Ester Hägglund avait seulement quinze ans lorsque ses frères Paul et Joel émigrèrent aux États-Unis ; elle ne les revit jamais. Bien qu’elle reçût quelques lettres et cartes de Noël de ses frères, elle savait peu de choses de leur vie dans le Nouveau Monde. La nouvelle de l’exécution de Joel Hägglund ne lui parvint que longtemps après les faits. Il lui fallut attendre encore des années avant d’apprendre qui était Joe Hill, poète IWW et songwriter.
Dans ses dernières années, cependant, Ester Dahl (elle épousa Ingebrikt Dahl en 1908) se révéla être d’une aide inestimable aux historiens impatients d’en savoir plus sur l’enfance et l’adolescence de Joe Hill en Suède. Il n’est pas exagéré de dire que sa sœur cadette fut la source de l’essentiel de ce que nous savons de la jeunesse du barde wobbly.
Curieusement, la première personne qui s’entretint avec Ester — ou, pour le moins, qui publia le compte rendu de cet entretien — fut un journaliste américain, Ray Bearse, dont l’article parut dans l’édition du 1er mai 1949 du magazine Folket i bild (Le Peuple illustré). Bearse ne poursuivit pas, toutefois, ses recherches en la matière. Son article ne fut jamais publié en anglais et ses ouvrages ultérieurs portèrent sur des sujets bien éloignés de l’histoire ouvrière [1].
Ture Nerman, poète et socialiste qui traduisit les chansons de Hill en suédois et devint plus tard son premier biographe suédois, fut le premier historien du travail à rapporter la mémoire vivace et consciencieuse d’Ester. Non contente de partager avec lui ses propres souvenirs, Ester orienta Nerman vers des amis de la famille qui se souvenaient d’épisodes de la vie du jeune « Julle ». Le livre de Nerman, en 1951, Joe Hill: Mördare eller Martyr? (Joe Hill, meurtrier ou martyr ?), fit connaître au monde les membres de la famille de Joe Hill : sa mère Margareta Caterina Wenman, son père Olof et les cinq autres enfants arrivés à maturité. C’est Ester qui parla à Nerman de la passion précoce de Joel pour la musique, de son instruction religieuse et de son éducation, des premières années de sa vie au travail, et elle encore qui lui donna quelques indications sur ses antécédents médicaux.
En 1956, alors qu’elle était depuis quelques années retraitée de son poste de directrice du central téléphonique de Högvålen, après plusieurs décennies de service, Ester Dahl fut interviewée par le journaliste John Takman. Elle avait soixante-huit ans à l’époque, et Takman la trouva chaleureuse, sereine, vive, « pleine de souvenirs » et toujours « juvénile » [J. Takman, « Joe Hill’s Sister : An Interview », Masses & Mainstream, 1956, p. 30]. Pendant les quatre jours d’entretien, elle répondit patiemment aux nombreuses questions du journaliste et partagea de nombreux souvenirs — sur sa mère, par exemple, qui « chantait avec une très belle voix, douce et claire, de soprano », et sur son père, qui était « très adroit » :
[...] ainsi, quand il avait un peu de temps libre, il fabriquait les meubles lui-même. Il réalisa un bracelet qui devint pour ma mère une promesse de vie après sa mort.
[Ibid., p. 24]
Ester expliqua qu’elle et Joel, comme tous les autres enfants, avaient commencé à jouer de l’orgue « aussitôt qu’ils avaient pu atteindre les touches ». Elle parla également des « chansons taquines » que composait et chantait Joel sur elle et sa sœur aînée Judit, et des lettres qu’il écrivit, pendant son adolescence, à sa famille alors qu’il avait trouvé du travail à Stockholm, des lettres « pétillantes d’amour de la vie ». Elle se souvint aussi d’une lettre que Paul envoya de l’autre côté de l’océan, disant qu’avec Joel ils avaient « vécu une vie de chien [...] pendant [leur] première année en Amérique ».
Elle donna en outre son appréciation sur les origines de l’indépendance d’esprit bien connue de Joe Hill :
Sa place chronologique dans la famille lui donnait une position unique. [...] Son frère le plus âgé attirait toute l’attention et Joel restait de côté. Nous, les filles, nous étions plus jeunes, donc il ne partageait pas non plus nos goûts. Il prenait beaucoup sur lui, suivait sa propre inclination et c’était le plus souvent vers la musique.
