Le barde wobbly ne fût membre de l’IWW que pendant les cinq à six dernières années de sa vie. Cette période relativement brève a pourtant fait d’un immigré suédois et hobo anonyme cet homme que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Joe Hill. Si, comme le disent les anciens, on peut juger un homme à ses fréquentations, il est alors essentiel de comprendre ce syndicat qu’il accompagna et, surtout, qui fit de lui ce qu’il fut et ce qu’il est.
Quiconque étudie l’histoire ouvrière des États-Unis sait que les Industrial Workers of the World (Travailleurs industriels du monde, communément appelés wobblies, ou wobs) ont une identité – une sorte d’aura – qui leur est propre. L’histoire académique du syndicalisme se penche généralement sur les conventions collectives, négociations, contrats, arbitrages, échelles de salaires, plans de retraite et autres prétendus acquis, mais l’histoire wobbly est tellement différente que des volumes entiers qui lui sont consacrés ne mentionnent aucune de ces trivialités. Dès le début, l’IWW refusa de signer tout contrat avec les patrons, méprisant toute indemnité de retraite, d’assurance ou de décès comme autant de pitoyables concessions à un ordre social décadent. Pour écrire sur l’IWW, les mots clés sont toujours : liberté, solidarité, démocratie, action directe, révolution, contrôle par la base, humour, imagination et « un tort fait à l’un est un tort fait à tous ».
Fondé à Chicago en 1905, l’IWW concentre en une organisation de travailleurs tous ceux que l’American Federation of Labor [AFL, Fédération américaine du travail] considère comme « inorganisables » ou indésirables : travailleurs sans qualification, immigrés, gens de couleur, travailleurs journaliers, saisonniers ou itinérants dans l’agriculture, la charpenterie et le bâtiment. William D. (dit « Big Bill ») Haywood annonça au congrès fondateur : « Nous allons descendre dans le caniveau pour rejoindre la masse des travailleurs et la porter à des conditions de vie décentes. » Avec un grand enthousiasme et de petites cotisations, l’IWW se mit à l’ouvrage et fit des merveilles.
Les grandes luttes de l’IWW ne furent jamais de routiniers arrêts de travail, et ne furent jamais réglées par des fonctionnaires syndicaux et leurs avocats s’asseyant autour d’une table coude à coude avec les patrons et leurs propres et innombrables juristes. Comme les célèbres campagnes du syndicat pour la liberté d’expression, les grèves wobbly étaient des révolutions en miniature, d’excitants épisodes de la lutte des classes impliquant des communautés entières, des confrontations sociales massives entre la machine répressive d’une vieille société fondée sur l’exploitation et une nouvelle société, réellement libre, qui exigeait la participation active et créatrice de chacun. Quand on leur demandait : « Qui est votre leader ? », les grévistes de l’IWW faisaient cette réponse caractéristique : « Nous sommes tous des leaders ! », et, à la question : « Quelles sont vos revendications ? » : « Nous voulons tout. »
Le fameux Préambule de l’IWW — commençant par ce constat limpide qui affirme que « la classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun » — distille les œuvres complètes de Karl Marx dans leur essence révolutionnaire. À mon sens, ce manifeste de 306 mots met en avant ce qui est toujours la base la plus appropriée pour la création de ce que les wobblies eux-mêmes aimaient appeler un « monde meilleur ». Beaucoup de wobblies étaient également membres du Parti socialiste — du moins jusqu’en 1912, quand la direction conservatrice du parti exclurait Bill Haywood sur la question du sabotage — et leur affection comme leur respect pour Gene Debs (hormis quelques désaccords mineurs) se sont maintenus au fil des ans. L’aile gauche du parti était en fait presque entièrement composée de wobblies et de sympathisants de l’IWW ; elle se distinguait de la droite et du centre du parti en prônant l’action directe et la révolution plutôt que la réforme.
Quoi qu’il en soit, la théorie wobbly n’avait clairement rien de commun avec la froide, rugueuse, bureaucratique et monotone orthodoxie adoptée par tous ceux qui s’autoproclamaient et s’autoproclament socialistes révolutionnaires ou marxistes. Le Grand Syndicat unique (One Big Union) a toujours parlé à plusieurs voix. Si le Préambule de l’IWW s’inspire en droite ligne, crûment, et parfois littéralement, de Marx, les idées wobbly doivent également beaucoup au mouvement abolitionniste précédant la guerre de Sécession, et à l’extravagante imagination utopiste d’Edward Bellamy, non seulement le Bellamy de Looking Backward, mais aussi celui d’Equality, le livre anarchiste, féministe, écologiste et pro-droits de l’animal qui en constitue la suite. Des poètes comme Shelley, William Morris et Walt Whitman ont également influencé la pensée wobbly. Pareillement, l’activisme génial et créatif du syndicat doit beaucoup à la tapageuse spontanéité du « let’s-do-it-now » (faites-le-donc-maintenant) de l’« armée » de Coxey, et plus encore au protosyndicalisme à large base anarchiste du Haymarket — l’« Idée de Chicago ». À l’instar de Marx, Wendell Phillips, Bellamy, Morris et des Huit du Haymarket, l’IWW regardait loin devant, vers un futur sans esclavage, exploitation, patrons, armée, marine de guerre, prisons, ni aucune autre institution inégalitaire, coercitive ou violente.
