Les ouvrages sur Hill se focalisent en général sur le wobbly typique, héros populaire, chanteur et martyr ouvrier. Mais on a dit peu de choses de son travail d’artiste graphique. Pourtant, de son vivant et jusqu’à dix ans après sa mort, il était autant considéré comme artiste et dessinateur qu’en tant qu’auteur de chansons et poète.
Pour reprendre les références dans un ordre chronologique, l’édition du 14 juin 1914 de l’International Socialist Review — le « magazine de combat de la classe ouvrière », auquel Joe Hill contribua plusieurs fois — parle du « fellow worker Joe Hill » comme de « l’auteur du recueil de chansons de l’IWW, dessinateur et rebelle ». Une brochure de défense de l’IWW le présente comme un « songwriter et artiste ». Dans son compte rendu des funérailles de Chicago, Ralph Chaplin le décrit comme un « rêveur, poète, artiste et agitateur » [ISR, art. cit., 1915, p. 405]. Cinq ans plus tard, un article de l’édition de novembre 1920 du One Big Union Monthly, probablement écrit par son directeur, John Sandgren (qui fut le secrétaire de la section suédoise du Comité de défense de Joe Hill), signalait que Hill, « tout en étant l’auteur de chansons qui permirent aux travailleurs de tous les pays de se faire entendre [...] était également un dessinateur amateur ». Chaplin, dans sa notice biographique de l’Industrial Worker en 1923, attirait l’attention sur le « talent considérable pour le dessin » du barde wobbly. Et dans sa série d’articles, « The IWW Tells Its Own Story », parue dans l’Industrial Worker de 1930 à 1932, Fred Thompson relève que Hill était « aussi populaire parmi les IWW pour ses nombreuses chansons et ses poèmes que pour ses dessins ».
Aux yeux de ses contemporains, Joe Hill n’était donc pas seulement songwriter et poète, mais également un artiste, dessinateur en particulier. Insensiblement, au fil des ans, son travail fut complètement oublié. Stavis, Foner et Gibbs Smith omettent d’inclure un seul de ses dessins dans leurs ouvrages consacrés à Joe Hill. Joyce Kornbluh en présente tout de même trois dans Rebel Voices (1964), et l’exposition itinérante de Carlos Cortez, « Wobbly : 80 ans d’art rebelle », montra quelques dessins de Hill à travers tout le pays de 1985 à 1988.
Quand bien même son travail n’aurait aucun intérêt — ce qui n’est absolument pas le cas —, il resterait important en ce qu’il nous permet de voir Joe Hill sous un autre angle. Bien que sa production en la matière soit relativement maigre comparée à la chanson, le fait que le poète IWW ait eu aussi une fibre artistique nous éclaire sur des aspects de sa personne que nous ignorions.
John Sandgren avait raison de parler de Hill comme d’un dessinateur « amateur », mais ce n’est pas suffisant, parce que tous les dessinateurs de l’IWW étaient des amateurs. À quelques exceptions près, comme « Dust » Wallin et Jim Lynch, qui ont pu vivre de leurs dessins humoristiques dans la presse bourgeoise, et Ralph Chaplin, L. S. Chumley et Arturo (Arthur) Machia qui sont connus pour avoir travaillé en tant qu’illustrateurs à la Charles H. Kerr Company, tous prêtèrent gratuitement leur plume au Grand Syndicat unique. Ce qui est unique dans les annales de l’art aux États-Unis : l’IWW dans les années 1920 et 1930 produisit plusieurs des meilleurs dessinateurs de l’histoire du mouvement ouvrier — Ernest Riebe, Joe Troy, Ralph Chaplin, « Dust » Wallin, Jim Lynch, Eugene Barnett, Ern Hansen, William Henkelmen et des dizaines d’autres —, mais pas un d’entre eux n’en tira le moindre centime. On peut dire la même chose, bien sûr, des songwriters et autres protagonistes de l’art wobbly. Ces créateurs sauvages ne s’intéressaient pas à l’argent, à l’autopromotion, ou à tout autre plan de « carrière ». Pour eux c’était seulement : « Tous pour un, un pour tous et tous pour la cause ! »
L’intérêt de Hill pour l’art précède de plusieurs années son engagement parmi les IWW. Le musée Joe Hill situé dans sa maison natale à Gävle expose une peinture à l’huile représentant un torrent, réalisée sans doute dans les années 1890, quand il se trouvait encore en Suède. Il s’agit d’une étude de mouvement, d’esprit plutôt héraclitéen, vibrante de l’agitation noire du courant, d’une musicalité trouble. Son naturalisme est souligné d’une sorte de ferveur « expressionniste », qui à son tour accentue l’intensité onirique de l’ensemble. Bien qu’on ne puisse pas dire qu’elle apporte grand-chose à la peinture de son temps — Hill était contemporain d’Edvard Munch, Vincent Van Gogh, Paul Gauguin et du jeune Picasso —, cette toile peut assurément être considérée comme un début encourageant et prometteur pour un jeune artiste ouvrier autodidacte qui ne pouvait peindre qu’après une longue et dure journée de travail à l’usine.
