La prétention d’expert du Parti communiste en matière révolutionnaire — comme en n’importe quelle autre matière, d’ailleurs — n’a jamais impressionné les IWW. Après tout, quelques années seulement avant la formation du parti, la plupart de ses fondateurs, issus de l’aile droite du Parti socialiste ou du Parti démocrate capitaliste, étaient les mêmes orateurs arrogants et bellicistes qui avaient imploré les wobblies de voter pour Woodrow Wilson, espérant laisser les États-Unis en dehors de la guerre. Aux yeux des IWW, de tels dilettantes indécis de la classe moyenne n’étaient experts qu’en retournements de veste, et ne pouvaient inspirer aucune confiance à ceux qui savaient vraiment ce qu’est la lutte des classes.
Les critiques wobbly de ce que beaucoup d’entre eux appelaient le « Comical » Party (le Parti comique) — je pense notamment au compte rendu de première main de George Wilson, publié par l’IWW en 1921 sous le titre The First Congress of the Red Trade Union International at Moscow (Le Ier congrès de l’Internationale syndicale rouge à Moscou) et aussi à la lettre ouverte parue en 1922 sous la signature de E. W. Latchem et quelques autres militants, intitulée The IWW Reply to the Red Trade Union International (Réponse de l’IWW à l’Internationale syndicale rouge) — sont autant de documents capitaux dans l’histoire du mouvement radical et ouvrier américain, et devraient être scrupuleusement étudiées par toute personne s’attachant à comprendre les cent dernières années de lutte ouvrière aux États-Unis.
L’IWW fut dans son ensemble bienveillant à l’égard de la révolution bolchevique et de ses figures majeures pendant les années 1917 à 1921 : l’Industrial Pioneer rendit un hommage appuyé à Lénine en 1924, dont la date de naissance figura jusqu’en 1945 sur les calendriers du syndicat. Mais, autour de 1921 environ, beaucoup de wobs commencèrent à s’inquiéter de l’inertie croissante de la révolution, comme de la place alors toujours plus marginale qu’y occupaient les organisations proprement ouvrières. Quant au Parti communiste américain lui-même, les IWW avaient bien du mal à le prendre au sérieux. Malgré les efforts communistes répétés pour rallier les IWW à la ligne du parti, la plupart des wobs n’ont jamais eu de respect pour les prétendus « léninistes » américains. Les deux brochures mentionnées plus haut, comme tant d’autres ouvrages IWW sur le sujet, soumettaient les théories et pratiques douteuses des « bolcheviques » américains à une critique révolutionnaire dévastatrice, justifiée en tout par la sordide histoire postérieure du parti.
L’analyse wobbly de ce qu’on appellera plus tard le stalinisme évitait les attaques ad hominem pour se concentrer sur l’essentiel : une ignorance générale de la classe ouvrière américaine ; une conception naïve et confuse du marxisme ; l’acquiescement servile à chaque diktat de bureaucrates russes qui en savaient encore moins que les communistes américains sur le mouvement ouvrier américain ; enfin, ce qui n’est pas le moindre de ses défauts, un mépris cynique, hautain et odieux à l’égard de la démocratie ouvrière. C’est de bien plus que d’un « style » dont il est question ici, mais il n’est pas insignifiant de constater que le « style » wobbly — démocratie à la base (« nous sommes tous des leaders »), spontanéité, action directe, joie de vivre, chansons et humour — n’avait absolument rien de commun avec celui du Parti communiste et sa célébration du Comité central, de l’autorité, de l’obéissance, du contrôle et de ce saint des saints : la « ligne officielle ».
