Que Joe Hill soit réputé comme « poète IWW » ne doit pas faire oublier ce fait décisif qu’il y avait beaucoup de poètes IWW. Et, du reste, les poètes ouvriers ne sont pas apparus avec la création de l’IWW. L’éducation publique gratuite, portée par l’agitation paysanne et ouvrière des années 1830 et 1840, entraîna une augmentation constante de la production littéraire des classes populaires, qui à son tour encouragea un nombre croissant de salariés à s’exprimer d’eux-mêmes par l’écriture. Dans le même temps, l’invention de la rotative et le perfectionnement des méthodes de production de papier faisaient baisser les coûts d’édition, rendant le patrimoine littéraire mondial plus accessible aux travailleurs. Deux générations avant la naissance des fondateurs de l’IWW, les Mechanics’ Libraries [1] étaient des piliers du mouvement ouvrier américain.
Comme pour tous les autres mouvements importants dans l’histoire des États-Unis, les immigrés ont joué un rôle vital dans la création de la littérature ouvrière du pays. En Angleterre, par exemple, le mouvement chartiste a produit une quantité impressionnante de poèmes ; les mineurs gallois avaient, quant à eux, une longue et incessante tradition poétique, recueillie abondamment dans de nombreuses publications. Les travailleurs anglais, gallois, irlandais et écossais qui émigrèrent vers le Nouveau Monde emportaient avec eux leur tradition littéraire. En 1960, au cours d’un entretien avec Archie Green, le songwriter IWW d’origine anglaise Richard Brazier se souvenait des chanteurs de rue de son enfance à Birmingham, qui vendaient leurs livrets de chansons.
Les immigrés qui ne connaissaient pas l’anglais apportèrent leur propre tradition littéraire. Leur influence sur l’évolution de la poésie et des chansons de l’IWW fut réelle et importante, même s’il est difficile de l’évaluer précisément. En tout cas, Joe Hill n’était pas le seul poète wobbly qui n’ait pas eu l’anglais pour langue maternelle. Dans ce pays, les syndicats de l’imprimerie — membres du syndicat international des typographes — comptèrent nombre d’écrivains et de poètes. Quelques-uns d’entre eux, comme Sam K. Bangs, George C. Bowen et Eugene Munday étaient fameux dans toute la corporation. Certains — dont Mark Twain et Charles Farrar Browne (« Artemus Ward ») — devinrent célèbres à travers le monde.
Plus comparables sur bien des points aux chansons IWW, les spirituals du Sud esclavagiste d’avant la Guerre civile forment l’un des courants les plus riches de toute l’histoire de la poésie et de la chanson ouvrières. Il est impossible de savoir si Joe Hill ou d’autres wobblies ont entendu des spirituals, mais le fait est qu’une des chansons de Hill, John Golden and the Lawrence Strike, s’inspire du spiritual A Little Talk with Jesus et Big Bill Haywood fit allusion aux spirituals à Chicago, en 1918, lors du plus grand procès instruit contre l’IWW, indiquant qu’ils étaient familiers à plus d’un wob. Parlant de « l’esclave domestique dans le vieux Sud » dont « le corps était la propriété du maître », Haywood ajoutait que « son âme était libre et cette âme libre donna naissance au chant ». L’admiration notoire des wobblies pour les abolitionnistes du XIXe siècle, ainsi que la conception qu’ils avaient d’eux-mêmes — des « esclaves du salariat » se battant pour « l’abolition du système salarial » —, semblaient bien les prédisposer en faveur de telles chansons. En tout cas, tout au long des années 1910 — l’époque où Joe Hill écrivait ses chansons, l’âge d’or du Little Red Song Book —, les spirituals étaient tout à fait dans l’air du temps. Dans son autobiographie, Floyd Dell, membre de l’aile gauche du Parti socialiste et ami de nombreux wobblies, relève qu’à Chicago, en 1912,
[tout] un nouveau champ de ravissement esthétique s’ouvrait à [lui] [...], particulièrement les negro spirituals, qui commençaient à être gravés sur disque, ou chantés par les Tuskegee Singers : Go Down Moses et toute la gamme de ces magnifiques chants de chorale.
