Helen Keller, dans son introduction au premier recueil de poèmes d’Arturo Giovannitti, Arrows in Gale (Flèches au vent - 1914), le dit « meilleur poète que tous ceux qui ont pu sortir des classes privilégiées américaines contemporaines », tout en le distinguant comme « un poète sans équivalent ». Elle compara toutefois sa poésie à celles de Virgile, Dante, Shakespeare, Shelley et des prophéties d’Isaïe. En réalité, Giovannitti se rapprocherait plus de ses contemporains Guillaume Apollinaire, Vladimir Maïakovski et Federico Garcia Lorca, bien qu’il en diffère autant que ces derniers diffèrent entre eux.
J’ignore si Giovannitti a jamais confié ses sources d’inspiration poétique, mais il n’y a aucun doute que la poésie (poetry) — ou « poesy » comme il préférait l’appeler — tenait une place centrale dans sa vie. Dans son Credo, il salue la « première des sœurs, Poesy, premier cri et dernier souffle, rire et râle, maîtresse et institutrice de toutes les extases humaines ». Il semble évident qu’il lut énormément et voracement, et qu’il alla puiser librement à une infinité de sources. Un « vers » typique de Giovannitti, qui court souvent sur plusieurs lignes, c’est un chaudron magique où se mélangent tous les ingrédients : une touche de Walt Whitman, une pincée de l’Ode au Vent d’Ouest de Shelley, un soupçon d’Ancien Testament, une once de contes de fée, une pointe de soapboxing, un nuage de drame élizabéthain, des brins de conversation, d’anciens mythes et de tirades de comédie. Ce brassage tirait enfin toute sa saveur de la propre ferveur romantique et de l’humour non moins unique et universel de Giovannitti.
Bref, Giovannitti représente un poète non conventionnel authentique qui défie toute classification.
Défier la classification, c’est déjà frôler le surréalisme. Et de tous les poètes U.-S. de sa génération qui firent du surréalisme sans le savoir, très peu — Samuel Greenberg, Mina Loy ou T-Bone Slim — le pratiquèrent avec autant de zèle que Giovannitti. Il est possible que Ralph Chaplin ait effleuré le surréalisme avec une sonde empruntée à Francis Vielé-Griffin, mais Giovannitti s’y est entièrement plongé, jusqu’aux abysses, et nous pouvons ajouter qu’il s’y fit beaucoup d’amis parmi les créatures étranges qu’il rencontra. Le lien de Giovannitti avec le surréalisme aux États-Unis peut être établi avec une certaine précision, puisqu’il est très comparable à celui qu’entretiennent des poètes aussi vertigineusement à contre-courant que Petrus Borel, Xavier Forneret et Villiers de l’Isle-Adam avec le surréalisme en France : à savoir, non pas tant une « influence » ni même une influence « formatrice » qu’un guide modèle et une force morale. Les seuls poètes contemporains U.-S. qui aient constamment concurrencé le génie de Giovannitti, et s’en soient déclarés de fervents admirateurs, furent longtemps très actifs dans le Mouvement Surréaliste : Philip Lamentia et Joseph Jablonski.
La poésie de Giovannitti est invariablement inquiétante, étrange, passionnée, clairvoyante mais grouillant de paradoxes, parfois cauchemardesque, carnavalesque, hystérique, érotique, fiévreuse, lugubre, douce-amère, délirante, féroce et magnifiquement sèche. Il n’est pas rare qu’un poème de seulement trois ou quatre strophes passe par plusieurs modes. Spring at the Bronx Zoo (Printemps au zoo du Bronx) s’ouvre sur une évocation douce et pensive de fleurs (« l’incréée narcisse et l’affairiste dandelion ») et de jeunes pensionnaires d’un zoo (« traces de canetons et cygnons fauves sur la vase de l’étang »), une matinée d’avril. Un peu plus loin, laissant monter la nostalgie de « ce dernier sanctuaire du monde perdu de mon enfance », il pose entre parenthèses une question évoquant Lewis Caroll :
Are there left any worlds outside of children’s books and young love,And when shall we ever be wise if animals no longer speak? [1]
the brains of our politicians,The dried kidneys of our patricians,And the cowardly tongues of my senseless remorses. [2]
Son utilisation du langage ordinaire et des clichés est souvent grinçante. Voici comment il décrit l’arrivée d’un groupe de vieillards dans une pièce :
They came in from nowhere, like the thunder, like death, like the pressentiment of a senseless joy, like the wild urge to sing. [3]
Beaucoup de poètes IWW, reprenant le premier mot de L’Internationale, firent bon usage du terme « Debout ». Aucun ne l’a pourtant fait avec autant de force que Giovannitti dans When the Cock Crows (dédié « à la mémoire de Frank Little, pendu à minuit ») :
Arise, and against every hand jeweled with the rubies of murder,Against every mouth that sneers at the tears of mercy,Against every foul smell of the earth,Against every hand that a footstool raised over your head,Against every word that has written before this was said,Against every happiness that never new sorrow,And every glory that never knew love and sweat,Against silence and death, and fear,Arise with a mighty roar!Arise and declare your war. [4]
Dans ce même poème aux grands martyrs IWW, Giovannitti salue
you, Joe Hill, twice my germane in the rage of the song and the fray [5]
Son ironie au marteau et son rire tonitruant sont toujours déconcertants, leur violence souvent apocalyptique. The Day of War (Jour de guerre), The Nuptial of Death (Noces de mort) et The Cage (La Cage) font partie des poèmes en anglais les plus traumatisants. Quelques poèmes plus « légers » — comme To the English Language (À la Langue anglaise) — demeurent néanmoins fondamentalement déstabilisants :
You and I are ennemies, but we have a habit of trucesAnd often feast and get drunk together, at the same table with the flesh of the same quarry from the gourd of the same song.Like two rival hunters after a chase. [6]
Tous ses poèmes scintillent d’audace, de risque et même d’imprudence — d’un sens de la vie comme aventure aux limites de l’inattendu et de l’impossible. Pour Arturo Giovannitti, tout ce qui arrive au monde est une question, et la poésie le plus sûr moyen de trouver la réponse. Dans The Closed Window (La Fenêtre close), par exemple, il longe une pièce obstruée « près de la tombe de Grant » et se demande
What does it mourn in the dark?An old love, an old faith, an old dream of the great towers that chime. […]What is hid here?Unheeded love letters, blood-tainted records of glories or crimes. […]Or belated inventions, ruins of deeds unaccomplished,Poems that were never read, writs of great wisdoms demolishedBy the sudden surge of new fads?Perhaps the cult of a failure, perhaps a masterpiece,A misery that dreads the light, a triumph that woos the peaceOf an ever even twilight.Whatever there is in that room, I would love to sleep there tonight. [7]