Mais les idées essentielles de l’IWW et ses conceptions d’une société libre se développèrent surtout à la suite des expériences étendues et variées de ses fondateurs en tant qu’esclaves salariés, aussi bien en Amérique du Nord — alors en pleine marche forcée vers l’industrialisation — qu’en Europe ou ailleurs, puisqu’une grande proportion de ses membres, depuis le tout début, étaient des immigrés.
Leur expérience du vieil appareil syndical et de son échec flagrant à s’adapter aux nouvelles conditions industrielles était particulièrement déterminante. Comme le capitalisme américain enflait de plus en plus, devenait de plus en plus complexe et de plus en plus centralisé, les travailleurs de beaucoup de professions différentes se voyaient réduits à de simples petits rouages dans une énorme machine industrielle. Divisés en une infinité d’appareils syndicaux, chacun négociant séparément avec un employeur différent, et bien souvent en compétition avec d’autres syndicats, les ouvriers éprouvaient de plus en plus de difficultés à pratiquer la solidarité de classe. Quand les travailleurs d’une section de l’AFL se mettaient en grève, les membres de douzaines d’autres sections de l’AFL de la même usine passaient le piquet de grève pour aller travailler, respectant l’accord que leur représentant syndical avait négocié avec le patron. Ce qui, le plus souvent, signifiait briser la grève. Aux yeux de l’IWW, le traditionnel problème des « jaunes » — travailleurs non syndiqués travaillant pour des salaires moindres que la norme syndicale — était insignifiant comparé au nouveau problème des jaunes syndiqués qui plaçaient les accords et les privilèges des syndicats de métier avant la loyauté à la classe ouvrière. Dans les discours wobbly, l’AFL était couramment appelée l’American Separation of Labor (la Séparation américaine du travail). Vincent St. John, le plus chéri des responsables de l’IWW de tous les temps — tout le syndicat l’appelait « le Saint » — résuma le problème des jaunes syndiqués dans sa brochure Industrial Unionism : « La division sur le champ de bataille économique signifie pour le travailleur la défaite et la dégradation. »
Cette critique radicale de l’archaïque et conformiste syndicalisme de métier renvoie directement à la théorie IWW du « syndicalisme industriel révolutionnaire », telle qu’elle est exposée dans son Préambule. Entre la classe ouvrière et la classe patronale, explique celui-ci,
[...] une lutte doit se poursuivre jusqu’à ce que les travailleurs du monde entier organisés en classe prennent possession du cœur de l’appareil de production et abolissent le salariat.
Nous estimons que la concentration de la direction des entreprises dans quelques mains, de moins en moins nombreuses, rend les syndicats inaptes à se défendre contre le toujours grandissant pouvoir de la classe patronale. Les syndicats nourrissent un état de choses qui permet de monter les travailleurs les uns contre les autres dans une même industrie, amenant par là une défaite après l’autre dans la guerre salariale. [...]
Ces conditions ne peuvent être changées et l’intérêt de la classe ouvrière ne peut être défendu que par une organisation formée de telle façon que dans l’ensemble d’une industrie, ou dans toutes les industries si nécessaire, le travail cesse à partir du moment où une grève ou un lock-out est en cours dans une de ses parties. [...]
En nous organisant dans l’industrie nous formons la structure d’une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne.
Réponse ouvrière très claire aux diverses versions du marxisme, du socialisme et de l’anarchisme de la classe moyenne alors en vogue à gauche et dans les cercles syndicaux, le syndicalisme industriel révolutionnaire était la réponse pratique de l’IWW à la question : comment nous, travailleurs, pouvons-nous nous libérer de l’esclavage salarié et jouir des biens que nous avons produits ? Des douzaines de publications furent consacrées à l’explication, la défense et l’élaboration de ce courageux et nouveau syndicalisme de l’émancipation. Une des brochures les plus populaires de l’IWW, The IWW: Its History, Structure and Methods de Vincent St. John, insiste sur le caractère sans compromis de la guerre de classe :
L’IWW soutient que, malgré le courage et l’esprit dont peuvent faire preuve les travailleurs, s’ils sont obligés de se battre avec les anciennes méthodes et les formes dépassées d’organisation contre l’organisation moderne de la classe patronale, il ne peut y avoir qu’une seule issue à leur lutte : la défaite.
L’IWW reconnaît le besoin de solidarité de la classe ouvrière. Pour l’accomplir, il propose de placer la lutte des classes au cœur de l’organisation. [...] Par ce principe fondamental, l’IWW met en avant l’esprit de révolte et de résistance qui doit nécessairement faire partie du bagage de toute organisation ouvrière dans sa lutte pour l’indépendance économique. En un mot, son fondement fait de l’IWW une organisation de combat. Il engage le syndicat dans une lutte incessante contre la propriété privée et pour le contrôle de l’industrie.
L’IWW ne peut trouver qu’un arrangement avec la classe patronale : l’abandon total du contrôle de l’industrie à l’Union ouvrière.