[F. Dell, Homecoming: An Autobiography, 1933, p. 225]
John Lovell Jr souligna en son temps que, contrairement à un malentendu largement répandu, les spirituals ne traitent pas principalement de religion. Ils instruisent plutôt une puissante « critique du quotidien », formant « la clé des sentiments révolutionnaires » de l’esclave, révélant une « obsession pour la liberté » et des « plans » radicaux « pour le futur » [Bernard Katz, The Social Implications of Early Negro Music in the US, 1969, p. 132-135]. Pour ce qui est de la « religion » dans ces chansons, Lovell explique qu’elle fournit « surtout un arsenal de flèches acérées, une mine d’images, une manière de rapporter des observations pertinentes ».
Ce que dit Lovell des spirituals noirs américains ressemble beaucoup à ce qui pourrait être un commentaire du Little Red Song Book. Bien avant que Joe Hill n’écrive des chansons wobbly à partir des vieux cantiques de l’Armée du salut, les esclaves noirs avaient montré la voie en adaptant les hymnes chrétiens à leur propre expérience et à leurs propres espérances. À propos des spirituals, le poète Sterling Brown exposa en 1937, dans Negro Poetry and Drama, une méthodologie commune à beaucoup de songwriters de l’IWW :
Le chanteur de negro spirituals prend ce qui lui plaît où il le trouve. Alors il le transforme et, ce qui est le plus important, le fait sien.
[Op. cit., p. 17]
Nombre de femmes poètes influencèrent également l’évolution de la poésie et de la chanson wobbly. The Cry of the Children d’Elizabeth Barrett Browning, dénonciation passionnée du travail des enfants, était encore très diffusée dans les années 1910 et 1920. Les paroles sur l’injustice industrielle et la transformation sociale de la féministe et socialiste bellamyiste Charlotte Perkins Gilman furent particulièrement populaires dans les cercles IWW, régulièrement réimprimées dans la presse du syndicat et souvent citées par ses soapboxers. Très admirée également, la grande poétesse de l’anarchisme américain Voltairine de Cleyre, dont les sombres élégies aux martyrs révolutionnaires étaient souvent récitées à l’occasion de commémorations wobbly.
Les poètes de l’IWW s’inspirèrent de ce patrimoine de la poésie populaire, mais il est évident qu’ils lui ont toujours plus apporté qu’ils ne lui ont emprunté. Beaucoup d’ouvriers poètes étaient des artisans solitaires dont les poèmes avaient souvent peu de rapport avec ce qu’ils vivaient au travail ou avec leur activité syndicale, encore moins avec la lutte des classes ou la construction d’une nouvelle société. Les poètes de l’IWW, par contre, se tenaient pour des militants du Grand Syndicat unique et considéraient leur poésie et leurs chansons comme inséparables de leur syndicalisme industriel révolutionnaire. À l’IWW, d’ailleurs, la poésie n’était pas considérée comme une distraction « légère », ou « marginale » mais comme un trait caractéristique des publications et de l’activité des wobblies. « Dans le mouvement ouvrier moderne », comme le note Pat Read en juillet 1937 dans le One Big Union Monthly, « seul l’IWW a produit un effort systématique pour populariser les chansons de lutte ».
L’expression libre créative tient depuis le début une place importante dans l’accent mis par l’IWW sur l’éducation, l’organisation et l’émancipation. Aucune organisation syndicale ni aucun autre groupe radical — à l’exception peut-être de l’United Negro Improvement Association de Marcus Garvey — ne publia autant de poésie ouvrière que l’Industrial Workers of the World.
En 1910, le syndicat sortit un beau petit recueil de poèmes (plus deux nouvelles) de James Kelly Cole, qui mourut à 24 ans dans un accident de train sur la route de Spokane, où il devait participer à la campagne pour la liberté d’expression. Les poètes IWW Ralph Chaplin, Covington Hall et Arturo Giovannitti publièrent quelques recueils de leurs poèmes. La majeure partie de la poésie wobbly — celle de Laura Payne Emerson, Richard Brazier, « Dublin Dan » Liston, Bert Weber, T-Bone Slim, Jim Seymour, Mary Marcy, Vera Moller, Lionel Moise ou Laura Tanne, pour ne mentionner que des poètes en activité pendant les années 1910 — est éparpillée dans les différentes publications du syndicat et dans l’International Socialist Review, attendant d’être redécouverte.