Dans son autobiographie, Fellow Worker: The Life of Fred Thompson (1994), Fred Thompson cite un ami remarquant dans les années 1920 que le Parti communiste « vivait dans les miasmes de [son] propre éclat » (p. 76). Cependant, beaucoup de membres du PC, particulièrement à la base et parmi les responsables locaux, se considéraient sincèrement comme d’authentiques révolutionnaires et faisaient de leur mieux pour agir en conséquence. Comme dans toute Église, tout syndicat AFL et toute organisation hiérarchisée, la base du Parti communiste était infiniment plus radicale que sa direction, et la plupart des membres du parti ignoraient tout des manigances des « grosses huiles ». À de rares exceptions, les meilleurs n’y restaient pas longtemps. Beaucoup auraient pu reprendre cette tirade d’un personnage de Chester Himes dans Lonely Crusade : « Je ne savais pas à quel point j’étais communiste avant d’être exclu du parti. » Ce n’est pas un hasard si la plupart des grands succès communistes aux États-Unis furent remportés loin de New York, la ville où était le siège du PC. Je pense par exemple à la grève du textile de Gastonia (Caroline du Nord), en 1929, ou au legs impressionnant des membres, en majorité noirs, du parti dans l’Alabama des années de la Dépression, tel que le rapporte Robin D. G. Kelley dans son lumineux Hammer and Hoe. Clancy Sigal — qui fut lui-même un militant actif au parti — remarque dans Going Away, des mémoires légèrement romancés :
[...] plus le Comité central à New York s’enferrait dans ses propres formulations, plus il accablait frénétiquement la base d’appels à la discipline militante. [...] La situation était taillée sur mesure pour des radicaux de classes privilégiées, qui avaient avant tout besoin de crises brutales justifiant l’abandon de tout argument [...], [crises] propres à dissiper les doutes et les différends par le recours à la forme la plus basique de loyauté à la « classe ouvrière » — c’est-à-dire au parti.
[Op. cit., p. 325]
Aux yeux des IWW, le PC devint l’une des pires choses qui soient advenues au mouvement ouvrier américain. Contrairement à la bureaucratie AFL, le syndicat ne sombrerait cependant jamais dans aucune forme d’anticommunisme de droite, défendant même les communistes contre la persécution d’État et s’opposant aux lois anticommunistes. Militants ouvriers d’expérience, ils savaient faire la différence entre l’élite du parti et sa base. Ils étaient aussi conscients que plusieurs milliers de militants communistes d’un jour, s’ils en venaient à quitter le parti, resteraient actifs dans le mouvement ouvrier radical et dans d’autres luttes sociales.
C’est leur propre expérience amère avec la direction communiste — cette prétendue « avant-garde » — qui conduisit les wobblies à conclure que le PC n’était absolument pas une organisation ouvrière, mais un parti politique de classe moyenne irrémédiablement autoritaire, néobyzantin dans sa structure hiérarchique bureaucratique, parasité en tout par une élite intellectuelle bourgeoise et donc, au mieux, essentiellement réformiste, avec une irrésistible tendance réactionnaire, aux antipodes de sa rhétorique « révolutionnaire ».
« Le cul dans la peau du lion », ou « Tout habillé mais nulle part où aller », un dessin de « Dust » Wallin, résume le point de vue IWW sur le nouveau Parti communiste et son attirail hétéroclite. Publié dans le numéro d’octobre 1920 du One Big Union Monthly, il représente un petit garçon attifé de vêtements trop grands pour lui : le chapeau de Liebknecht, le manteau de Lénine, les chaussures de Trotsky et les pantalons de Haywood. Le bras levé, il s’écrie : « Suivez-moi ! » Un fils de bourgeois élevé dans du coton qui, dans ses délires de grandeur, s’autoproclame « avant-garde » du prolétariat mais n’arrive qu’à sombrer dans le ridicule : tel apparaissait le Parti communiste aux yeux de la plupart des wobblies.
