Hommage du vice à la vertu, il faut admettre que la société capitaliste fit aux IWW une faveur singulière, qu’elle refuse d’ordinaire aux riches et puissants : l’occasion d’expérimenter la réalité du système judiciaire américain de l’intérieur. Régulièrement jetés en prison pour des crimes aussi odieux que le vagabondage (être sans un sou), le « syndicalisme criminel » (le militantisme syndical) ou la prise de parole sans autorisation sur la voie publique (une législation tout bonnement illégale, en violation flagrante de la Déclaration des droits), les wobblies ont acquis une sorte d’expertise éprouvée en matière de loi, de forces de l’ordre, de criminologie, de procédures judiciaires et d’incarcération.
Expérience très instructive pour la plupart d’entre eux, même si aucun ne l’apprécia au point de souhaiter la renouveler. Ce qu’ils apprirent des postes de police des États-Unis, des tribunaux et des prisons n’eut pas seulement pour effet d’affermir leur dégoût révolutionnaire du capitalisme et de ses institutions, mais aussi de leur permettre de mieux en comprendre le fonctionnement. Et ils aiguisèrent leur critique révolutionnaire de ces institutions répressives.
Beaucoup de wobblies lurent la brochure classique de Clarence Darrow, Crime and Criminals: An Address to the Prisoners at the Cook County Jail, publiée par Charles H. Kerr en 1902 et régulièrement rééditée. D’autres étudièrent sans doute des ouvrages plus détaillés, comme Our Penal Machinery and Its Victims, de John Peter Altgeld (1884). Mais c’est bien leur expérience personnelle qui conféra aux « prisonniers de la guerre des classes » du syndicat leur connaissance singulière du système judiciaire criminel et de sa place centrale dans le système d’injustice général connu sous le nom de capitalisme.
Joe Hill détailla lui-même, dans ses lettres, l’injustice grotesque et les manigances infectes qui firent de son propre procès une telle parodie. Quatre ans avant son arrestation, son premier texte publié dans l’Industrial Worker (27 août 1910) dénonçait les brutalités policières. Deux de ses lettres de prison font exploser le mythe de la « loi égale pour tous » et soulignent la nature de classe de la « justice ». L’une d’elles relève la vulnérabilité d’un rebelle pauvre devant la loi. Parce que Morrison était une personnalité locale, écrivait-il, la police avait besoin d’un bouc émissaire et
[...] le soussigné n’étant, croyaient-ils, qu’un vagabond solitaire, un Suédois et, pire encore, un IWW, il n’avait donc pas le droit de vivre et fut choisi comme « bouc émissaire ».
[Letters, p. 49]
Ailleurs, en référence à une affaire qui faisait du bruit à l’époque, Hill ironisa sur la remarquable aptitude des riches à échapper à toute condamnation, quel que soit leur crime :
J’ai lu dans les journaux que Harry Thaw venait d’être déclaré « sain d’esprit » et serait bientôt libéré. C’est beau, non ? Si je pouvais me permettre un de ces « dérangements » peut-être qu’ils me laisseraient sortir, mais leurs coups de folie sont un luxe que, nous autres wobblies, nous ne pouvons pas nous offrir.
[Ibid., p. 40]
En bon wobbly, Hill se souciait particulièrement de pouvoir protéger le mouvement ouvrier contre l’injustice des lois capitalistes. Il écrivit ainsi à Elizabeth Gurley Flynn qu’il s’efforçait en prison de réfléchir aux
[...] moyens de contrer les tactiques au bras long des représentants de la « justice ». S’il est assez facile de l’envisager d’un point de vue individuel, du point de vue d’un problème de classe, ça devient plus compliqué.