Le nombre de wobblies poètes donne le vertige. Personne n’en a fait le compte exact, mais on peut parier sans crainte que l’IWW comptait plus de poètes que beaucoup de syndicats n’avaient d’adhérents. Encore plus impressionnantes, par ailleurs, la qualité et la diversité des œuvres produites par ces esclaves salariés rebelles. Dans les locaux wobbly, au déjeuner, au travail, dans les coups durs, sur la route, en prison et autour du feu des hobo jungles, ces poètes à la carte rouge dans la poche écrivaient chansons, odes, sonnets, vers libres, ballades, épigrammes, slogans et même quelques haïkus. Leurs poèmes allaient de l’élégiaque et narratif au satirique genre « Grand-Guignol », de l’allitératif et spirituel au lyrisme le plus profond, avec, ici ou là, des incursions hardies dans les domaines de l’humour le plus noir ou de l’anticipation la plus pure.
Certes, beaucoup de ces poèmes étaient bâclés, ou l’œuvre de simples rimailleurs. Mais le syndicat comptait aussi des songwriters de premier rang, plusieurs parodistes de classe mondiale et même quelques véritables voyants de la grande tradition antitraditionnelle. Ailleurs, nous examinerons d’un peu plus près le travail de certains de ces génies inspirés de la classe ouvrière qui suivirent les traces du fellow worker Joe Hill.
Les poètes qui accompagnèrent l’IWW ne furent pas tous des « poètes IWW » au sens où l’étaient Joe Hill, Ralph Chaplin et T-Bone Slim. Claude McKay, d’origine jamaïcaine, sans doute le plus célèbre des poètes qui ont eu la carte rouge en poche, adhéra au syndicat alors qu’il travaillait pour un temps dans une usine à New York, en 1919, puis une seconde fois en tant que docker : mais son adhésion fut brève et son implication dans le syndicat insignifiante. Il n’écrivit aucune chanson syndicale, ni aucun poème ayant l’IWW pour thème, et, de fait, il ne semble pas avoir contribué à la presse wobbly. (Quelques années plus tard, cependant, l’Industrial Worker publia son beau poème If We Must Die.) Pour Joe Hill et les autres poètes de l’IWW, poésie et syndicalisme étaient inséparables. Pour Claude McKay, ils n’étaient pas seulement distincts, mais représentaient deux champs d’activité très éloignés. Ce qui ne signifie pas qu’il était en quoi que ce soit hostile ou indifférent au syndicat, bien au contraire. Quand il était à son poste de travail, il paya ses cotisations, et dans son livre The Negroes in America, publié (en russe) à Moscou en 1923, il ne tarit pas d’éloges sur l’IWW [2]. Son biographe, Wayne Cooper, expose la conclusion à laquelle était parvenu McKay, à savoir que :
[...] une seule organisation syndicale américaine, les Industrial Workers of the World, [...] [a] sincèrement accueilli les Noirs comme des égaux dans leur organisation et leurs campagnes contre le capital américain. [...] [Le] Parti communiste [...] a encore à apprendre de l’IWW.
[W. Cooper, Claude McKay: Rebel Sojourner in the Harlem Renaissance, 1987, p. 186]
Claude McKay fut un bon wobbly et un poète important, mais pas un « poète wobbly ». En tant que poète, il appartient plus au monde de la littérature qu’à l’IWW.
Il en va presque de même pour Kenneth Rexroth, à cette différence près qu’il semble avoir été plus proche du syndicat, y adhérant plus longtemps et — en dépit de sa collaboration au stalinien New Masses pendant les années 1930, puis de sa conversion à l’Église anglicane — demeurant toute sa vie un sympathisant wob. Son livre Autobiographical Novel (1991) — autobiographie un peu fantaisiste, mais qui n’est en aucun cas un roman — contient de précieuses pages sur l’IWW des années 1920 à Chicago, qui furent l’âge d’or des fameux Radical Bookshop, Dil Pickel Club et Bughouse Square.
Tout ce qu’a pu écrire Rexroth lorsqu’il militait à l’IWW n’a évidemment que peu de rapports avec le syndicat. Des années plus tard, cependant, des échos de sa jeunesse wobbly allaient résonner dans quelques-uns de ses poèmes. Again at Waldheim invoque Voltairine de Cleyre, Rosa Luxemburg, Emma Goldman et Kropotkine. Fish Peddler and Cobbler célèbre deux grands martyrs ouvriers révolutionnaires :
No fourteen thousand foot peaksAre named Sacco and Vanzetti.Not yet [3].
