en taule, voilà comment on s’affranchit [1].
[R. Chaplin, op. cit., p. 180]
C’est ainsi que d’innombrables wobblies « s’affranchirent », et c’est sans doute la raison pour laquelle tant de wobblies en savaient plus que la plupart des thésards sur le fonctionnement de l’ordre social existant. Par leur exploration incessante du territoire, en long, en large et en travers, ces road scholars (disciples de la route) — comme beaucoup de vieux hoboes s’appelaient eux-mêmes — avaient une connaissance de première main des dégâts causés à la nature par l’industrialisation capitaliste. Si les IWW des années 1910 ne produisirent pas de critique élaborée sur cette dévastation écologique, ils étaient plus que quiconque profondément conscients du problème, de ses causes comme de ses solutions.
Par exemple, les wobblies attirèrent l’attention sur les dangers de la surpopulation. Une masse de travailleurs moins importante, affirmaient-ils, faciliterait l’obtention de meilleurs salaires et de journées plus courtes, aussi bien que de meilleures conditions de travail et de vie. Leur insistance sur le contrôle des naissances, unique dans le syndicalisme américain, incarne cette aptitude wobbly à considérer les problèmes sociaux d’un point de vue plus large. Que leur raisonnement en la matière ne fût spécifiquement ni écologique, ni féministe le rend plus remarquable encore. C’est leur propre expérience en tant que travailleurs rebelles qui les avait conduits à ces conclusions qui renforçaient et élargissaient les perspectives écologistes et féministes.
Les wobblies étaient bien placés pour constater très tôt cette destruction des régions sauvages américaines. Leurs pires ennemis, ceux qui leur menèrent les batailles les plus féroces, n’étaient autres que les barons du bois, les magnats du rail, les trusts miniers et les gros conglomérats agricoles qui violaient la terre, détruisaient les forêts, polluaient l’air et les rivières, massacraient les espèces sauvages. À partir des années 1910, et sans doute avant, la presse IWW dénonça violemment la destruction des grandes forêts par l’industrie du bois. Un article du One Big Union Monthly d’octobre 1919 s’en prenait ainsi au caractère « massivement destructeur » des méthodes de « reforestation » alors en vigueur, soulignant qu’une telle destruction insensée serait impensable dans le système d’autogestion ouvrière préconisée par l’IWW. L’Industrial Worker de décembre 1925 exigeait la « protection » immédiate des forêts contre leur « gaspillage criminel et inutile » par les entreprises forestières : « Il n’y a plus que des souches muettes, sur des milliers d’hectares. [...] Quand cela va-t-il cesser ? », avec cette légende sous la photo d’une lande désolée : « Une forêt a disparu... en éditoriaux du Chicago Tribune. »
Le Labor Struggles in the Deep South de Covington Hall reste une référence incontournable pour qui souhaite connaître la véritable histoire de l’industrie « écocidaire » qui détruisit les forêts américaines, et des travailleurs syndiqués qui osèrent la défier.
Pendant le grand procès de Chicago pour « conspiration », l’accusation ne cessa de présenter le syndicat comme un ramassis de bandits bons à rien ; il se trouva pourtant un témoin impartial pour rétablir la vérité. Joseph Davis, du service des Forêts, témoigna avoir engagé 600 IWW en 1917 pour lutter contre des feux de forêt dans le Montana. Ces wobs, raconta Davis, furent engagés au local IWW et firent du bon boulot — « le meilleur que j’aie jamais vu » —, ajoutant : « Sans l’IWW, il ne resterait rien des forêts du Montana et du nord de l’Idaho » [H. George, The IWW Trial, 1918 p. 124].
