Bonnes feuilles

III. Un internationaliste en liberté — Chapitre 5

« Ne chantez pas “Je t’aime, ô ma patrie” » — l’internationalisme de Joe Hill

Quand Joe Hill se déclare « citoyen du monde », il ne s’agit pas d’une fanfaronnade grandiloquente, mais d’un simple constat. Comme beaucoup de travailleurs migrants, il se sentait chez lui partout et n’importe où, ne considérant aucun endroit comme étant le « sien », la croyance en une « mère patrie » lui paraissant complètement incompréhensible. Sa distance avec la communauté suédoise aux États-Unis, sa critique sans concession de l’injustice aux États-Unis (dans ses chansons, ses dessins, ses articles et sa correspondance) et son activité révolutionnaire au Mexique, au Canada et à Hawaii indiquent une même direction : son radicalisme se situe à l’exact opposé de tout patriotisme. L’amour de la patrie, de ce point de vue, appartient plutôt aux « Têtes de bois », aux conformistes et opportunistes de tout poil. Conscient de la nature oppressive de l’État capitaliste — comme de tout État —, il ne fit allégeance qu’à la classe ouvrière révolutionnaire internationale.

Dans son opposition au patriotisme, au nationalisme, au militarisme, au chauvinisme, aux drapeaux, aux uniformes et aux exaltés du « My Country, Right or Wrong » (Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, c’est mon pays), Joe Hill était un wobbly consommé — c’est-à-dire un intrépide prolétaire révolutionnaire — et l’internationalisme est un thème récurrent dans ses chansons et ses lettres. Son humour wobbly, de plus, était souvent dirigé contre les cocardiers et les traîneurs de sabre. L’auteur de Should I Ever Be a Soldier peut sans aucun doute figurer en l’illustre compagnie de Mark Twain, Ambrose Bierce, Eugene Debs, Jack London, Fanny Bixby Spencer, Joseph Heller, Dick Gregory, de tous ceux qui ont enrichi la bibliothèque des classiques américains antimilitaristes. Son mépris pour la notion d’État-nation, pour les gouvernements et pour tous ceux qui y croient, est également évident dans bien d’autres de ses chansons. Un vers brillant de John Golden and the Lawrence Strike explique pourquoi les milices d’État et les troupes fédérales ne peuvent venir à bout des grévistes : Weaving cloth with bayonets is hard to do (Il est difficile de fabriquer des vêtements avec des baïonnettes). Scissor Bill épingle le travailleur patriotique dupé :

He’ll say “this is my country,” with an honest face,
While all the cops they chase him out of every place [1].

Stung Right, chanson contre le recrutement militaire, est peut-être un peu datée sur certains points mais elle conserve son piquant après toutes ces années :

Some time ago when Uncle Sam he had a war with Spain,
And many of the boys in blue were in the battle slain.
Not all were killed by bullets, though ; no, not by any means,
The biggest part that died were killed by Armour’s Pork and Beans [2].

Antichauvinistes, antiétatistes, antipatronales, telles sont les chansons de ce militant de base dans la guerre mondiale des classes, de cet esprit libre refusant d’être dupe, même pour un instant, de quelque sorte de ferveur nationaliste que ce soit. Pour Hill, comme pour tout wobbly pur jus, l’internationalisme était l’expression globale de la solidarité ouvrière — et non une futile lubie que n’importe qui pourrait écarter selon l’humeur du moment, comme ce fut le cas pour tant de membres du Parti socialiste pendant la Première Guerre mondiale ou pour les communistes du Popular Front des années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale. (On verra plus tard dans quelle mesure l’évidente et radicale antipathie de Joe Hill pour tout ce qui touche aux balivernes bleu-blanc-rouge, ou d’autres formes de culte de l’État, a pu finalement lui coûter une belle place posthume au panthéon du communisme américain.)

Pour le barde wobbly, la solidarité ouvrière mondiale était un principe constant et invariable, et par conséquent une part intrinsèque de sa personnalité en tant que membre de l’IWW. Son internationalisme a bien plus à voir avec son propre caractère, sa propre bienveillance, sa sensibilité wobbly — une sensibilité révolutionnaire de classe — qu’avec une théorie, un programme, une idéologie ou ce que l’on appelle d’habitude la politique.


Notes

[1Il dira encore « c’est mon pays » d’un air honnête, / Quand les flics l’auront chassé de la planète.

[2Il y a quelque temps, quand l’Oncle Sam était en guerre contre l’Espagne, / Et que tant de gars en bleu s’étaient fait massacrer. / Ils ne furent pas tous tués par balle ; non, en aucune façon. / La plupart de ceux qui moururent tombèrent à cause de l’Armour’s Pork and Bean’s.

« En mai 1898, Armour & Compagnie, la plus grande entreprise d’abattage de Chicago, vendit à l’armée 500 000 livres de bœuf qui avaient été expédiées à Liverpool l’année précédente et en étaient revenues depuis. [...] Des milliers de soldats furent victimes d’intoxication. » Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, Agone, p. 354. (N.d.T.)