Joe Hill reprenant Mr Block, la bande dessinée d’Ernest Riebe, en chanson ; le créateur de Mr Block adaptant Everybody’s Joining It de Joe Hill ; Joe Hill réécrivant le couplet de Richard Brazier sur « cette bonne crème [...] qui nous attend là-haut » ; Dick Brazier ajoutant (anonymement) une strophe finale au The Tramp de Joe Hill ; Hazel Dickens réécrivant The Rebel Girl ; Arturo Machia modifiant les dessins de couverture de Joe Hill pour The Rebel Girl ; les dessins « suggérés par Joe Hill » et réalisés par d’autres : autant d’exemples divers d’un effort collectif qui soulignent non seulement que la contre-culture wobbly était une création essentiellement collective, mais également que ses créateurs travaillaient en toute conscience, sans complexes et, avant tout, par jeu.
Toute divagation collective est, de fait, synonyme d’improvisation. La théorie et la pratique sont inséparables dans cette forme vivante d’intervention publique, ce que formula parfaitement un dialecticien de la taille de Marx lui-même — Groucho Marx, pour être précis :
S’ils ne rient pas, essaye autre chose. S’ils rient, garde ça. Si tu parles assez longtemps, dis quelque chose de drôle.
[Charlotte Chandler, Hello, I Must Be Going: Groucho and His Friends, 1979, p. 560]
Le frère de Joe Hill, Paul, et d’autres fellow workers ayant connu Hill à San Pedro confièrent à Ralph Chaplin quelques indications sur la méthode d’écriture du barde wobbly :
Il grattait quelques airs de ses doigts agiles, improvisant des paroles au fur et à mesure. Quiconque aurait pu l’entendre serait tombé sous le charme de l’humour de ses parodies et de son rire si communicatif pendant qu’il développait des idées pour essayer d’en tirer quelque chose. Mais l’idée de coucher ces petites satires sur le papier ne l’effleurait pas. Il les lançait comme ça lui venait, au débotté, avant de les oublier.
[R. Chaplin, « Joe Hill: A Biography », Industrial Pioneer, novembre 1923, p. 24]
« Improviser » et « comme ça lui venait » sont des mots clés qui nous en disent beaucoup sur la genèse des chansons de Joe Hill. Et, si « tous les gens autour de lui » qui tombaient sous le charme du poète ne se contentaient pas d’écouter mais jouaient un rôle actif dans la création, Joe Hill incarnerait ainsi également la création collective wobbly. D’autres faits accréditent cette hypothèse. Au passage, le récit de Chaplin souligne que les chansons de Joe Hill, improvisations éphémères, n’ont pas toutes été transcrites, et sont donc pour une bonne part définitivement perdues : l’évanescence est une des caractéristiques du jeu.
Le récit d’un autre fellow worker auteur de chansons illustre bien la nature participative de la poésie du Grand Syndicat unique. Se remémorant les premières années du Little Red Song Book dans une lettre à Fred Thompson en 1968, Richard Brazier raconta avoir entendu dans un local wobbly de l’Ouest des fellow workers reprenant des paroles du cantique Plus près de toi mon Dieu pour les transposer à leur manière :
Un des gars proposa une fin : Nearer no god to me, he and I just don’t agree (Plus près d’aucun dieu, lui et moi on s’entend pas). Et un autre : Nearer my beer’s to me, than god will ever be (Plus près de toi, ma bière, que dieu ne le sera jamais). Je demande : « Qu’est-ce que c’est ? » Ils me répondent : « C’est une chanson qu’on a entendue, on essaie de la faire sonner. » Je savais que les wobblies faisaient ça quelquefois, surtout avec Alleluia, I’m a Bum.