Dans The Dragon and the Unicorn, Rexroth se rappelle une réunion de soutien au journal anarchiste Le Libertaire à Paris :
An endless entertainment,All the best raconteurs andSingers of Paris donateTheir services, the bitterHumor and passion of theDispossessed. [...]At the end, mass chants. [...]SpainWill Rise Again, Our Martyrs.One by one, boys and girls step outAnd sing a name. I am movedAs the foreign names ring out,And then, unprepared, I hear,“Parsons, Frank Little, Joe Hill,Wesley Everest, Sacco,Vanzetti.” I weep like a baby. [...]Along theBeautiful rivers of France,And in mountains, next summerBoys and girls will be making love,And singing the songs of Joe HillIn their own language [4].
A Christmas Note for Geraldine Udell — un des meilleurs poèmes que Rexroth ait jamais écrit — est particulièrement évocateur :
Do the prairies flowers, the huge autumnMoons, return in season ?Debs, Berkman, Larkin, Haywood, they are dead now. [...]Lightening storms are rare here. [...]I, in my narrow bed,Thought of other times,the hope filled post war years,Exultant eyes, dishevelled lips,Eyes dulled now, and lips thinned. [...]I think of you [5].
Geraldine Udell, qui, à onze ans, avait participé aux actions du Comité de défense de Joe Hill, aida ses parents anarchistes à monter le Radical Bookshop, un des plus grands refuges de tous les temps pour les IWW, anarchistes, socialistes libertaires, poètes, peintres et danseurs de Chicago. Spécialisé dans la littérature IWW, anarchiste et socialiste aussi bien que dans les œuvres d’artistes et d’écrivains d’avant-garde, le magasin fut un lieu de rencontres innombrables et merveilleuses. Il abrita même un petit théâtre populaire — le Studio Players —, également évoqué dans le poème de Rexroth : avec Geraldine, ils eurent plus d’une fois l’occasion d’y apparaître sur scène. Dans son autobiographie, Rexroth confirme qu’il s’était
[...] pris d’affection pour Geraldine Udell [...] une fille calme, très sûre d’elle, plus assurée dans sa position de révoltée que d’autres filles que je connaissais. [...] J’ai eu avec elle de longues discussions sur la révolution, qui paraissait alors si proche, et sur l’anarchisme, le bolchevisme, le syndicalisme. [...] Ça pourrait sembler abstrait aujourd’hui et très lointain, mais ça ne l’était pas alors ; c’était pour nous en ce temps-là une question de vie ou de mort.
[K. Rexroth, An Autobiographical Novel, édition de 1991, p. 273-274]
Dans la poignée de poèmes de Rexroth qui évoquent l’IWW, l’amour rouge éclatant, l’espoir et la solidarité des wobblies continuent d’étinceler, le poème dédié à Geraldine Udell offrant le merveilleux instantané d’un moment magique du rêve éveillé de la révolution. Ce sont de beaux poèmes d’un grand poète, mais ce ne sont pas des poèmes « sur » l’IWW, ce ne sont pas des « poèmes wobbly ». Kenneth Rexroth était un poète profondément acquis à l’IWW mais lui aussi, comme Claude McKay, ne peut être considéré — et ne se considérait certainement pas lui-même — comme un poète wobbly.
En 1965, la section IWW de San Francisco — dont l’effectif consistait alors en une trentaine de jeunes désœuvrés, bientôt connus sous le nom de « hippies » — décida de former un « syndicat de poètes ». Dans une ville fière de posséder un nombre inhabituel de poètes, les recrues ne furent pas difficiles à trouver. Au moins un poète bien connu dans la baie, Robert Stock — un vieil anarcho-pacifiste qui tenait le bar du Co-Existence Bagel Shop et collabora au magazine beat Beatitude —, avait rejoint le syndicat quelques années plus tôt et un jeune poète d’origine new-yorkaise, John Ross, venait de le faire. Une fois constitué le syndicat des poètes IWW, plus d’une douzaine des poètes les plus éminents de la San Francisco Renaissance prirent leur carte rouge, comme le firent quelques-uns de leurs amis du coin, dont Allen Ginsberg. Et puis les poètes syndiqués semblent avoir eu du mal à envisager la suite des événements. L’unique activité du syndicat des poètes, avant de disparaître de l’histoire, fut d’organiser une ou deux conférences — une industrie déjà saturée à San Francisco. Dans tous les cas, l’adhésion du fellow worker Ginsberg à l’IWW ne semble pas avoir dépassé deux ou trois mois, au plus.