Le monde sauvage faisait pour beaucoup de wobs partie d’eux-mêmes. Les historiens qui se penchèrent sur les questions environnementales et la conservation de la nature les ignorent — comme ils ignorent l’héroïque et incessante lutte des IWW contre les barons du bois et les trusts miniers —, mais ils mériteraient plus d’attention. John Dennis, de l’Idaho, était un de ces wobblies. Après des années passées à lutter pour la bonne cause sur le lieu de travail, le fellow worker Dennis devint « consultant territorial » pour la Flora of Idaho de Harrison et la Flora of Eastern Washington de St. John. « Ils avaient besoin, explique-t-il, de quelqu’un qui leur montre où ils pouvaient trouver différentes plantes, et je savais à quels endroits elles poussaient » [Industrial Worker, mai 1988].
D’innombrables IWW trouvèrent dans les paysages de l’Ouest une inépuisable source d’inspiration. S’entretenant avec Archie Green en 1960, Richard Brazier expliqua pourquoi il y avait tant de créativité chez les IWW de l’Ouest dans les années 1910 :
En ce temps-là, l’Ouest était grand ouvert, les espaces vierges existaient vraiment. Il y avait plein d’endroits où aller, [...] des paysages immenses de noblesse et de beauté, et des voyages à faire dans toutes les régions intéressantes du pays. Et il y avait quelque chose de créatif dans l’atmosphère. Il me semble que même les Amérindiens d’ici semblaient plus créatifs que [les gens d’] ailleurs.
C’était tellement beau : les montagnes autour de Seattle et Tacoma, les roses de Portland, et les champs autour de Spokane, [...] les lacs et les rivières, tous d’une telle splendeur unique et inspiratrice. [...] La grandeur et le décor du pays où nous travaillions [...] faisaient leur effet sur nous. [...] Et c’est ce que nous ressentions tous. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles on bougeait autant.
Ralph Chaplin était également un de ces wobblies qui considéraient la nature comme autre chose qu’une « ressource », jugeant obscène de penser les forêts en terme de « pieds de table ». Sa vieille chanson The Commonwealth of Toil remarque la « noirceur des villes » et invoque « notre Terre-Mère ». Plus tard, influencé par la mythologie amérindienne, l’auteur de Solidarity Forever devint un ardent défenseur des premiers Américains, de la vie sauvage et de la nature « intacte, préservée, belle et libre ». Dispersés dans son œuvre, de puissants poèmes célèbrent la diversité naturelle de la terre et la renaissance des forêts antiques. Only the Drums Remembered, publié en brochure, rend hommage au chef Nisqually Leschi qui, au début du XIXe siècle, mena la lutte des Indiens du Nord-Ouest contre les invasions des armées de colons blancs :
Some day our forests shall return againBack from our mountain where they hide from men—That Indian Eden, called the Wilderness,That shames a soiled world with its loveliness.Grove after grove, tree after warrior tree,So shall they march unchallenged to the sea,Healing the death wounds that your greedy handsHave left upon devastated landsWith cool green leaves and patient, cleansing sands.Those cities, glowering where woods use to be,For one dark interval in untamed Space—Gone, and forgotten, leaving not a traceEither in Time or in Eternity [2].
D’après ce qu’écrivit sa veuve Edith dans une lettre adressée en 1961 à Carlos Cortez, Ralph Chaplin considérait ce poème comme « ses dernières volontés et son testament ».
Agnes Thecla Fair salua sans trêve la nature impressionnante et vierge de l’Alaska dans sa Sour Dough’s Bible :
Give me the wilds, where the heart of manIs as bare as a babe just born [3].
Take me back to the Northland,Where the Yukon wends its way [4].
Elle livra également — en 1909 ! —, dans un de ces « riffs bibliques », une cinglante critique écologiste radicale du capital :
Et le capitaliste divisant les travailleurs dit : nous, capitalistes solidaires, étendrons notre domaine sur les poissons des océans par les conserveries, et sur la volaille dans les airs en soudoyant le garde-chasse, et sur le bétail de l’Est en monopolisant les droits sur l’eau, et sur toutes les choses qui rampent sur terre, d’où nous tirerons profit.
