Laura Tanne tient une place remarquable dans la poésie IWW, et représente à tout point de vue une des plus belles voix du syndicat. Son imagination sauvage, merveilleuse et enchanteresse, son humour noir prolétarien amer et bouillonnant la distinguent de tous les autres poètes américains de son temps — hors ou à l’intérieur du Grand Syndicat Unique.
Malheureusement, on ne sait rien de ce poète véritablement extraordinaire. Comparée à Laura Tanne, la documentation biographique sur Joe Hill est immense. Je n’ai retrouvé son nom dans aucun ouvrage consacré aux IWW, ni aucun mémoire de wobbly. Aucun des vieux routards que j’ai pu rencontrer ou avec lesquels j’ai correspondu ne se souvenait d’elle. Une annonce à ce sujet passée dans l’Industrial Worker il y a des années est restée sans réponse. En regard de l’importance de sa poésie, le mur de silence autour de sa personne semble aussi insultant qu’inexplicable.
Fred Thompson m’avait fourni une seule petite piste. Bien qu’il ne l’ait jamais rencontrée, à la consonance de son nom il était presque convaincu que Tanne était d’origine finlandaise. Dans la mesure où les finlandais constituaient un des groupes les plus importants du syndicat, ce « pressentiment » n’est pas d’une grande aide mais fournit un bon point de départ. Une recherche systématique dans les publications IWW en finlandais fera peut être un jour surgir une information sur Laura Tanne, et si quelque lecteur de ce livre souhaitait entreprendre une telle tâche, j’espère qu’il me le ferait savoir.
D’ici là, à part ses poèmes, tout ce qu’on connait de Laura Tanne se résume à presque rien. La réputation de wobbly de Giovannitti était largement répandue et durable, bien que son appartenance réelle au syndicat fut relativement brève. En ce qui concerne Laura Tanne, on ne peut dire avec certitude si elle fut jamais membre, bien que ce soit probable. Un de ses poèmes s’adresse à « nos hommes — les wobblies » et un autre fait allusion à la plus connue des chansons de Joe Hill, évoquant les « masses incorrigibles » qui
scoff at queensin democratic jeansFor they’ve lost all fearsof gods and peersWith heads held highThey want their pieon earth [1]
Peu importe au fond qu’elle ait adhéré ou non. Beaucoup de militants IWW n’étaient pas membres — parce que retraités, immigrés redoutant l’expulsion ou veuves et mères prenant soin de leurs enfants, ou petits commerçants, ou pour bien d’autres raisons. Si l’histoire de l’IWW se limitait à l’activité de ses membres à jour de leur cotisation, les livres sur le sujet seraient beaucoup plus maigres.
Tanne, en tout cas, participa activement à la culture IWW par sa poésie. Entre 1924 et 1927 elle publia vingt trois poèmes dans l’Industrial Pioneer, et peut-être d’autres dans les pages de Solidarity ou de l’Industrial Worker. Elle publia également des poèmes et une courte nouvelle dans le magazine de W. E. B. Du Bois, The Crisis. Elle ne semble avoir publié aucun livre, et ne figure dans aucune anthologie de « gauche ».
Heureusement, les éditeurs IWW étaient assez clairvoyants pour publier sa poésie. Un jour viendra où l’on entendra dire : « ces wobblies en savaient plus sur la poésie que nous le pensions — après tout, ils furent les premiers à éditer Laura Tanne ! »
Dans la création d’images scandaleuses, prescientes, surréalistes, Tanne surpasse tous les autres poètes IWW. Elle n’a en réalité que peu de rivaux en la matière, que ce soit à l’intérieur ou hors de l’IWW. En comparaison, en matière d’imaginaire, la plupart de la poésie d’« avant-garde » U.-S. de son temps paraît terne. Admirablement libre de toute posture littéraire, ses épithètes improbables et verbes inattendus jettent des flashs lumineux sur le langage ordinaire. Le résultat est une beauté simple et irrésistible, comme lorsqu’elle nous laisse voir dans Vigil
moonrays scrawl across the sky [2]
I saw a showerOf blossoms fallFrom her orchardOf smiles [3]
a wall of knitted wind and ice [4]
steel townswhich have no sun-yellow handkerchieffor the wind to blow into [5]
D’autres images encore révèlent l’humour de haute volée de Tanne, comme lorsqu’elle décrit (Version) une
factory where sausages form a skyline of profit [6]
A bundle of wind will blow God’s underwearAll over the blue grass [7]
Un tiers de ses poèmes se consacre au « travail de femmes ». Le mélange merveilleux de Tanne fait de féminisme, d’humour noir et de l’attention toute wobblie portée au point de production est explosif. Ces poèmes ne sont pas seulement dénués de tout sentimentalisme, ils tournent sans pitié vers le grotesque. Voici les premiers vers de Waitress
It’s funny —I can’t seem to remember anythingExcept 50-cent checks and customersWho give a smileOn the silver plattie of their belly-full nature.I can’t seem to remember anythingExcept omelettes and torrents of sweat and dishwashers [8]
The rats scurry over the dishes.The cockroaches play tag in the bread jar.Nice designs of grime embroider the greasy soup.And inside the liquidScraps of meat and potatoes float questioningly :“Why did that chemist commit suicide ?” [9]
Tanne ne sombre cependant jamais dans le désespoir. Elle pouvait pressentir la formation d’une nouvelle société dans les plus petites actions ouvrières sur les plus petits boulots. Dans un poème dont le titre est un point d’interrogation, elle parle de vendeuses
running to the movies […]Giggling, gaudy, gum-chewing, rouge-lipped. […]sending thought-websof kisses in the dark for the cinema hero. [10]
With sleepy pale lights in their night before eyes,With lingering patches of powder-snow on their cheeks,[…] seriously calculate chances of winningA fight against a 10 per cent cut in wages [11]
Boss, le meilleur, le plus noir et amer des poèmes de Tanne — et un triomphe du surréalisme féminin wobbly — n’est pas seulement un poème sur le travail des femmes, mais aussi un poème de vengeance. Le voici dans son intégralité :
He is a decaying pumpkin in a rosy field.Of redwood is the elegant officeAnd round and yellow his senile head.Prime and straight I sit taking dictation.My hair lies in dark, peaceful folds,My fingernails cut in pink foreigness to grime.“Yes, sir.” “No, sir.” inhabit my speech.But yet I am one of the massesA black vicious beetleWhich will someday infectThe black cancer of class warInto the rosy field of the officeTo suck and destroy the essence of decrepit pumpkins. [12]
Une partie de la force de Boss réside dans la juxtaposition de « He » et de « I ». Deux autres usages de la première personne dans ses poèmes nous en apprennent un peu plus sur Laura Tanne elle-même. Jusqu’à ce qu’un chercheur chanceux ou persévérant ne découvre d’autres informations sur elle, ces modestes fragments représentent ce qui s’approche le plus d’un auto-portrait :
My thought are smoky and grimy,They are garbed in red and black ;They speak blasphemy and feel a strange, fine hate. [13]
I too have become an Incorrigible —A vagabond-thief of yellow morningsRunning on swift feet out of the darkness [14]
Walt Whitman, dans sa préface de 1855 à ses Feuilles d’Herbe (Leaves of Grass), appelait des poèmes qui « exaltent les esclaves et terrifient les despotes ». Hélas, les esclaves-salariés du monde entier ont toujours autant besoin de tels poèmes. Comme Laura Tanne elle-même le dit dans Two Who Ride Forward :
Little red sprigs for hopeSpring from their words. [15]