Mais la farce tourna vite au tragique. Le parti, qui s’était autodésigné « avant-garde de la révolution » devint rapidement une machine bureaucratique déterminée coûte que coûte à confiner la puissance ouvrière dans les voies étroites de la politique. Grassement subventionné par l’URSS, sans parler des donations qui lui venaient de « compagnons de route » multimillionnaires, le Parti communiste n’eut aucun mal à se faire passer pour la force dominante de la gauche américaine, fût-ce au prix d’une subordination servile aux besoins de propagande et aux stratégies électorales des huiles du Parti démocrate [1].
Beaucoup d’ouvrages ont décrit les déboires des IWW avec le Parti communiste, parfois en détail, mais personne n’a jamais rendu cette justice aux wobblies d’avoir été de précoces, courageux et pertinents critiques du stalinisme. The Nation et autres bastions crédules de l’establishment progressiste américain persistaient à vénérer les illusions les plus absurdes sur le « miracle » communiste, longtemps après que les wobs eurent reconnu dans le PC une secte politique fondamentalement hostile à la cause de l’autoémancipation de la classe ouvrière.
Les membres IWW attirèrent, par exemple, l’attention avant tout le monde — avant même que le terme de stalinisme n’existe — sur l’opportunisme égocentrique et sans scrupules de William Z. Foster. Critique sectaire des IWW pendant les années 1910, Foster dirigea quelque temps un petit groupe éphémère et complètement inefficace appelé la Syndicalist League of North America. Soutien enthousiaste à la Première Guerre mondiale et détenteur patriotique de bons américains, il tenta sa chance en gagnant les faveurs de Sam Gompers avant de devenir le plus flagorneur des staliniens américains. Les IWW le considéraient comme l’une des figures les plus nocives de l’histoire du mouvement ouvrier nord-américain.
Les communistes, et singulièrement Foster et sa clique, accusèrent ad nauseam les IWW de négliger et de fuir les syndicats AFL. (Le PC croyait dévotement dans le dessein caressé par Foster de « miner » ces syndicats de l’intérieur afin de les aligner sur les objectifs communistes.) L’argument du PC était lamentablement simpliste : la place des révolutionnaires étant parmi les ouvriers, ils devaient tous se retrouver dans l’AFL. En réalité, l’écrasante majorité des travailleurs se situait hors de ces syndicats AFL racistes, misogynes, xénophobes et anti-immigrés. Mais, pour cette masse de travailleurs non syndiqués, l’IWW représentait, en revanche, une force réelle et dynamique. Ce qui n’empêchait pas les IWW d’être actifs aussi dans des syndicats AFL non pour les « attirer » à eux, mais pour mettre leurs adhérents sur la voie du syndicalisme industriel révolutionnaire et d’une plus large solidarité ouvrière. Comme le fellow worker Latchem le soulignait dans sa « Réponse » mentionnée plus haut :
Les minorités agissantes au sein de l’AFL se composent, beaucoup plus qu’on ne le pense habituellement, de membres IWW compétents et actifs. Il se soucient moins de propagande que de résultats.
[E. W. Latchem et al., The IWW Reply to The Red Trade Union International, 1922, p. 9]
Beaucoup de IWW avaient en réalité une « double casquette » — ils étaient à la fois membres de l’IWW et de syndicats AFL (comme, plus tard, ils le seraient du CIO). Quelques-unes des figures IWW les plus connues avaient une deuxième carte, dont Justus Ebert (Lythographers), J. T. « Red » Doran (Electrical Workers), Eugene Barnett (United Mine Workers), Donald M. Crocker (Typographical Union) et, entre autres wobs présents en nombre dans les différents syndicats de marins et de dockers, Ben Fletcher, T-Bone Slim, Sam Murray et peut-être Joe Hill lui-même.