Eugene Barnett a l’insigne honneur d’être le seul wobbly — jusqu’à preuve du contraire — à avoir consacré un ouvrage entier aux merveilles de la nature. Faisant partie des victimes du coup monté de Centralia et étant, par conséquent, un des prisonniers politiques les plus connus du syndicat, Barnett était un mineur de charbon réputé dans toute la gauche pour ses dessins et sa poésie, puis pour son autobiographie (publiée en feuilleton dans le Labor Defender). Écrit en prison, son livre de 56 pages Nature’s Woodland Bowers in Picture and Verse (1927) propose de pleines pages de dessins à l’encre représentant des lynx du Canada, des coqs de bruyère, des ours bruns, des loups et autres espèces sauvages, parsemées de poèmes et de commentaires sur les illustrations. Le premier vers d’un des poèmes donne le ton de l’ensemble de l’ouvrage :
There are pleasures in the woodlands and a fragrance in the airThat a city cannot boast of anywhere [5].
Ces dessins et poèmes prouvent l’admiration du fellow worker Barnett pour la nature, son goût pour les forêts et, plus que tout, son rejet viscéral du capitalisme en général et de l’usage des pièges en acier en particulier.
Jim Seymour, poète hobo et plus tard fidèle du Bughouse Square à Chicago, était un autre de ces wobblies dont la vie au grand air semble avoir influencé l’attitude à l’égard des autres créatures avec lesquelles nous partageons cette planète. Végétarien, le fellow worker Seymour nous a laissé ce mot définitif sur les droits de l’animal : « Un meurtre est un meurtre, peu importe le nombre de pattes de la victime. »
Comme beaucoup d’autres wobblies, un vieil ami de Joe Hill, Louis Moreau, fut guide pendant de nombreuses années. Chez lui dans la nature, s’orientant parfaitement dans la forêt, il reconnaissait la faune et la flore, les animaux, insectes, arbres, fleurs, plantes et roches aussi sûrement et intimement qu’un spécialiste universitaire chevronné, et sans doute plus. De son refuge isolé à Lone Pine, en Californie, Moreau guida jusqu’à soixante-dix ans les randonneurs qui voulaient grimper le mont Whitney. Il conservait dans sa modeste maison des roches rares qu’il se faisait un plaisir de montrer à ses visiteurs, en détaillant les particularités, mais s’attardant surtout sur leur beauté incomparable.
Prolétaire révolutionnaire dur à cuire, doté d’une solide connaissance du monde naturel et intimement attiré par la nature, le fellow worker Moreau incarne la synthèse de tout ce qu’il y a de meilleur dans le socialisme libertaire et l’intransigeante tradition de préservation de John Muir.
Joe Hill était-il un de ces wobblies ? Curieusement, aucune de ses chansons n’exprime son amour de la nature, Where the Fraser River Flows mise à part — et encore : seulement dans son titre. Il en va de même pour ses dessins : quelques cactus et montagnes (à moins qu’il ne s’agisse de pyramides) dans sa planche nostalgique évoquant Sam Murray au Mexique, le poisson et l’anguille dans son dessin du sous-marin IWW, et rien de plus.
Mais l’appel de la nature résonne sans cesse dans sa correspondance. Dans une lettre du 15 septembre 1914 à Sam Murray, il se rappelle une de leurs connaissances communes, « Knowles, l’amant fou de la nature », défenseur de la « vie simple » [Letters, p. 13], et, le 22 mars 1915, il écrit :
Je vois que tu es encore une fois « retourné à la nature », et j’avoue que ça me donne un peu le mal du pays quand tu évoques cette « petite cabane dans les collines ». Tu peux me parler de tes bringues, pique-niques et gueuletons tant que tu veux, ça ne me fera rien, mais cette « petite cabane » me serre toujours le cœur. C’est la seule vie que je connaisse.
