Le simple fait que Joe Hill ait pu s’affirmer antiraciste — en solidarité avec tous les opprimés — est déjà en soi remarquable, eu égard à l’idéologie raciste ordinaire des États-Unis au début du XXe siècle, qui réservait aux immigrés des conditions de vie dégradantes. Il en dit beaucoup sur son intégrité et son esprit anticonformiste, comme sur le syndicat qui donna forme à sa vie.
Mais les Industrial Workers of the World, ces éternels et héroïques pourfendeurs de conventions, n’étaient pas eux-mêmes à l’abri de tous les préjugés de leur temps. Le racisme, par son caractère systématique, inextricablement mêlé à la trame du système répressif, a montré une résistance particulièrement sournoise et retorse, difficile à combattre. Beaucoup des racistes les plus virulents nient aujourd’hui tout racisme, les autres — opposants de l’affirmative action, par exemple — se dissimulent même sous l’antiracisme. Du temps de Joe Hill, alors que la suprématie blanche était ouvertement glorifiée dans les universités, la presse, les églises, et gravée dans les statuts de nombreux syndicats affiliés à l’AFL, la situation était certes différente, mais certainement pas plus simple : ce que l’IWW essaya de faire dans les années 1910 était alors sans précédent.
L’IWW n’avait pas beaucoup de précurseurs en la matière — les anarchistes du Haymarket, une partie des Knights of Labor ou les grévistes de La Nouvelle-Orléans en 1892, une poignée d’autres — et les wobblies durent avancer sans éclaireur sur ce terrain miné. L’organisation wobbly était avant tout affaire d’improvisation : on essaie quelque chose, on regarde si ça marche et si l’objectif n’est pas atteint, on essaie autre chose. La poursuite de l’unité du mouvement ouvrier était un souci permanent, mais chacun savait pertinemment que les « voies » et « moyens » dépendaient d’une prodigieuse série de facteurs.
Dans un tel contexte, les « intentions » et les « plans » ne pèsent pas toujours bien lourd. Se référant aux prises de position acrobatiques de Covington Hall — un grand responsable IWW dans le Deep South et un des plus grands bâtisseurs de solidarité entre Blancs et Noirs — sur le racisme, l’historien David Roediger a montré comment les meilleures intentions et les positions les plus déterminées contre le racisme peuvent être sévèrement limitées par des préjugés naïfs et inconscients aussi bien que par des compromis tactiques imposés par les circonstances de luttes particulières.
Ce que disait Roediger du « curieux mélange d’égalitarisme et d’œillères de Blanc » chez Hall me semble s’appliquer également à d’autres membres de l’IWW qui se frottèrent aux problèmes du racisme, dont Joe Hill lui-même. Une lecture plus attentive de Scissor Bill [1], une des chansons les plus populaires de Hill, remontant à 1913, est très révélatrice de ce point de vue. Les intentions antiracistes de la chanson sont indéniables — particulièrement la deuxième strophe, qui ridiculise les haines raciales de Scissor. Or cette strophe reprend précisément les épithètes sordides que les Afro-Américains, les Chinois ou les Japonais considéraient comme les plus violentes. Ces mots étaient certes répandus dans la presse, les dessins ou les chansons, mais les travailleurs de couleur pouvaient s’attendre à autre chose de la part de l’IWW.
Les paroles de Joe Hill caricaturent Scissor Bill, mais elles ne montrent pas le meilleur profil de l’antiracisme wobbly. Il est inimaginable que des travailleurs noirs ou asiatiques aient pu reprendre de tels termes. En fait, lors de rassemblements réunissant des travailleurs de toutes origines, la chanson ne pouvait que susciter le malaise chez les auditeurs comme chez les chanteurs.
D’où cette question dérangeante : comment les wobblies, qui voulaient sincèrement voir les travailleurs de couleur s’organiser et s’impliquer activement dans le Grand Syndicat unique, qui ont remporté en la matière des succès non négligeables, pouvaient-ils laisser passer un tel langage sans broncher huit ans après la fondation du syndicat ?
La motivation satirique du texte est évidente. Hill veut dépeindre un pauvre type réactionnaire borné — le typique travailleur bigot, chauvin, pro-patron et antisyndicat —, et mettre un vocabulaire raciste dans sa bouche devait lui paraître naturel. Attaquer le racisme en reprenant le langage raciste peut nous sembler naïf, et Joe Hill ignorait visiblement à quel point ce langage était chargé. Je suspecte cependant Hill d’avoir tenté une sorte d’expérience : dénoncer une stupidité malsaine en lui renvoyant sa propre stupidité malsaine, dans ses propres termes. Avec le recul, il est clair que l’expérience est ratée. Et, pour autant qu’elle entendait montrer aux yeux des personnes de couleur le mépris de l’IWW pour la suprématie blanche, son échec est absolu.