[Op. cit., édition révisée de 1919, p. 12]
Dans une perspective associant évolution et révolution, James P. Thompson, un des meilleurs organisateurs et orateurs de l’IWW, met l’accent sur le développement du pouvoir ouvrier :
La vieille société porte la nouvelle dans ses entrailles. Les forces qui régissent le monde aujourd’hui ne se rendront jamais à une force plus faible. Il s’agit clairement de mettre en œuvre la puissance du travail organisé. [...] Les réformateurs essaient d’amender le capitalisme. Les réactionnaires tentent d’inverser la roue de l’histoire. Les révolutionnaires bâtissent le neuf dans la coquille du vieux.
Le capitalisme se diffuse rapidement sur la terre, mais l’avenir du monde moderne est l’avenir du prolétariat... Quand le pouvoir organisé du prolétariat sera plus grand que celui des autres classes, alors viendra la révolution !
[J. P. Thompson, « Revolutionary Class Union », Twenty-Five Years of Industrial Unionism, 1930, p. 11-12]
C’est la ligne directrice du syndicalisme industriel révolutionnaire : donner au travail une forme d’organisation qui le rendra invincible dans sa guerre contre le capital.
Bien entendu, le Grand Syndicat unique ne se fit pas en un jour, bien que les espoirs de ses militants n’en fussent pas moins immenses pour autant. Les délégués qui fondèrent le syndicat en 1905, et les dizaines de milliers de militants qui se rallièrent à sa bannière écarlate jusque dans les années vingt, étaient convaincus qu’il ne faudrait guère de temps pour voir leurs désirs réalisés, sûrement pas plus de dix ou vingt ans. Pendant toute sa vie, la première génération de wobblies garda la certitude que les travailleurs du monde entier seraient bientôt suffisamment organisés pour chasser des industries les usurpateurs capitalistes, et nous conduire vers le paradis terrestre.
Ce sens, ou ce goût, de l’anticipation révolutionnaire — fondée sur une farouche et volontaire conviction que le syndicalisme industriel révolutionnaire réaliserait la nouvelle société à plus ou moins longue échéance — était un élément important du mouvement wobbly. Naïvement ou ironiquement, beaucoup de critiques du syndicat en ont conclu que le wobblisme était une forme de millénarisme. Si c’est le cas, il s’agit à tout le moins d’un millénarisme franchement matérialiste et antireligieux.
L’organisation de syndicats industriels progressa lentement, mais l’IWW continua de grandir envers et contre tout. Avant la Première Guerre mondiale, beaucoup de ses membres fréquentèrent les mixed locals (sections mixtes), sections syndicales sans lien particulier avec un atelier ou une industrie. La section mixte ne faisait pas partie de la structure de l’organisation adoptée lors du congrès fondateur – elle fut introduite pendant le IIe congrès (1906) pour rassembler les travailleurs sans emploi, ou en nombre insuffisant pour former un syndicat industriel, mais désirant rejoindre l’IWW. Elle regroupait aussi bien les hommes salariés que les femmes, les enfants, les chômeurs et les travailleurs immigrés. Si les formes d’organisation différaient grandement d’une section à l’autre, elles laissaient toujours la place à toute initiative ou improvisation de la base. Bien qu’elles n’aient pas fonctionné en tant que syndicats stricto sensu, ces sections syndicales mixtes jouèrent un rôle vital dans l’histoire primitive de l’IWW, le fournissant en toutes sortes de vagabonds rebelles, de nouveaux adhérents et offrant partout des renforts pour les luttes wobbly. Les militants qui remplirent les rues, puis les prisons lors des célèbres campagnes du syndicat pour la liberté d’expression, comme ceux qui convergèrent à Lawrence, Massachusetts, en 1912, uniquement pour donner un coup de main, étaient des membres de sections mixtes. Ils furent également d’une aide cruciale dans toutes les campagnes de défense de l’IWW.
De 1915 à 1923, les syndicats industriels devinrent prédominants au sein de l’IWW et montrèrent au monde combien sont puissants les esclaves salariés lorsqu’ils s’organisent d’un bout à l’autre d’une industrie. Les syndicats industriels wobbly, néanmoins, ne furent un pouvoir réel que dans quelques industries (surtout dans l’agriculture, la charpenterie, les mines et le transport maritime ; dans une moindre mesure, dans le bâtiment, les chemins de fer et l’hôtellerie), dans quelques régions du pays et, à de notables exceptions près, pendant un laps de temps réduit. Dans les années 1920, les sections syndicales mixtes ressuscitèrent sous le nom de syndicat général de recrutement, et redevinrent la cellule de base de l’IWW.
Au temps de Joe Hill, le Grand Syndicat unique consistait d’abord en de petites sections mixtes. Ces groupes informels de travailleurs rebelles avaient peu ou pas de travail et peu ou pas d’argent. Tout ce qu’ils possédaient vraiment, c’était des chansons, des poèmes, de l’imagination, de la détermination, de la solidarité, une vision révolutionnaire du monde et une remarquable capacité à s’organiser et à se faire connaître, dans des proportions sans commune mesure avec leur nombre.