[Lettre du 28 mai 1968]
Nearer my Job to Thee de Joe Hill ne fut pas publié avant 1913-1914. Avait-il, lui aussi, entendu des fellow workers improviser de nouvelles paroles sur le vieux cantique pour le « faire sonner » ? Ou n’est-ce qu’un exemple parmi d’autres de grands esprits prolétaires qui se rencontrent ? Ces questions resteront sans doute sans réponse. En tout cas, d’après le vieil ami de Joe Hill Alexander MacKay, la création collective faisait bien partie du propre modus operandi de Joe Hill :
[...] il aimait tester ses paroles sur les wobs qui traînaient. Ce n’est que justice de dire que ses chansons étaient des œuvres collectives, parce que Joe écoutait tous les conseils et toutes les suggestions des wobs du voisinage.
[G. Smith, Joe Hill, 1969, p. 20]
Quelques années plus tard, MacKay revint plus longuement sur le sujet :
Mon souvenir le plus vivace de Joe est un moment de composition. Récupérer un air était facile, mais l’écriture était une tâche herculéenne. Les mots ne lui venaient pas facilement. Chaque ligne demandait un dur labeur, et souvent un effort coopératif.
Voici comment sortait une chanson. Joe et quelques-uns d’entre nous étions assis sur les quais, à côté de sa cabane goudronnée. On s’activait à préparer le rata et améliorer l’ordinaire. Joe ronchonnait perpétuellement sur les conditions de travail. Et puis, subitement, il se ragaillardissait et se ruait dans sa cabane. Quelques secondes plus tard, on entendait le « plunk plunk » d’une guitare. Quelques instants encore et il sortait nous faire partager une ligne ou deux de sa dernière réalisation. Pour sa peine, il récoltait une bordée de critiques dévastatrices, qu’il prenait généralement plutôt bien. Si, par bonheur, il recevait des louanges, il rayonnait de partout.
Personne ne prétendra que les œuvres de Joe Hill sont des chefs-d’œuvre raffinés de la littérature, à ranger aux côtés de Shelley et Keats, mais beaucoup de bons wobs lui fournirent la matière brute, qui sortait directement des tripes de la classe ouvrière, et ses chansons atteignent encore les esclaves en plein cœur.
[Critique du roman de Stegner, 1950, archives Green]
Le fellow worker MacKay confirme donc et amplifie ce que Chaplin avait entendu dire, tout en contredisant apparemment Edward Mattson, qui, nous l’avons vu, s’émerveillait de l’aptitude de Hill à improviser des paroles tout en jouant [1].
Doit-on attribuer cette contradiction à la possibilité que Hill, comme n’importe quel écrivain ou chanteur, avait des « jours sans » ? Sans doute, mais l’explication se trouve peut-être ailleurs : dans la différence entre écrire une nouvelle chanson et divertir des amis avec d’anciennes compositions. Que Mattson ait entendu Hill reprendre une chanson plusieurs fois de suite avec des paroles différentes ne signifie pas que Hill improvisait chaque nouveau mot. Il est bien plus vraisemblable qu’il avait plusieurs strophes en réserve pour certaines chansons, qu’il pouvait faire varier à chaque interprétation tout en y ajoutant quelques mots ou quelques phrases. C’est ainsi qu’on procède aujourd’hui encore, en particulier dans le domaine de l’improvisation théâtrale.
Le récit vivant de MacKay n’est pas sans évoquer la « découverte du véritable Homère » dans La Scienza Nuova de Giambattista Vico (1730), qui attribue l’œuvre du poète antique non pas à un génie individuel, mais à une large communauté d’innombrables auteurs se succédant sur plusieurs générations. Dans le même sens, un des premiers critiques du travail de Vico, Robert Flint, de l’université d’Édimbourg, notait en 1884 que « le véritable Homère [...] serait le peuple grec lui-même, conforme à son identité idéale et héroïque, relatant sa propre histoire en une poésie nationale ». Serait-il excessif de suggérer, dans l’esprit de Vico, que le véritable auteur des chansons de Joe Hill serait en réalité les Industrial Workers of the World dans leur ensemble, la classe ouvrière révolutionnaire, qui relaterait sa propre histoire à sa manière ?