L’activisme IWW dans les syndicats AFL était bien connu, et pas seulement des militants ouvriers. En 1915, l’économiste Carleton Parker relevait ainsi, dans son essai « The Casual Laborer », que « beaucoup de syndicalistes corporatifs s’intéressent à l’IWW à San Francisco, certains en venant même à posséder des cartes des deux organisations » [C. Parker, The Casual Laborer and Others Essays, 1920, p. 67-68]. Trois ans plus tard, dans un autre essai, Carleton soulignait que « beaucoup » de membres de syndicats AFL, « dans les métiers les plus durs, bûcherons, dockers et ouvriers du bâtiment », étaient réputés posséder aussi « la carte rouge de l’IWW » [Ibid., p. 127].
L’année suivante, soit en 1919, dans son compte rendu de première main sur le congrès de l’AFL tenu à Chicago et dominé par la campagne « Libérez Tom Mooney », Crystal Eastman releva le fait que, en dépit de ce que les « cotisants de syndicats IWW [...] n’étaient pas acceptés »,
[...] 38 des 40 délégués de Seattle possédaient deux cartes ; exclus en tant que représentants de syndicats IWW, ils présentaient leur carte AFL pour être admis. Mais ils gardaient leur carte rouge dans la poche et l’IWW dans leur cœur.
[C. Eastman, On Women and Revolution, 1978, p. 304, p. 308]
L’exposé sensationnel de Jean Spielman, The Stool Pigeon and the Open Shop Movement (1923), s’appuie largement sur des documents issus de la correspondance secrète entre des agences de détective et la direction de diverses industries. Dans un de ces rapports d’espion en 1920, l’« agent » relève que « la moitié des bureaux de différents syndicats corporatifs [à Minneapolis et Saint Paul] sont à ranger du côté IWW » [Op. cit., p. 141].
Quand on se penchera vraiment sur le rôle et l’action de ces milliers de wobblies doublement encartés, le point de vue dominant sur l’histoire du mouvement ouvrier américain au XXe siècle en sera sérieusement ébranlé.
L’antagonisme entre les wobblies et les communistes ne se limitait pas à une guerre de mots. Pendant que la presse communiste taxait l’IWW de « réactionnaire » et de « contre-révolutionnaire », de nombreux membres du parti infiltraient secrètement le syndicat dans le but avoué de le « liquider ». Il va sans dire que la découverte de ces taupes provoquait souvent des empoignades. Le parti prétendit ainsi en 1920 que les dockers IWW de Philadelphie avaient chargé des armes qui serviraient contre les Soviets, ce qui fit beaucoup pour la suspension temporaire de la grande section syndicale des Marine Transport Workers’ IWW dans cette ville. Et les « sous-marins » du parti ne se privèrent pas de jeter de l’huile sur le feu pendant le désastreux congrès IWW de 1924, dont le syndicat ne s’est jamais vraiment remis.
Quelques IWW passés au PC, dont William Z. Foster, George Hardy, Elizabeth Gurley Flynn, Len De Caux et Art Shields, écrivirent des Mémoires destinés à faire du parti le digne « successeur » direct de l’IWW. Les historiens proches des communistes, Philip Foner en particulier, ont tendance à brosser le même tableau du PC. Bien que ces ouvrages soient très loin d’être dénués d’intérêt, ils sont tous déformés par les positions et les préjugés staliniens. Tous déprécient l’activité IWW après 1918 ; tous ignorent ou nient la désillusion notoire de Big Bill Haywood devant le « paradis ouvrier » soviétique ; et tous passent discrètement sous silence la grande majorité de militants IWW qui rejetaient le parti, comme tous ceux (James P. Cannon, Vera Buch Weisbord, Mary Inman, entre autres) qui rejoignirent le PC sans y rester ou pour en être exclus. Inutile de dire que ces anciens wobs devenus de célèbres écrivains du parti n’ont jamais fait allusion aux horreurs de la Russie stalinienne : interdiction des organisations ouvrières et des grèves, purges sanglantes, procès truqués, exécutions de masse et camps de travail. Pas plus qu’ils n’ont reconnu, encore moins dénoncé, les innombrables agressions des staliniens contre des éléments ouvriers plus radicaux, y compris aux États-Unis.