Si on peut accorder à Joe Hill la circonstance atténuante de la naïveté eu égard à sa noble motivation, on ne peut pas en faire autant à propos du Little Red Song Book et des membres du Comité exécutif général de l’IWW, qui autorisèrent la réimpression de la chanson intégrale, édition après édition, jusque dans les années 1980. Pendant toutes ces décennies, aucun fellow worker n’a-t-il donc jamais eu la présence d’esprit de relever que la chanson était, sans le vouloir, insultante et injurieuse pour les minorités, et donc pour l’ensemble de la classe ouvrière ?
Pour un syndicat jouissant d’une telle réputation antiraciste, le douteux Scissor Bill de Joe Hill est en outre, ironiquement, la seule chanson du Little Red Song Book à s’attaquer directement au racisme. Le recueil de l’IWW n’a inclus aucune chanson clairement antiraciste, contre la suprématie blanche ou sur la solidarité ouvrière sans discrimination raciale avant les années 1990.
Malgré son engagement déterminé dans l’éducation ouvrière, le syndicat n’a proposé que très peu d’informations sur le sujet. La bibliothèque du Work People’s College, que j’ai visitée en 1964 alors qu’elle était encore presque intacte, est exemplaire des lacunes de l’IWW à ce propos. Collection excellente à beaucoup d’égards, elle était bien fournie en ouvrages de Marx, Engels, Labriola, Dietzgen, Kropotkine, Bakounine, Paul Lafargue, Rosa Luxemburg, Mary Marcy, Austin Lewis, Gene Debs et quantité d’autres auteurs socialistes et anarchistes. Elle comprenait plusieurs livres de Lénine et Trotsky, et peut-être une trentaine de copies de l’Historical Materialism de Nicolas Boukharine, qui servit de manuel pour une classe d’étude de Fred Thompson dans les années 1930. Elle comptait nombre d’ouvrages de ou sur Charles Darwin, Tom Paine, Adam Smith et Robert Ingersoll. Il y avait également des livres de Charles Fourier, Théophile Gautier, Charles Dickens, Victor Hugo, Léon Tolstoï, Jack London et Upton Sinclair, les œuvres complètes des grands poètes élisabéthains et romantiques et quelques volumes de The History of Labor in the United States. On pouvait aussi y trouver, dispersés çà et là, quelques livres sur la psychanalyse, la philosophie, la géographie, l’étymologie, la chimie, la comptabilité, l’histoire des sciences et beaucoup d’autres sujets.
Les ouvrages concernant l’histoire et la littérature afro-américaines étaient en revanche quasiment absents, à l’exception d’une poignée de livres sur les abolitionnistes. Rien non plus sur l’histoire de la Chine contemporaine ou sur les immigrés asiatiques aux États-Unis. Des omissions particulièrement révélatrices ! L’histoire de l’IWW aurait sans aucun doute été bien différente si ses membres avaient pris le temps de lire Frederick Douglass, Martin R. Delaney, Paul Laurence Dunbar, Anna Julia Cooper, Jean Toomer, Claude McKay, Zora Neale Hurston, W. E. B. Du Bois, Sterling Brown, Langston Hughes et les divers ouvrages du romancier radical d’origine chinoise H. T. Tsiang.
Les positions de l’IWW sur le racisme et sur les rapports entre le racisme et les classes furent contradictoires, conduisant à des impasses, nourries de troublantes ambiguïtés et de problèmes insolubles. Ces problèmes n’étaient évidemment pas propres à l’IWW, et aucune autre organisation ne peut prétendre les avoir dépassés. C’est l’engagement inébranlable et passionné de l’IWW pour la solidarité et l’égalité qui le distinguait, au sujet du racisme, de toutes les autres organisations ouvrières ou de gauche. Comme l’exprima en une formule percutante l’un des plus sages et prophétiques wobblies — cet homme mystérieux connu sous le nom de T-Bone Slim : « Inégalité et solidarité ne se mélangent pas. » En suivant cette formule claire et définitive, l’IWW a très tôt marqué l’histoire antiraciste et attend encore d’être dépassé.
Cependant, le fait que l’IWW soit allé plus loin que n’importe quelle autre organisation dans la solidarité ouvrière multiraciale ne signifie pas que ses militants disposaient de toutes les réponses, que toutes les tactiques qu’ils essayèrent valent encore d’être essayées. Ils eurent également leurs faiblesses, leurs faux pas, leurs fausses routes et leurs défaites cuisantes. Même Joe Hill, on le voit, s’est fourvoyé sur le sujet. Ce qui montre simplement que l’« homme qui n’est jamais mort » n’était après tout qu’un homme, susceptible de faire des erreurs comme tout le monde.
J’aime à penser que Joe Hill souscrirait à l’opinion de David Roediger, selon laquelle la meilleure manière de rendre hommage à l’héritage antiraciste de l’IWW n’est pas de prétendre que les wobblies ont résolu la question, mais plutôt qu’ils s’efforcèrent de transcender leurs limites.