Il y a peu encore, la création collective était répandue et socialement valorisée. Comme les peintures murales des grottes préhistoriques, les grandes cathédrales du Moyen Âge sont des créations collectives anonymes. Beaucoup de peintres célèbres de la Renaissance avaient des assistants dédiés à la réalisation des fonds, des nuages ou de petits détails, les mains par exemple, ou les plis. La poésie collective a fleuri pendant mille ans au Japon et les meilleurs poètes du pays, dont l’incomparable Basho, en étaient des pratiquants habituels et enthousiastes.
Depuis peu, particulièrement en Europe et aux États-Unis, où un individualisme bourgeois s’est imposé dans les arts, la création collective est assimilée à la protestation et à la rébellion. Le jazz afro-américain, la modern dance et le surréalisme en furent d’éminents représentants à partir des années 1910. L’engagement wobbly dans la création collective montre une fois de plus à quel point le syndicat était loin — aussi bien politiquement que spirituellement — du syndicalisme d’affaires de l’AFL et des courants de gauche dominants. Malgré des expériences vécues fort dissemblables et bien qu’ils aient emprunté des chemins très différents, Joe Hill, « King » Oliver, Isadora Duncan et André Breton en arrivèrent tous à la même conclusion : la crise de la culture moderne exigeait la création collective, et le meilleur moyen de la pratiquer se trouvait dans le jeu.
Un accord essentiel qui était sans doute « dans l’air du temps », ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils se soient soufflé l’idée les uns aux autres. Rien ne permet d’affirmer que la création collective wobbly puisse dériver du jazz, de la modern dance ou du surréalisme. L’influence du jazz sur l’IWW, et réciproquement, est plutôt discrète, et ne fut sans doute pas déterminante. Aucun Afro-Américain IWW connu ne semblait être musicien ; aucun jazzman de l’époque ne semble avoir rejoint le syndicat ; aucun wobbly non afro-américain ne semble s’être jamais exprimé longuement sur la musique noire [2]. Pour un syndicat qui encourageait les travailleurs à être hip, les préférences musicales IWW étaient singulièrement circonscrites : des hymnes traditionnels aux derniers tubes de variétés. Cela dit, il pourrait être intéressant de savoir d’où les bluesmen Blind Joe Hill et Joe Hill Louis avaient tiré leur nom.
L’influence de la modern dance sur l’IWW est aussi difficile à établir. Beaucoup d’intellectuels radicaux très proches de l’IWW dans le New York des années 1910 — Mary Heaton Vorse, Floyd Dell, John Sloan et Alexandre Berkman, entre autres — étaient également des amis intimes et de fervents admirateurs d’Isadora Duncan. Les IWW ne pouvaient ignorer le soutien déclaré de la grande danseuse à la solidarité ouvrière internationale et à la révolution (« Je suis une révolutionnaire. Tous les artistes sont des révolutionnaires. »), surtout depuis qu’elle était dénoncée comme « antiaméricaine » dans la presse bourgeoise. En outre, Duncan insistait toujours sur le fait que sa révolution chorégraphique ne devait rien aux grands maîtres de la danse, mais aux poètes — ceux-là mêmes que les IWW chérissaient par-dessus tout : Blake, Shelley, Byron et Whitman. Les représentations de danseuses aux pieds nus, vêtues de tuniques diaphanes, qui illustraient beaucoup de dessins wobbly de 1er Mai et faisaient souvent la couverture des magazines du syndicat, s’inspiraient directement de la danse libre de Duncan. Certains wobs connaissaient probablement Duncan, ou du moins l’avaient-ils vue danser, puisqu’elle donna quelques spectacles pour des ouvriers à New York et sans doute ailleurs. Vera Buch (la future Vera Buch Weisbord), surtout connue pour avoir joué un rôle majeur dans la grève de Gastonia, eut cette chance, et elle comptait cette expérience parmi les moments les plus importants de sa vie.