[Ibid., p. 30]
Deux amis de Joe Hill, Sam Murray et Alexander MacKay, reprirent par la suite la réflexion du point de vue général d’un « problème de classe » et devinrent de pertinents critiques du système d’injustice du capitalisme. Sam Murray signa un long et brillant essai sur les rapports du capitalisme avec le crime dans le magazine IWW Industrial Pioneer de janvier 1926. Certaines de ses observations s’appliquent à l’affaire Hill et peuvent être considérées comme les « premiers principes » IWW d’une critique judiciaire et criminologique :
Les dynamiteurs, les assassins, les malfaiteurs de tout poil prennent moins de risques qu’un travailleur qui refuse de se coucher, qui a le courage de se battre pour ses droits et essaie de convaincre ses fellow workers d’en faire autant. [...]
Le coup monté est un art établi et accompli dans les cercles judiciaires et policiers américains. Trouver le coupable est moins important aux yeux du juge ou de l’avocat général typiques que de s’assurer d’un « sujet » contre lequel ils pourront monter une condamnation, en obligeant, au besoin, des éléments de la pègre qu’on a dans le collimateur à porter de faux témoignages. Tout ce qu’ils veulent, c’est un « dossier » sans virgule déplacée, sans erreur technique de la part de la cour. On peut avancer sans crainte que la moitié des condamnés sont victimes de coups montés qui laissent les coupables en liberté. [...]
C’est un fait remarquable qu’il n’y ait que si peu de criminels parmi les révolutionnaires — étrangers ou nationaux —, à l’exception du « crime » de s’opposer à un système qui favorise la prolifération des criminels.
[S. Murray, « Crime Salesmanship and Such Things », Industrial Pioneer, janvier 1926, p. 22-24]
Dans un autre article de l’édition de septembre 1926 du même magazine — l’histoire d’un contrebandier dans le comté de Mendocino, en Californie —, le fellow worker Murray fait part de quelques observations perspicaces sur les relations entre le crime et le gouvernement :
Le gouvernement, de la bureaucratie fédérale aux gardiens de fourrière, n’est rien d’autre qu’une gigantesque industrie. Une industrie consacrée à la collecte des taxes, des amendes et des pots-de-vin. Un gouvernement qui, d’un coup de sonnette, défend son pouvoir par la force — quand la presse servile et l’influence « morale » des faiseurs d’opinion n’ont pas réussi à faire le boulot de façon plus satisfaisante. Une personne sur douze dans ce pays gagne sa vie directement de cette entreprise géante, aux côtés de ceux qui en tirent indirectement bénéfice, comme les avocats, les contrebandiers et une foule de profiteurs en marge de l’administration publique.
[S. Murray, « Mendocino », IP, septembre 1926, p. 10]
Dans un long mémoire sur la campagne pour la liberté d’expression conduite à San Diego en 1912, un texte que l’Industrial Worker publia en trois parties au cours de l’année 1947, le fellow worker MacKay exposa lui aussi quelques fondamentaux wobbly [1]. À propos de la Déclaration des droits et de leur défense de la liberté d’expression, de la libre assemblée, etc., il concluait :
Ces belles lois ne sont que de pures fictions. [...] Le capitalisme n’est qu’une mauvaise et triste parodie de la Grande Promesse américaine quand ces lois s’associent à l’injustice la plus honteuse, mais c’est l’essence d’une société de classes que des lois faites pour tous ne s’appliquent pas également à tous. [...] Le monde ne sera pas sûr pour la démocratie tant que le capitalisme fera la loi.
[IW, août 1912, p. 4]
Beaucoup d’autres wobblies se penchèrent sur les problèmes du « crime » et des « forces de l’ordre ». Au cours de son témoignage devant la Commission aux relations industrielles, en 1915, Big Bill Haywood alla tout de suite à l’essentiel :
Avez-vous jamais vu un propriétaire de mine ou un industriel inculpé pour violation de la loi ? [...] Les tribunaux ne sont pas faits pour ça.