[Ibid., p. 32]
Le 6 juin, à Sam Murray toujours : « ... je suis heureux de savoir que tu continues à séjourner dans ta petite “cabane dans les collines” » [Ibid., p. 34]. Hill, qui était alors en prison depuis un an et demi, avoue : « J’aimerais bien me replonger comme ça dans la nature pendant un mois ou deux, histoire d’y regagner un peu de vitalité et de chair sur mes os rouillés. » (Dans la région de Californie où vivait Murray, les « collines » dont il est question sont peut-être des montagnes. Bien qu’aucun des amis de Joe Hill ne semble en avoir parlé, il n’est pas difficile de l’imaginer flânant dans les alpages.)
Dans un sens plus théorique et critique, poursuivant la réflexion évoquée au début de ce chapitre dans sa lettre du 27 janvier 1915 à Elizabeth Gurley Flynn :
L’instinct qui pousse les animaux de la jungle à aller droit vers la nourriture quand ils ont faim a été chloroformé à mort chez l’opprimé par la civilisation, et toute chose ancienne susceptible de réveiller cet instinct sera bénéfique au mouvement révolutionnaire.
[Ibid., p. 22]
Ici, au croisement d’une pensée de l’instinct et de la lutte des classes, la réflexion du barde wobbly rejoint celle de ses amis et fellow workers de l’International Socialist Review. Considérons ce passage d’un article de Mary Marcy, directrice de la Review, publié presque la même semaine où Joe Hill écrivait sa lettre à Gurley Flynn : « Tous les mouvements pour l’émancipation de l’être humain reposent sur la prémisse que l’animal humain recherche le plaisir et fuit la douleur » [février 1915]. Opposant cet instinct naturel à l’artificielle et résignée « habitude de recevoir des ordres, [...] de faire ce qu’on nous dit, de suivre un leader », Marcy en conclut :
Tout ce qui encourage [les gens] à casser la routine de leur vie, [...] tout ce qui les pousse à sortir des ornières de l’existence, qui les arrache à leurs misérables habitudes, est un puissant stimulant, un stimulant à l’action.
[ISR, février 1915]
Que Marcy et Hill aient été sur la même longueur paraît évident à la lecture de cet article ultérieur de Marcy, où elle écrit :
Notre instinct naturel, quand nous avons faim, nous pousse à satisfaire cette faim et, pourtant, des centaines de milliers de femmes et d’hommes affamés regardent passer et repasser, tous les jours, des trains entiers de nourriture sans broncher. L’habitude de respecter la propriété privée est en eux plus forte que l’instinct ancestral de manger pour vivre.
[M. Marcy, You Have No Country, 1984, p. 43-44]
Personne ne sait si Marcy et Hill se sont jamais rencontrés, ni même s’ils ont échangé des lettres. Il est tentant de croire qu’ils correspondirent : Marcy était une épistolière prolifique, mettant un point d’honneur à rester en contact avec tous les collaborateurs de la Review. À en croire son ami Jack Carney, elle
[...] trouvait toujours le temps d’écrire à ses nombreux fellow workers. Le bûcheron dans sa cabane, le mineur perdu au milieu de nulle part en Australie, le cheminot, le docker, le marin ou le type chargé de compter les traverses, tous connaissaient Mary Marcy.
[J. Carney, Mary Marcy, 1877-1922, 1923, p. 8]
Hélas, il ne nous reste apparemment aucune lettre échangée entre Joe Hill et Mary Marcy. Toutefois, Hill connaissait sans doute l’œuvre de Marcy, qui était une des auteures les plus populaire et influentes de l’extrême gauche : Eugene Debs la considérait comme « un des esprits les plus clairs et une des plus belles âmes de tout notre mouvement » [Ibid., p. 15]. En outre, la Review — relève Paul F. Brissenden dans son étude pionnière sur l’IWW en 1919 — était « littéralement un organe de l’IWW ».
Journal marxiste révolutionnaire le plus lu des années Debs, la Review accordait une attention considérable à la nature. Entre des articles sur « La guerre et les travailleurs » de Vincent St. John, « La bataille de Lawrence » de Mary Marcy ou « Comment créer du travail pour les chômeurs » de Joe Hill, la Review publiait aussi des articles sur « Les aventures amoureuses de l’araignée » et « La vie des fourmis ».