Nous savons également qu’au moins un spectacle de danse fut organisé sous des auspices wobbly. Le Labor Defender, journal IWW de New York (à ne pas confondre avec le journal communiste du même nom), annonça une représentation au profit des prisonniers politiques IWW en novembre 1918, dans la salle du Parti socialiste finlandais. Les élèves d’Elizabeth Stuyvesant, indiquait l’annonce, « interpréteront la révolution russe » en une « danse de défi » [LD, 15 novembre 1918].
Ces contacts entre des danseurs et des wobblies sont intéressants et significatifs, mais, s’ils ont pu avoir une profonde influence sur certains individus, ils en eurent très peu sur le syndicat en tant que tel.
La première création surréaliste proprement dite — Les Champs magnétiques d’André Breton et Philippe Soupault — remonte, quant à elle, à 1919, longtemps après que la création collective se fut banalisée dans le Grand Syndicat unique. Les dessinateurs et les songwriters de l’IWW offraient à leurs lecteurs et auditeurs de hautes doses d’images délirantes, d’humour noir et d’autres manifestations du merveilleux, mais ils s’inspiraient directement de la vie quotidienne aux États-Unis.
D’autres approches de création collective étaient dans l’air au cours du premier quart du XXe siècle, et devaient être familières à nombre de wobblies. J’ai mentionné précédemment les importantes réflexions de Neva Boyd sur le jeu collectif. On en trouve d’autres manifestations dans les premiers films muets, les représentations publiques de Percy MacKaye ou le florissant Little Theater Movement (beaucoup de théâtres wobbly virent le jour à Chicago, San Francisco, Cleveland et au Work People’s College de Duluth). Moins connue, la « poétique tribale », théorie radicale défendue par la romancière féministe Mary Hunter Austin, était plus proche encore de l’esprit wobbly.
Bien qu’elle n’y ait jamais adhéré, Austin noua cependant des liens étroits avec le syndicat, au moins au milieu des années 1910. C’était, par exemple, une amie et une admiratrice d’Elizabeth Gurley Flynn. Admiration mutuelle : Flynn écrivit à Austin des années plus tard, en 1930, que son roman A Woman of Genius l’avait profondément inspirée pendant sa jeunesse, notamment après sa séparation d’avec son mari, Jack Jones [Nancy Porter, postface à A Woman of Genius, 1985, p. 318-319]. Austin connaissait également Big Bill Haywood et Margaret Sanger, alors dans ses années IWW, et elle apporta son soutien à la grève de Paterson en 1913. Parmi ses nombreux autres amis radicaux, on comptait Charlotte Perkins Gilman, Ethel Duffy Turner, Ida Tarbell, W. E. B. Du Bois, Emma Goldman, Mother Jones, Isadora Duncan et Paul Robeson.
Comme tant d’autres explorateurs aux idées novatrices, Austin n’était pas à une contradiction près. Richard Drinnon relève, dans un chapitre de son excellent Facing West, qu’elle ne s’était « jamais complètement libérée des prescriptions et oppressions religieuses et séculaires ». Rebelle radicale, elle se débrouilla quand même pour entretenir une amitié avec Theodore Roosevelt, chasseur d’Indiens (et de wobblies) notoire. Drinnon souligne cependant à sa décharge que, contrairement à l’écrasante majorité des historiens, des anthropologues, des écrivains et autres intellectuels de son temps, Austin
[...] prit la peine d’approcher les vies indiennes, où elle trouva le contraire d’une simplicité « primitive ». Se laissant entraîner par leurs expressions rythmiques, elle connut de la sorte une véritable renaissance, dans l’esprit du territoire. Par son ouverture rare à l’expérience visionnaire, elle rapporta de l’Ouest bien plus que les a priori et attitudes conventionnelles.