En effet, les « équipes de choc » du Parti communiste qui n’ont que rarement, sinon jamais, eu maille à partir avec la police, ont du moins parfaitement réussi à échapper à l’attention des historiens. Bien que la base du parti ait à peine connu leur existence et qu’ils ne soient que très rarement mentionnés dans les ouvrages consacrés à la gauche radicale américaine, ces gros bras staliniens ont fait brutalement partie du quotidien des travailleurs d’esprit libre et révolutionnaire, des années 1920 jusqu’aux années 1940 [2]. Outre leur carte du parti, ces hommes de main portaient matraque, surin et flingue, leur contribution aux progrès du mouvement ouvrier consistant à tabasser, voire assassiner, des révolutionnaires qui n’avaient pas l’heur de satisfaire à la « ligne politique » capricieuse de Staline.
On n’insistera pas sur le fait que le Parti communiste, qui accusait systématiquement et sans fondement ses critiques révolutionnaires d’être des « fascistes rouges » et des « agents du nazisme », s’empressa de soutenir le pacte germano-soviétique de 1939.
La violence stalinienne américaine contre les travailleurs — qui consistait également à interrompre des meetings, vandaliser les appartements des camarades exclus, détruire les publications d’opposition et voler du courrier — fit beaucoup de tort à l’ensemble du mouvement ouvrier, tout en nourrissant un sentiment de découragement diffus dans toute la classe ouvrière. Mais elle eut aussi une conséquence imprévue d’un grand intérêt : elle obligea les critiques et opposants révolutionnaires du stalinisme à s’unir dans une protection mutuelle. Ainsi débuta un des chapitres les plus longs mais les moins connus de l’histoire de l’IWW : plus de trois décennies de compagnie et de coopération avec les anarchistes, les trotskistes, le Parti socialiste, la Young People’s Socialist League, le Revolutionary Workers League (Oehlerites) et quelques autres variétés de communisme dissident. Pendant toutes ces années, non seulement ces organisations se défendaient mutuellement contre les assauts des staliniens, mais en outre elles se retrouvaient régulièrement dans les manifestations et sur les piquets de grèves des uns et des autres ; discutaient entre elles dans les mêmes forums ouverts, dans des endroits comme le Bughouse Square ou le Jack MacBeth’s Social Science Institute de Chicago ; et défilaient régulièrement ensemble le 1er Mai.
Les relations avec les trotskistes furent particulièrement amicales, en grande partie parce que la plupart de ces derniers — James P. Cannon, Vincent R. Dunne et Arne Swabeck en particulier — militèrent longtemps à l’IWW, gardant par la suite des liens étroits avec beaucoup de leurs anciens fellow workers. À Chicago, en 1929, pendant le congrès constitutif de la première organisation trotstkiste aux États-Unis, la Communist League of America, une bonne partie du service d’ordre mis en place en prévision d’une descente communiste était constituée de wobblies. Au tout début du trotskisme américain, d’après un vétéran de ce mouvement, la « clé » de sa « défense organisée » contre les hommes de main du PC « fut la contribution de beaucoup de militants IWW ou anarchistes ».
À New York, à la fin des années 1930 et pendant une bonne partie des années 1940, l’IWW partagea ses bureaux avec les trotskistes (réorganisés dans le Socialist Workers Party, SWP) et le groupe anarchiste réuni autour du journal de Carlo Tresca Il Martello (Le Marteau). La protection mutuelle était là aussi le motif de cette coopération étroite. Ces trois groupes s’étaient entendus pour ne jamais sortir à moins de quatre ou plus — aucun militant n’allait jamais seul — de l’immeuble, afin de se prémunir contre toute équipe volante de nervis staliniens [3].