Au local wobbly de San Pedro, Hill a sans doute eu l’occasion de lire, ou du moins de parcourir, des ouvrages sur la nature publiés par Charles H. Kerr, comme Germs of Mind in Plants, de l’Autrichien Raoul E. Francé, magnifiquement illustré par Ralph Chaplin ; Nature Talks of Economics, la brochure populaire de Caroline Nelson, qui écrivit également pour la Review ainsi que pour des publications IWW ; et l’Universal Kinship de J. Howard Moore, publié en 1905 puis souvent réédité, un livre combinant un évolutionnisme darwinien et des éléments d’écologie à une défense militante des droits de l’animal. À partir de 1905, tous ces ouvrages, entre autres nombreux titres de la Kerr Company, n’étaient pas seulement disponibles dans chaque local wobbly à travers le pays, mais aussi ardemment défendus dans les journaux et magazines du syndicat.
Beaucoup de ces ouvrages de la Kerr Company, comme nombre de publications IWW s’intéressant à la nature, souffrent — d’un point de vue contemporain — de naïveté, de confusion, de simplisme, voire d’erreurs caractérisées. La critique de la technologie et du « progrès » menée par Mary Marcy et ses amis de la Kerr Company était plutôt rudimentaire et instinctive : ils ne se faisaient aucune illusion sur les « machines salvatrices du prolétariat » et certains d’entre eux, à commencer par Covington Hall, célébraient ouvertement les « primitifs ». La référence de Joe Hill aux automobiles comme à autant de « wagons puants », en 1913, indique-t-elle une inclination du barde wobbly du côté de Covington Hall ? Nous en savons malheureusement trop peu pour nous hasarder à le supposer.
Ce que nous savons en revanche avec certitude, c’est que les connaissances écologiques de Hill, Hall, Marcy et d’autres wobblies étaient très superficielles et n’ont jamais été complètement intégrées comme telles dans leur programme révolutionnaire. En tant que syndicat, l’IWW recelait naturellement une grande variété d’opinions, et certains de ses membres — ceux, par exemple, qui adhérèrent corps et âme à un Parti communiste violemment écophobe et technophile — soutenaient l’industrialisation illimitée, n’accordant que très peu d’attention, sinon aucune, à la préservation de la nature ou aux sujets écologiques.
L’intérêt inestimable des considérations d’ordre écologique de Hill, Marcy et autres wobblies, malgré tous leurs défauts, réside dans leur défense instinctive de la nature — et leur strict rejet de toute idéologie, « socialiste » ou autre, qui ne la prendrait pas en compte. Leur inspiration révolutionnaire leur permit de rejeter courageusement un « marxisme » qui ne considérait la nature que sous le prisme déformant du capital. Aussi rudimentaires que soient leurs écrits, ils figurent parmi les premiers à avoir indiqué le chemin de la solidarité ouvrière avec la nature et l’ensemble du monde animal.
Les remarques fugitives et courroucées de Hill à propos de la nature et de l’instinct ne peuvent être simplement écartées comme purement idiosyncrasiques. Parce que sa critique ouvrière — ou, du moins, ses impressions tendant à la critique — de l’emprise de l’humanité sur la nature faisait écho aux efforts soutenus du groupe de théoriciens révolutionnaires le plus original et créatif du moment aux États-Unis. Rejetant une idéologie pseudo-radicale pour laquelle la nature n’était rien d’autre qu’un réservoir infini de produits destinés à être vendus et achetés, Hill et ses compagnons rêvèrent de ce qu’aucun autre marxiste n’avait rêvé auparavant. À sa façon, le troubadour wobbly contribua à développer sinon une écologie marxiste, du moins un marxisme attentif à la nature.