[Facing West, 1990, p. 230]
Le projet ambitieux de Mary Austin consistait à étendre et approfondir la conscience du « neuf » au moyen d’un regain d’intérêt pour les « voies anciennes ». De son point de vue, l’évolution rapide des sensibilités au début du XXe siècle — si bien représentée par l’apparition des thèmes de la « nouvelle femme » et du « nouveau syndicalisme » de l’IWW — donnerait sa base à une nouvelle société, libre et créatrice, si elle développait conjointement une conscience renouvelée des valeurs amérindiennes traditionnelles de solidarité tribale, de relation à la Nature, au territoire et au paysage. À l’origine de cette révélation, une compréhension subite de la manière dont les Amérindiens, à travers la poésie et la danse, s’identifiaient intimement à la terre sur laquelle ils vivaient. Cette « divination », comme l’appelle Drinnon,
[...] la haussait au niveau des Thomas Morton, George Catlin et quelques autres, qui sentirent que ce continent dont ils avaient outrepassé la « frontière » possédait ses propres rythmes et y était profondément attaché.
[Ibid., p. 230]
Austin soulignait que la poésie européenne fut d’abord tribale, avant que l’avènement de la société de classe ne retire « la pratique communautaire affective de la poésie des mains de la tribu » pour la soumettre au contrôle de la classe dominante. Dès lors, il s’agissait de renouveler le caractère démocratique, collectif et participatif de la poésie. La poésie étant elle-même l’instrument de prédilection pour amener à cette nouvelle conscience, qui se réaliserait dans une transformation radicale des valeurs sociales.
Dans une étude profonde, de première main, sur la culture amérindienne — qui s’avérera être le travail d’une vie —, Austin développa sa théorie de la « poétique tribale » au tout début du siècle, donnant une première leçon sur le sujet au cours de l’hiver 1904-1905. Elle résuma ses vues en 1918 dans son introduction à l’anthologie pionnière de George W. Cronyn sur la poésie amérindienne, The Path on the Rainbow, puis, de manière plus détaillée, dans sa propre anthologie, The American Rhythm, parue d’abord en 1923, puis révisée en 1930. Convaincue que ce qu’elle appelait la « poésie amérindienne » [3] deviendrait finalement le fondement d’une nouvelle poésie américaine, elle scandalisa ses contemporains en soulignant ce qui n’est qu’un truisme : que la poésie amérindienne était, et a toujours été, en « vers libres ». Les théories et les traductions d’Austin influencèrent en effet le mouvement du vers libre, qu’elle salua avec enthousiasme. Comme les « vieux habits du travail et de la société » avaient radicalement changé, affirmait-elle, « il ne suffit pas de chercher une nouvelle base rythmique d’expression poétique, il faut encore savoir l’accueillir » [The American Rhythm, 1930, p. 9]. Vachel Lindsay, Carl Sandburg, Lew Sarett, Amy Lowell et Edgar Lee Masters figuraient parmi les poètes qu’elle appréciait particulièrement.
Insistant sur le caractère communautaire originel de la poésie, elle mit l’accent — dans un passage aux sonorités wobbly — sur la conception amérindienne de « la poésie comme moyen d’élever le niveau de conscience d’un groupe » [Ibid., p. 36]. Une fois « la pratique communautaire affective de la poésie » libérée du contrôle asphyxiant d’une élite dominante, et le peuple réinitié au « sens rythmique » et à ces « inestimables trésors de pensées dansantes » qu’il porte en lui, la poésie deviendra la base d’une transformation sociale aussi étendue et merveilleuse que l’utopie de Fourier [Ibid., p. 7]. Pour Austin, l’expérience de la poésie impliquait rien de moins que l’extase, en quoi toutes choses viennent « ensemble à la vie dans une palpitation de conscience lumineuse » [Earth Horizon. An Autobiography, 1932, p. 371]. Inspirée par ses propres expériences poétiques aussi bien que par l’étude de la philosophie amérindienne (paiute en particulier), insistant sur le « tout » et ce qu’elle appelait « la douceur de la réalité ultime », Austin regardait loin en avant vers une société libre où l’intellect et le corps, l’esprit et la matière, l’humanité et la terre coexisteraient en une véritable harmonie créatrice [Ibid., p. 198].