[Ibid., p. 5]
Non seulement Ester ouvrit sa mémoire à Takman — que celui-ci trouva « claire et riche de détails » —, mais, en outre, elle lui montra quelques souvenirs, dont un album de famille et deux cartes de Noël. Il y avait aussi une lettre de Paul, sur du papier à en-tête du Saxonia, avec un curieux post-scriptum de Joel :
D’accord en tout point avec l’orateur précédent.
Ton frère, James Brown
qu’Ester considère comme un bon exemple de l’« humour spécial » de Joel [Ibid., p. 29].
Au cours de son entretien avec Takman, Ester se donna le mal de relever les erreurs qui apparaissaient dans certains articles suédois sur Hill. Elle réfuta, par exemple, la rumeur selon laquelle Hill aurait navigué quelques années avant de partir pour les États-Unis.
Barrie Stavis profita également de sa correspondance avec Ester pendant les années 1950 et 1960. Elle lui révéla un détail très important, à savoir que Hill « serait allé à l’Armée du salut, et qu’il aurait emprunté une de leurs mélodies pour écrire sa propre chanson » [B. Stavis, « Joe Hill: Poet/Organizer », première partie, Folk Music, juin 1964, p. 4]. Le parodiste exceptionnel existait, à l’évidence, bien avant de connaître l’IWW.
Dans les années 1965 à 1967, Ester échangea quelques lettres avec Gibbs Smith, un étudiant de l’université de l’Utah, qui travaillait alors à une thèse de doctorat, laquelle serait la première biographie intégrale de Joe Hill en anglais. Comme lors de ses conversations avec Ture Nerman et de son entretien avec John Takman, Ester répondit de nouveau à des questions précises et contribua à éclaircir nombre de détails concernant le contexte familial, l’enfance et d’autres sujets concernant Joe Hill, dont l’adresse de la famille Hägglund à Gävle : 28 Nedra Bergsgatan.
Ingvar Söderstrom, le successeur de Ture Nerman comme chercheur de premier plan sur Joe Hill en Suède, n’a pas connu Ester personnellement, mais certains de ses amis s’entretinrent avec elle dans les années 1960, et lui aussi puisa à pleines mains dans ses souvenirs [lettre à l’auteur, 19 mars 2002]. L’empressement d’Ester Dahl à partager ses souvenirs avec des historiens montre que, comme l’avait bien noté John Takman, elle « se souvenait de son remarquable frère avec beaucoup d’admiration et d’amour », et qu’elle était « heureuse que la mémoire de son frère soit honorée à travers le monde et fière de sa contribution à la cause du mouvement ouvrier ». Bien que n’ayant jamais été elle-même une agitatrice, elle partageait néanmoins un peu des espoirs de son frère en un monde meilleur [for a better world], pour citer le salut final utilisé par nombre de vieux wobblies dans leurs lettres.
En novembre 1955, le Labor’s Daily — éphémère journal national de coopérative ouvrière lancé par l’International Typographical Union et d’autres syndicats des États-Unis — consacra une édition exceptionnelle au quarantième anniversaire du meurtre judiciaire de Joe Hill. Entre autres textes et illustrations, elle incluait une photo d’Ester Dahl, seul membre encore en vie de la famille de Joe Hill, ainsi que la contribution qu’elle écrivit spécialement pour l’occasion. Quelques autres journaux ouvriers la rééditèrent intégralement ou en partie, comme The Voice of 212, organe de la section syndicale 212 de l’United Auto Worker (affiliée à la CIO) de Detroit.
À Chicago, sous le titre « La sœur de Joe Hill souhaite que la jeunesse d’aujourd’hui diffuse ses idées », l’Industrial Worker réimprima également le message lumineux d’Ester Dahl :
En ce dix-neuf novembre, je souhaite adresser une salutation et des remerciements sincères à tous ceux qui ont consacré du temps et des efforts à cette recherche qui a prouvé que mon frère était innocent du crime pour lequel il fut exécuté.
Que sa mémoire en sorte éclairée, brillante et belle, et que vous l’honoriez quarante ans après son exécution me remplit de bonheur, moi, sa plus jeune sœur.
Comme ses cendres sont dispersées à travers le monde, j’espère que ses idées, sa ferme espérance en un monde pacifique, créatif et sain pourront inspirer la génération présente à suivre ses pas avec une énergie renouvelée.
[23 janvier 1956]
Selon Ingvar Söderstrom, qui fait autorité sur Hill en Suède aujourd’hui, Ester fut « une personne très appréciée de son voisinage » jusqu’à la fin de sa vie [Söderstrom à l’auteur, 5 février 2002]. La gracieuse et prévenante sœur du martyr ouvrier américain le plus connu au monde s’éteignit en 1969, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.