Fred Thompson, un des wobs les plus influents de la nouvelle génération (il adhéra en 1922), écrivit souvent sur le système d’injustice capitaliste, qu’il connut de l’intérieur, ayant purgé quatre ans de prison à San Quentin entre 1923 et 1927 pour « syndicalisme criminel ». Comme tant de wobs, il savait dire beaucoup en peu de mots :
La classe ouvrière représente 90 % de la population pénitentiaire, le mouvement ouvrier devrait donc se montrer plus soucieux de ses fellow workers emprisonnés. Les émeutes carcérales récurrentes sont des appels pressants au monde extérieur, qui devrait se pencher sur ce qui se passe entre ces murs.
[Industrial Worker, septembre 1984, p. 7]
Ancien prisonnier politique, Thompson savait d’expérience que le but de la prison n’est pas de réhabiliter mais d’intimider, de démoraliser et de détruire. Comme la plupart des wobs, il refusa de baisser les bras, en en donnant les raisons :
Que les laquais de la haute m’aient expédié en taule n’est pas une raison suffisante d’abandonner la lutte pour les pousser hors de la mangeoire.
Une bonne partie de la littérature IWW — The Trial of a New Society de Justus Ebert (sur le procès Giovannitti-Caruso de 1912), l’Everett Massacre de Walker C. Smith (1918) et The Centralia Tragedy de Ralph Chaplin (1920, révisé en 1924) — est minutieusement documentée par des rapports de police et des arrêts de tribunaux soutenant le terrorisme de la classe dominante. Toutes les autobiographies wobbly — dont celles de Haywood, Chaplin, Gurley Flynn, McGuckin et Fred Thompson — abordent l’injustice capitaliste. Dans ses Mémoires, Labor Struggles in the Deep South, Covington Hall montre comment les flics et les tribunaux apportèrent leur soutien et relayèrent les barons du bois dans leur guerre contre le syndicalisme solidaire de l’IWW. Quelques articles de la presse IWW des années 1910 aux années 1930 anticipent les dernières études sur les dommages sociaux et écologiques provoqués par les criminels en col blanc (comme la fraude de Savings and Loan dans les années 1980, la marée noire provoquée par Exxon en Alaska en 1989 ou tant d’autres scandales récents).
Les wobblies furent aussi de pertinents critiques de la prison et du concept général de privation de liberté. Membres de ce qui fut sans doute l’organisation la plus incarcérée de l’histoire américaine, ils connaissaient bien le sujet et le traitaient sur tous les supports possibles, de la chanson et du poème à l’essai et au livre. Dans The City (1925), le sociologue Robert E. Park estimait que la poésie fut « la seule contribution importante » du hobo à la culture américaine. « Il est remarquable, ajoutait-il, que quelques-unes des meilleures pièces de cette poésie aient été produites en prison », mettant particulièrement l’accent sur les « chansons de protestation [...] et les hymnes des rebelles IWW ».
En réalité, la littérature carcérale a toujours été un genre révolutionnaire majeur, et les IWW y ont abondamment contribué. Parmi les œuvres les plus connues, je citerai Bars and Shadows (1922), de Ralph Chaplin, écrite à la prison centrale du comté de Cook et au pénitencier de Leavenworth [2] et The Walker, d’Arturo Giovannitti, rédigée à la prison centrale du comté d’Essex, à Lawrence (Massachusetts), pendant la fameuse grève des filatures, et publiée à la une de l’International Socialist Review de septembre 1912 [3] Autre production de la prison du comté de Cook, le refrain de la chanson Remember (sur l’air de Hold the Fort), de Harrison George, est un autre classique de la littérature carcérale IWW :
In Chicago darkened dungeons,For the O.B.U.Remember you’re outside for us,While we’re inside for you [4].