Elle ajoutait par ailleurs qu’un « usage intelligent du jazz » serait également bénéfique à la poésie, en particulier « en ôtant le harnais de l’inhibition traditionnelle face à l’action, une chose indispensable à la formation d’une société démocratique » [The American Rhythm, 1930, p. 168-169]. Assister à la Corn Dance des Pueblos du Rio Grande lui suffit pour réaliser « comment Aristote en vint à traiter de la poésie comme d’un ensemble d’arts divers que nous concevons aujourd’hui distinctement » [Ibid., p. 46]. Elle s’intéressait ainsi au « rapport du geste à la poésie » et aux effets physiques de la poésie : comment « les centres autonomes sont éveillés et la conscience collective mise en mouvement » [Ibid., p. 47]. Dans un appendice à The American Rhythm, relevant que le terme grec pour « travail » dérive de la même racine que « orgie » — ce dernier mot « désignant originellement des états extatiques atteints grâce à des mouvements rythmiques » —, elle souligne que cette étymologie commune se retrouve aussi dans de nombreuses langues amérindiennes [Ibid., p. 169]. Évoquant les temps anciens où les chants étaient dansés et les danses chantées, elle en concluait que « les muses trop longtemps divisées de la poésie, de la musique et de la danse doivent à nouveau se réunir » [The Path on the Rainbow, de G. Cronyn, introduction].
Par sa perspective d’ensemble, et particulièrement par son ardeur à dépasser la séparation artificielle entre la poésie et les autres arts, entre la poésie et la vie, Austin s’apparente aux surréalistes, dont la révolution commence par cette révélation que la poésie n’est pas de la littérature, et que la poésie contemporaine a beaucoup à apprendre des premiers peuples de la terre. L’insistance des surréalistes sur l’unification des arts sous les auspices de la poésie ne s’appuyait pas seulement sur Hegel ou Lautréamont, mais aussi, et avant tout, sur les cultures indigènes d’Afrique et des Amériques. « Musique et poésie ont tout à perdre, disait Breton, s’ils ne se reconnaissent pas dans le chant une origine commune. »
Saluée par le critique Edward Wagenknecht comme « la Sybille de notre temps » [Cavalcade of the American Novel, 1952, p. 230], Austin fut l’une des premières personnes aux États-Unis à envisager le chamanisme et l’« esprit tribal » relativement à la poésie et à la révolution sociale. Ces thèmes, passionnément explorés par les surréalistes dès les années 1920, restèrent cependant pratiquement inaudibles dans ce pays jusque dans les années 1960.
Difficile d’estimer combien de wobblies ont pu lire Mary Austin. Bien disposés a priori envers les Amérindiens, qu’ils considéraient comme les « communistes originels » et leurs alliés contemporains contre le capitalisme, beaucoup de IWW se sentaient intimement attirés par la culture amérindienne. C’était particulièrement vrai du large contingent de hoboes que comptait le syndicat, d’où la « conscience tribale » n’était pas absente. Les condamnations brutales de ses conceptions radicales en poésie dans la presse capitaliste avaient sans doute signalé Mary Austin à l’attention de nombreux wobs.
Les similitudes entre la pratique poétique de l’IWW et la théorie de Mary Austin sont en tout cas suffisamment frappantes et suggestives. Des deux côtés on envisage la création collective d’une société radicalement nouvelle, dans laquelle ce qu’Austin appelait « l’appel de la communauté » et les IWW « une nouvelle solidarité humaine » remplaceraient cet ordre social aliénant, exploiteur, corrompu, militariste et de part en part a-poétique fondé sur la dictature du capital.
Des deux côtés on savait aussi qu’avec l’abolition des classes la poésie redeviendrait enfin ce qu’elle est vraiment. La vie quotidienne et le merveilleux, la liberté et l’enchantement, le rêve et la réalité ne seraient plus jamais contradictoires. Le rêve d’Austin d’une « réconciliation avec le Tout » est le revers du cri wobbly : tous pour un et un pour tous !
Dans une telle société, les possibilités de la vie seraient infinies, comme le fellow worker J. A. MacDonald l’affirma dans l’International Socialist Review de février 1916 : « Qui pourra mettre des limites aux possibilités d’une classe ouvrière consciente ? »