Associant la ferveur révolutionnaire, l’amour de la nature et le dégoût de tout « développement » capitaliste (qui n’est que la destruction du monde vivant), Joe Hill et les autres membres de cette « bande rebelle de la classe ouvrière », aux côtés de leurs camarades de la Kerr Company, peuvent véritablement être considérés comme les précurseurs du mouvement Earth First!, qui émergea dans les années 1980. Le romancier Edward Abbey — dont le Monkey Wrench Gang (1975) fit beaucoup pour le lancement de Earth First! — admira longtemps les IWW, et Utah Phillips appela même EF! « l’IWW du mouvement écologiste » [Industrial Worker, mai 1988]. Les EF!, avec leur slogan « Aucun compromis dans la défense de Terre-Mère », reprirent en effet une grande part de la tradition wobbly, aussi bien dans la pratique que dans l’esprit : du sabotage non violent aux « militants silencieux » [silent agitators : les autocollants], en passant par une toute nouvelle école de dessinateurs et de chanteurs rebelles. Le Li’l Green Song Book est une splendide reprise éco-radicale du fameux recueil wobbly. Une des chansons d’EF!, There Is Power in the Earth par Walkin’ Jim Stoltz reprend ainsi le There Is Power in a Union de Joe Hill.
Dans un entretien à l’Industrial Worker, en mai 1988, le responsable EF! Roger Featherstone releva quelques affinités essentielles entre Earth First! et l’IWW :
Beaucoup de personnes dans le mouvement admirent les premières années de l’IWW. Nous admirons l’esprit, le sens de l’humour, l’art et la musique IWW ; sa tactique de l’action directe ; sa volonté de rester à l’écart de la scène politique ; son attitude sans compromis et, plus que tout, son courage. Je pense que l’esprit du mouvement Earth First! aujourd’hui ferait plaisir à Joe Hill et Big Bill Haywood, qui nous diraient : « En avant ! »
Deux ou trois semaines après cette interview, Judi Bari, une militante californienne de EF! impliquée dans le mouvement ouvrier, rejoignit l’IWW. Principale organisatrice de grandes manifestations antiabattage — en particulier lors de la campagne de protestation « Mississippi Summer in the Redwoods », dans le comté de Mendocino —, la fellow worker Bari persuada de nombreux travailleurs du bois que leur véritable intérêt ne se trouvait pas du côté des entreprises rapaces et destructrices, mais plutôt du côté des protecteurs de l’environnement et de la solidarité ouvrière, un discours qui ne plaisait évidemment pas aux pouvoirs établis dans l’industrie forestière. Quand Bari fut grièvement blessée dans l’explosion d’une voiture piégée, la police et le FBI l’accusèrent immédiatement, elle, d’avoir « transporté une bombe », et n’essayèrent jamais de retrouver ses agresseurs [6].
La lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière et la lutte pour la défense de l’environnement sont par essence identiques : leur ennemi commun est le capitalisme. Malgré les revers, les coups montés, les massacres et défaites de toutes sortes, les luttes continuent et continueront, comme le dit le Préambule IWW, « jusqu’à ce que les travailleurs du monde entier s’organisent en tant que classe [...] et abolissent le salariat ».
De ce point de vue, comme de tant d’autres, Joe Hill symbolise le syndicat dans son ensemble. À un tout autre degré que ne le reconnaissent généralement les historiens, en particulier les historiens du mouvement ouvrier, l’IWW incarna une critique non seulement du capitalisme, mais aussi de la civilisation — de ce que T-Bone Slim appelait la civilinsanity (« civilinsanité » ou « si-vile-isation ») — policée et polluée par le capital, et faite à sa propre image hideuse, répressive et meurtrière. Par leur admirable rejet romantique de la modernité, leur amour de la nature, leur célébration de la solidarité, de la poésie, de l’humour et de l’action directe — comme leur vision à long terme et leur refus de plier —, Joe Hill et l’IWW préfigurèrent un large ensemble de nouveaux paradigmes dans les consciences et la culture et contribuèrent à leur naissance.
À bien des égards, les vieux wobblies furent bien plus visionnaires qu’ils ne le pensaient eux-mêmes.