Bonnes feuilles

V. Joe Hill et les arts - Chapitre 9

« J’aurai vécu en artiste »

Il n’est pas si surprenant que les spécialistes de l’IWW, y compris les wobblies eux-mêmes, se soient surtout intéressés au Joe Hill barde et martyr, oubliant le dessinateur. Ses chansons et ses cendres ont été dispersées à travers le monde ; ses dessins n’ont pas dépassé le petit cercle restreint de quelques connaisseurs. De plus, l’étude critique de la bande dessinée en tant qu’art véritable ne s’est développée que tardivement et lentement. Dans le syndicat, le dessin était extrêmement populaire, mais dessiner semblait aller de soi, et les publications wobbly évoquaient ou louaient rarement les dessinateurs IWW les plus accomplis. L’étude des grands classiques de la bande dessinée publiés dans la grande presse bourgeoise demeura extrêmement rare jusqu’aux années 1960, et la critique de la BD reste aujourd’hui encore un champ de recherche aussi cultivé que, disons, la psychothérapie des escargots. Et l’étude « sérieuse » du dessin ouvrier ou radical ? Laissez-moi rire, ce n’est pas un champ, même pas un carré de pommes de terre.

Dans le cas de Hill, la discussion sur son travail en tant que dessinateur se révèle encore plus ardue du fait de la faible quantité de matériel disponible et d’une qualité inégale. Les dessins qui nous restent se comptent presque sur les doigts de la main : il y en a à peine une douzaine, ce qui est évidemment insuffisant pour parler d’une « oeuvre » en tant que telle. En outre, ces dessins sont rarement aboutis, plutôt griffonnés à la hâte. La plupart sont destinés à amuser les copains et pas à la publication. Ils touchent au but, ils nous font rire, mais ils ne comptent pas parmi les plus belles perles du genre. Alexander MacKay se souvient que Hill « rayonnait » quand un fellow worker le félicitait pour un dessin. Mais on peut supposer que les éloges allaient plus souvent à ses chansons qu’à ses dessins.

Ce qui ne signifie pas que les dessins de Joe Hill soient sans aucun intérêt. Au contraire, ils valent mieux que la production de ses innombrables contemporains, bien moins inspirés, qui travaillaient pour la presse bourgeoise et qui ont sombré dans l’oubli ou sont tout bonnement incompréhensibles. Ses dessins ont aussi une extraordinaire valeur documentaire. Comme ses chansons et ses autres écrits dispersés, ils illuminent notre compréhension et notre appréciation de la contre-culture IWW qui émergea à cette période, des campagnes pour la liberté d’expression menées en 1909 et 1910 à la création de l’Agricultural Worker’s Organization cinq ans plus tard, une période qui vit précisément les IWW commencer à s’appeler entre eux « wobblies » [Archie Green, Wobblies, Pile Butts, and Others Heroes, 1993, p. 97-138]. Cet aspect de l’oeuvre de Joe Hill commence à peine à être reconnu et étudié.

Mais la matière étant trop légère, il est prématuré de tenter d’évaluer la qualité du dessin de Joe Hill. Les grandes différences de style entre ce qui subsiste de ses dessins suggèrent que nombre d’entre eux – on ne saura jamais combien – ont été perdus. D’après Ralph Chaplin, « Hill tuait le temps en prison en dessinant des objets issus du monde extérieur ou de son imagination ». Où sont ces dessins aujourd’hui ? À part une carte de Noël de 1914, son dessin de sous-marin et les couvertures de ses partitions, son oeuvre de prison a entièrement disparu.

Même quelques-uns de ses dessins publiés ont été perdus, les archives IWW étant incomplètes. Il a aussi pu signer d’autres dessins sous un autre pseudonyme, voire ne pas les signer du tout. Quatre dessins antérieurs, des cartes postales dessinées destinées à son ami Charles Rudberg, ont refait surface en 1984. Une de ces cartes envoyées à Rudberg, une BD en deux cases intitulée « Faits et gestes de Våran Kalle », représente un jeune homme s’arrêtant net devant l’affiche pour une revue dansante avant de se ruer vers un escalier, sans doute pour se régaler du spectacle. Les cartes suivantes continuaient-elles l’histoire ? Ou ce petit dessin visait-il simplement à rappeler un épisode commun de leur vie ? Rudberg lui-même ne donna aucune explication et ne fit aucun commentaire. Tel quel, le dessin de Joe Hill reste ambigu au point d’en être incompréhensible.

Au moins un dessin de Joe Hill ne fut jamais reproduit ; il fut longtemps entre les mains d’un collectionneur privé et on ne sait pas où il se trouve désormais. Deux aquarelles, un moment disponibles dans des bibliothèques, semblent aujourd’hui avoir été « déplacées ». Si ces documents et d’autres refont surface un jour, ils pourraient bouleverser notre appréciation de la dimension artistique du barde wobbly.

En attendant, les rares dessins qui nous restent de Joe Hill possèdent toujours ce charme singulier que n’a pas émoussé le passage des ans. Ces dessins, destinés à élever l’esprit et exciter l’imagination de ses camarades esclaves salariés des années 1910, exercent encore une attirance irrésistible et immédiate sur tous ceux qui abhorrent l’injustice et cherchent à créer une société libre. Que ce soit lui – le seul et unique Joe Hill – qui ait réalisé ces dessins suffit à leur donner un intérêt permanent. Révélant une autre facette de sa personnalité, ils nous démontrent à quel point, comme Frances Horn le formula un jour, « Joe Hill était un homme talentueux » [lettre à F. R., 15 avril 1985].

Dans sa rudesse et son insolence, l’art de Joe Hill éclaire de façon lumineuse son point de vue d’immigré, de hobo, de critique social et de révolutionnaire. Absolument « dénuées de tout artifice artistique », comme le grand architecte Frederick Kiesler a pu le dire d’un autre dessinateur autodidacte, ces pièces hâtives sont, en bref, de précieux joyaux dans le riche héritage de poésie et de révolte que Joe Hill a laissé aux Industrial Workers of the World.

Quelques semaines avant de passer devant le peloton d’exécution, Joe Hill écrivit qu’il avait « vécu en artiste » et qu’il « mourrait en artiste ». Un des objectifs du présent livre est de faire en sorte qu’on se souvienne aussi de lui comme d’un artiste.