Cette alliance de protection mutuelle n’entraînait évidemment aucune concession wobbly au programme trotskiste, et inversement. Au contraire : mis à part se défendre les uns les autres contre les attaques de la police capitaliste et des sbires du PC, ils n’avaient pas grand-chose à faire ensemble. Ici ou là, de solides amitiés avaient pu, malgré tout, se nouer. À Cleveland, dans les années 1940, le fellow worker Frank Tussey était le secrétaire de la section syndicale locale de l’IWW, pendant que sa femme Jean militait au Socialist Workers Party. Dans les années 1960, à Duluth, un membre important du SWP, candidat au secrétariat, signait régulièrement dans la rubrique en anglais du quotidien IWW en finlandais Industrialisti.
Comme Fred Thompson le releva dans son autobiographie, de tous ces groupes communistes dissidents, c’est indubitablement du Proletarian Party que l’IWW était le plus proche. La protection mutuelle n’était en l’occurrence qu’une raison accessoire de ce rapprochement, qui reposait d’abord sur des liens sociaux et amicaux, sans doute du fait que le PP s’occupa de la maison d’édition ouvrière Charles H. Kerr de la fin des années 1920 jusqu’aux années 1970. Paradoxalement, en matière de théorie et de programme, le PP — d’orientation syndicaliste corporatiste — et l’IWW étaient sur deux planètes différentes. Le marxisme singulier du PP (que les membres du parti considéraient comme très orthodoxe) s’appuyait sur l’« épistémologie prolétarienne » de Joseph Dietzgen et l’anthropologie de Lewis Henry Morgan. Malgré ces différences, les deux mouvements firent un fameux duo. Les PP ouvraient leurs locaux aux wobblies, et vice versa, à Chicago, Detroit, Flint, Cleveland et ailleurs, et ils participèrent conjointement à nombre de manifestations, débats et luttes sociales. À Chicago, l’IWW, le Free Society Group anarchiste et le Proletarian Party étaient les plus fervents organisateurs des commémorations annuelles du Haymarket au cimetière Waldheim, le 1er Mai et le 11 Novembre. Avant la Seconde Guerre mondiale, ces commémorations, proposant discours, poésie, musique et chansons étaient des événements importants, soutenus par une large partie du mouvement ouvrier, et l’occasion de grands rassemblements.
C’est l’IWW qui s’occupait essentiellement de ces événements communs : syndicat et non parti politique, il était plus à même de faire la liaison. Que d’autres mouvements le reconnaissent volontiers est d’autant plus significatif. Cela montre que, du milieu des années 1930 aux années 1960, alors que la gauche américaine était dominée par un Parti communiste ouvertement non révolutionnaire, l’IWW contribua, à son modeste niveau, à servir de point de ralliement à toutes les formes de radicalisme ouvrier autonome. Même dans cette sombre période de fragmentation des milieux ouvriers radicaux, l’IWW restait une force unificatrice.
Par leur antipathie absolue mais décomplexée à l’égard du stalinisme, comme par leur aptitude et leur empressement à lier des relations amicales avec les ouvriers radicaux d’autres convictions que les leurs, les wobblies montrèrent à quel point ils étaient loin de ce que la jeunesse radicale des années 1960 appela la « Old Left » (Vieille Gauche). Le terme de « Old Left », utilisé parfois abusivement par contraste avec une « New Left » en plein essor, désignait avant tout le Parti communiste, c’est-à-dire le stalinisme, qui fut pendant des décennies la faction la plus à la mode, la plus influente et la plus puissante du point de vue financier de la gauche américaine. Mais, si « Vieille Gauche » désignait aussi les sociaux-démocrates et quelques variétés de trotskisme, le terme ne visait pas l’IWW. Autrement dit, l’IWW représentait quelque chose de différent : son dédain des dogmes, l’accent mis sur la créativité, son ouverture à la nouveauté étaient précisément les qualités les plus chéries par la Nouvelle Gauche. On discutera encore longtemps des origines de cette Nouvelle Gauche, mais l’IWW était sans aucun doute un de ses ancêtres les plus vénérés.