Ce que cette brève association avec un juvénile petit avant-poste du désormais minuscule Grand Syndicat unique a pu signifier pour l’auteur de Howl, c’est une question que je laisse volontiers à d’autres chercheurs. Aussi loin que j’ai pu fouiller, les quelques références à l’IWW présentes dans son œuvre se trouvent presque dix ans avant qu’il ait effectivement adhéré au syndicat. Afternoon Seattle (dans Reality Sandwiches, 1963) date de 1956 :
Busride along waterfront down Yessler under street bridge to the old red Wobbly hall—One Big Union, posters of the Great Mandala of Labor, bleareyed dusty cardplayers dreaming behind the counter [6].
Le « Mandala », bien sûr, c’est le fameux diagramme du syndicalisme industriel du « Père » Hagerty, la « Roue de la Fortune ». Quelques lignes plus bas, Ginsberg évoque le grand organisateur wobbly Frank Little. Dans un autre poème du même recueil, également daté de 1956, on trouve le vers : I cried all over the street when I left the Seattle Wobbly hall (J’ai pleuré tout au long de la rue en sortant du local wobbly de Seattle).
Comme le laissent présager ces quelques passages, les conceptions sociales de Ginsberg ont très peu en commun avec celles de l’IWW. C’était fondamentalement un « progressiste », bien que ce « progressisme » doive beaucoup au Popular Front stalinien (hérité de sa mère), aussi bien qu’à des influences lourdes de sionisme et de pacifisme, de toutes les sortes de mysticisme et — pendant son dernier et prospère quart de siècle — d’une foi renouvelée en la « libre entreprise ». Quelles que soient les vertus qu’il ait pu y voir, la cause du syndicalisme industriel révolutionnaire ne faisait pas partie de ses priorités. Au mieux, Ginsberg ne fut, comme il l’admit un jour lui-même, qu’un poète « sensible à l’IWW » : mais jamais un véritable wobbly et certainement pas un poète wobbly.
Claude McKay, Kenneth Rexroth et Allen Ginsberg sont tous reconnus en tant que poètes et sujets d’une littérature biographique et critique volumineuse. Les véritables « poètes IWW », néanmoins — en tant que poètes — n’ont bénéficié d’à peu près aucune reconnaissance, sous quelque forme que ce soit. Ils sont tous restés des « marginaux ». Je ne dis pas qu’ils sont inconnus, loin de là : The Preacher and the Slave, de Joe Hill, ou Solidarity Forever, de Ralph Chaplin sont connus de millions de personnes. Mais, reconnus en tant que chanteurs, et non comme poètes, ils sont dès lors tenus pour négligeables par les autorités intellectuelles autoproclamées. À l’université aujourd’hui, comme à travers toute l’intelligentsia américaine, la dévalorisation de la chanson est une dure et froide marque du mépris de classe.
À l’intérieur même de l’IWW, les chansons étaient généralement mieux connues que les poèmes, mais beaucoup de chansons IWW étaient des poèmes avant — et parfois même bien avant — leur mise en musique. Les chansons étaient connues parce qu’elles étaient chantées en groupe. Pendant les années 1920 et 1930, ces groupes étaient souvent très importants : au cours de certaines grèves ou de certaines campagnes pour la liberté d’expression, ils pouvaient rassembler des centaines, voire des milliers de personnes. La reprise en chœur, par des foules d’hommes et de femmes, de chants révolutionnaires lors de grèves ou dans les rues représentait une nouveauté pour le mouvement ouvrier américain. Couvrant la fameuse grève de l’IWW à Lawrence, en 1912, le journaliste muckraker [7] Ray Stannard Baker s’étonnait de trouver
[...] un étrange mouvement chantant. C’est la première grève que j’ai vue où l’on chante. Je n’oublierai pas de sitôt cette curieuse montée, cette soudaine flambée de nationalités mêlées dans des meetings de grève où tous les présents se rejoignent tout à coup dans le langage universel de la chanson. Et ils ne chantent pas seulement dans les meetings, mais aussi dans les cantines et dans les rues. J’ai vu un groupe d’une douzaine de femmes épluchant des patates s’arrêter soudainement pour chanter L’Internationale. Ils avaient un livre entier de chansons sur tous les airs connus.