Il est difficile de savoir dans quelle mesure Joe Hill continua de peindre dans les années qui suivirent. Dans une de ses lettres, adressée au directeur du Salt Lake Telegram, il parle de la peinture comme de l’occupation favorite de son temps libre :
J’ai travaillé dur pour gagner ma vie et payer tout ce que j’ai eu, et, mon temps libre, je le passais à peindre des tableaux, à écrire des chansons et à composer de la musique.
[Letters, p. 49-50]
Significativement, la peinture arrive en premier sur la liste. Une autre lettre laisse supposer qu’il peignait, peut-être des aquarelles, dans sa cellule de la prison de Salt Lake City, mais il n’en reste apparemment rien [Letters, p. 49-50]. En fait, excepté cette toile qu’on trouve aujourd’hui à Gävle, on ne connaît aucun tableau qui ait été signé par Joe Hill ou qui puisse lui être simplement « attribué ».
Sachant que Joe Hill était réputé être un artiste et un peintre, on peut s’étonner que personne — fellow worker, procureur, membre du Comité de défense de Joe Hill, journaliste ou simple curieux — ne semble avoir demandé à voir quelques-unes de ses œuvres. Il est aussi étrange qu’aucun de ses amis, dans leurs souvenirs, n’ait jamais mentionné aucune de ses toiles.
On peut penser que peindre était pour Hill une activité purement privée qui, contrairement à la plupart de ses chansons, n’avait rien à voir avec son militantisme wobbly. Pas une seule toile de Joe Hill, qu’elle fût exposée dans un local IWW, un local du Parti socialiste ou en possession d’un de ses amis, n’est évoquée nulle part. La quasi-disparition de tout son travail pourrait signifier qu’il ne peignait pas des travailleurs ni des luttes ouvrières, mais sans doute des paysages (comme le démontrerait sa seule toile connue) ou qu’il signait ses tableaux sous un autre nom et qu’il les vendait peut-être sous ce nom à des collectionneurs ou des revendeurs. Cela conviendrait bien, du reste, à ce que nous savons de Hill : il changea de nom par deux fois au moins aux États-Unis et pourrait bien avoir utilisé au moins un nom de plume — F. B. Brechler — en tant que songwriter IWW [J. Kornbluh, Rebel Voices, édition de 1964, p. 179 ; G. Smith, Joe Hill, 1969, p. 21]. Et il écrivit au moins trois chansons sans rapport avec l’IWW — des chansons banales, sentimentales, genre chansons de « variétés » —, juste pour se faire un peu d’argent [G. Smith, op. cit., p. 38-39].
Mon hypothèse ne s’appuie pas seulement sur l’apparente ignorance de ses amis, mais également sur la « disparition » des peintures elles-mêmes. Ce qui fournirait d’ailleurs une explication à cette déclaration faite, bien plus tard, par une des connaissances occasionnelles de Joe Hill, Harry McClintock — une remarque qui n’est cependant étayée par aucun autre témoignage —, selon laquelle Hill, à une certaine période de sa vie, « sans moyens apparents, était très bien habillé et disposait de suffisamment d’argent » [W. Stegner, « Joe Hill: The Wobblies’ Troubadour », The New Republic, 5 janvier 1948, p. 22].
Quoi qu’il en soit, l’énigme demeure. Si Hill avait vraiment voulu garder sa peinture pour lui, pourquoi en aurait-il parlé dans ses lettres ? Comme on le sait bien, il n’a pratiquement rien laissé : « Mon testament est facile à régler, / Puisqu’il n’y a rien à se partager. » Est-ce qu’il expédia toutes ses affaires, toiles vierges, peinture et pinceaux, à un ami à Chicago ?
On peut également faire cette hypothèse que, malgré sa bonne maîtrise de l’anglais, Hill n’a peut-être jamais peint aucune toile aux États-Unis et n’utilisait l’expression « peindre des tableaux » que pour dire « dessiner ». Seul indice en ce sens : dans ses lettres comme dans ses autres écrits ou déclarations, il n’a jamais dit dessiner.
Une seule certitude : à une seule exception, la peinture de Joe Hill est un mystère.