Les révolutionnaires embastillés ont écrit tout au long de l’histoire des chefs-d’œuvre de la littérature universelle. D’innombrables récits, romans, pièces de théâtre, traités théoriques et pamphlets sont nés dans des geôles froides et sordides. La correspondance est évidemment le genre privilégié de la littérature carcérale. Rosa Luxemburg, Ernst Töller, Antonio Gramsci, James P. Cannon et autres radicaux ont produit des volumes entiers de Lettres de prison. Quand Philip Foner édita les lettres de Joe Hill, il aurait pu leur donner le même titre, chacune des quarante-cinq lettres du livre ayant été écrite derrière les barreaux, au cours de la longue lutte du poète IWW contre « la loi et l’ordre » de l’Utah. Bien que le travail de Foner soit incomplet, il ne nous reste pas plus d’une douzaine de lettres parmi celles que Joe Hill écrivit hors de prison. Comme il le remarqua en janvier 1915, alors qu’il était incarcéré depuis près d’un an : « La prison aura au moins fait de moi un bon correspondant » [Letters, p. 19].
Ce que Joe Hill, Sam Murray, Alexander MacKay, Bill Haywood, T-Bone Slim, Fred Thompson et d’autres wobblies nous disent de la loi, de la police, du crime, des criminels, des tribunaux et de la prison n’a pas seulement un intérêt historique. Une bonne part de ce qu’ils écrivirent est encore d’une actualité brûlante. Tirés de leur expérience, dénués de tout jargon procédural, leurs écrits constituent une critique dévastatrice de l’injustice capitaliste. Ils jettent une lumière crue sur les préjugés de classe des tribunaux et des flics ; sur l’usage courant et permanent du coup monté ; sur l’importance de la charge de la preuve dans les procès et, plus généralement, sur la nécessité de défendre perpétuellement les droits toujours entravés à la liberté d’expression et de libre assemblée. Ils montrèrent aussi que le système d’injustice est complexe et ne peut être dépassé par une simple « réforme », mais seulement par une révolution sociale : l’abolition de la dictature par essence criminelle du capital, de la loi du profit et de l’esclavage salarié.
Sujets toujours brûlants ici et maintenant comme dans toutes les parties du monde.
La société américaine a changé sur bien des aspects depuis les beaux jours de l’IWW, mais l’approche « officielle » des problèmes de la pauvreté, du crime et de la punition est plus dure, plus corrompue et plus hypocrite que jamais. Le vieux refrain grandiloquent du 4 Juillet proclamant les États-Unis le « pays le plus libre du monde » n’a bien sûr jamais été vrai : de fait, il a toujours été aussi creux que la statue de la Liberté. Mais il est significatif que si peu de gens prétendent que cette phrase a encore un sens. Et comment pourrait-il en aller autrement, quand chacun sait que les États-Unis ont, de loin, la plus grande population carcérale au monde ?
Un rapport de 1999 intitulé The Failure of the Death Penalty in Illinois (La faillite de la peine de mort en Illinois) confirmait le point de vue IWW. Des chapitres entiers s’apparentent à un résumé du procès de Joe Hill. Le rapport voit par exemple dans la peine capitale
[un] système si criblé de preuves défaillantes, de tactiques sans scrupules et d’incompétence que la justice a été oubliée. [...] Nombre d’inculpés [...] ont été condamnés à mort sur la base de preuves trop souvent non concluantes, parfois presque inconsistantes. Ils ont été condamnés à mort au cours de procès [...] truffés d’erreurs.
[Chicago Tribune, novembre 1999]
Et de citer de nombreux cas de cette même procédure bâclée caractérisant le procès de Joe Hill : falsification d’indices contre l’accusé, rejet de ceux qui allaient dans le sens de la défense, tromperie délibérée du jury.
Ce rapport, publié par le très conservateur Chicago Tribune, mettait en évidence, aux yeux de tous, que le prétendu système judiciaire américain est un désastre et une infamie.
Hélas, encore aujourd’hui, beaucoup de citoyens américains, particulièrement ceux qui se considèrent comme des « Blancs » de la « classe moyenne », estiment que la police et la justice du pays sont fondamentalement honnêtes et respectueuses des lois, que les procès sont justes, les coups montés une exception, que la peine de mort et l’incarcération représentent des menaces dissuasives efficaces. Certains sont prêts à gober n’importe quoi. Tous ceux qui, à l’instar du Mr Block de Joe Hill, s’imaginent « pouvoir être un jour président ».