[J. Kornbluh, Op. cit., p. 158]
Deux ans plus tard, dans un article de l’International Socialist Review sur les travailleurs itinérants de l’Ouest, Charles Ashleigh remarque :
Vous pouvez être assurés qu’autour de presque tous les feux de jungle et tous les soirs après le boulot, dans tout le Grand Ouest, vous trouverez le recueil de chansons rouges de l’IWW. Et ces rudes chants rebelles sont repris avec ardeur.
[ISR, juillet 1914, p. 37]
En 1984, Fred Thompson se souvenait de l’importance de ces chansons pendant sa propre jeunesse dans les années 1910 et 1920 :
Quand vous voyagez en wagon à bestiaux des heures durant, une bonne façon de passer le temps est de chanter en chœur. C’est comme ça que beaucoup de gens ont découvert l’IWW, par des compagnons hoboes.
[Entretien avec Harry Doakes, « Just Folkies: Songs the Wobblies Taught to Us », Reader, 31 août]
Ses chansons, leur nombre et leur variété, la disponibilité de ses membres et leur enthousiasme à les chanter : c’est là, pour beaucoup de gens, ce qui distinguait l’IWW des autres syndicats. En outre, les chansons IWW ont « voyagé à travers le monde », comme le releva C. L. R. James, marxiste de la Trinidad, en 1943.
Et n’oublions pas qu’aucune chanson ne fut plus chantée que celles de Joe Hill. L’IWW était un « syndicat chantant » avant que Hill le rejoigne, mais — et Dick Brazier est peut-être le premier à l’avoir souligné — le fellow worker Hill fit plus que tout autre, entre 1911 et 1913, pour faire de l’IWW le syndicat chantant par excellence.
Un travail universitaire confirme ce rôle de Joe Hill. En 1914, l’économiste de l’université de Californie Carleton Parker, au cours de son étude quasi freudienne sur le « travail occasionnel », rencontra et interrogea des centaines d’ouvriers immigrés en Californie. Sur plus de huit cents travailleurs « de la classe des “hoboes” », comme il le dit lui-même, la moitié d’entre eux connaissaient — et appréciaient — le programme de l’IWW et « pouvaient également chanter quelques-unes de ses chansons » [The Casual Laborer and Other Essays, New York, Harcourt, Brace, 1920]. Et il ajoute : « Quand un groupe de hoboes se retrouve autour d’un feu sous un pont de chemin de fer, beaucoup chantent sans regarder le livre. Ce n’était pas le cas il y a trois ans. » [Ibid., souligné par F. R.]
Quand vous entendez ces chansons, écrit John Reed dans le Liberator en 1918,
vous savez qu’il s’agit de la révolution américaine. À travers tout le pays, les travailleurs chantent les chansons de Joe Hill, The Rebel Girl, Don’t Take my Papa Away From Me, Workers of the World, Awaken! Des milliers peuvent réciter son Last Will (Testament), les trois simples strophes écrites dans sa cellule la nuit précédant son exécution. J’ai rencontré des gens portant près de leur cœur, dans une poche de leur bleu de travail, des petits paquets contenant des cendres de Joe Hill. Au-dessus du bureau de Bill Haywood, au siège central du syndicat, est accroché un portrait de Joe Hill, très émouvant, peint avec amour. Je ne connais aucune autre association d’Américains qui honore ainsi ses chanteurs.
Les chansons de Joe Hill ne se sont cependant pas arrêtées aux frontières américaines. Elles furent extrêmement populaires dans d’autres pays de langue anglaise : en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Angleterre, en Écosse et au pays de Galles. Et on en trouve des traductions dans bien d’autres langues, en suédois, finlandais, russe, hongrois, français, espagnol, italien, et en d’autres encore, sans doute. Assurément, comme le dit le fellow worker George B. Child dans l’International Socialist Review en juin 1915, l’IWW « doit plus à Joe Hill qu’à aucun autre de ses hommes ou femmes ».