Joe Hill, l’homme du grand air et de la vie simple, l’amoureux de la nature — comme le Joe Hill quasi féministe et hostile à la « mystique blanche » —, reste un parfait étranger pour les historiens. Quant aux romanciers, à de très rares exceptions près, ils se sont tous bornés à faire de Joe Hill un personnage monolithique, conforme à un modèle unidimensionnel, en illustrant le vieux proverbe qui dit : « Myths die hard » (Les mythes ont la peau dure). Beaucoup de gens attendent de « leur » Joe Hill qu’il se conforme strictement à telle ou telle fausse information privilégiée, positive ou négative. Toute nouvelle donnée est immédiatement dénoncée comme hérétique avant d’être repoussée, car elle remet ces fables en question et requiert un peu de réflexion critique, ce qui est en soi déjà insupportable. En un sens, ils ont raison : de nouveaux faits ébranlent souvent les croyances les plus rigides. Dans le cas de Hill, par exemple, qu’il soit attesté que le poète et dessinateur wobbly était également une sorte de « mordu de la nature » peut mettre à mal les stéréotypes classiques du truand sans cœur ou du supersyndicaliste sanctifié. Il se peut que notre quête du « véritable » Joe Hill soit vaine, mais il nous semble qu’elle contribuera au moins à venir à bout de ces vieux mythes ridicules.
Artiste et songwriter, Hill contribua lui-même à démystifier l’économie, la politique et les religions de son temps ; ce faisant, il « favorisa l’émergence de nouvelles valeurs et donc d’une nouvelle culture » [Z. Modesto, « Joe Hill », Wobbly, 1963, p. 9]. L’iconoclasme créatif de Joe Hill inspira en effet un nombre incroyable de rebelles : individus, groupes et mouvements, non seulement dans le monde ouvrier et à l’extrême gauche, mais dans l’ensemble de la société.
Ses innovations d’ordre culturel sont inséparables de cette nouvelle conscience révolutionnaire qui fut l’invention commune de l’IWW en tant que mouvement. Insensibles à l’énorme et incessante propagande capitaliste, Hill et ses compagnons IWW n’étaient pas plus attirés par les mirages du syndicalisme corporatif, du socialisme réformiste, du sectarisme de gauche et autres duperies habituelles. Conscients de l’immensité des problèmes auxquels ils se confrontaient, les IWW des années 1910 et 1920 étaient cependant convaincus de détenir la seule solution praticable, certains aussi que sa réalisation — la révolution — ne saurait tarder. Alexander MacKay illustre bien cette attitude dans une lettre envoyée le 22 septembre 1954 à la Charles H. Kerr Company, à Chicago. Soulignant qu’il possédait encore des actions sans dividende distribuées par la coopérative d’édition des dizaines d’années plus tôt, le fellow worker MacKay expliqua :
Au temps où j’ai fait l’acquisition de ces titres, j’espérais vivement pouvoir partager sous peu les joies d’une société de coopération dont la Charles H. Kerr Company serait la maison d’édition officielle, mais les choses ne sont pas allées aussi vite que nous le désirions. [...] Sur Allah, quand j’ai reçu votre certificat en 1913 je croyais VRAIMENT que la révolution était au coin de la rue, et que le monde n’aurait plus de guerre à craindre. Eh bien, j’étais meilleur wob que prophète.
Cette attente de la révolution se révéla pourtant un ressort important dans ce qui fit de l’IWW ce qu’il fut. Cette combinaison de conscience et d’assurance conféra aux wobblies une confiance en eux-mêmes, une fermeté et une camaraderie à toute épreuve — que leurs critiques jugent sûrement comme des fanfaronnades — qui les distinguent entre tous dans le mouvement ouvrier comme dans l’ensemble de la gauche. C’est de cela, du reste, que se plaignait le sénateur Borah :
Vous ne pouvez pas détruire l’organisation. [...] C’est quelque chose que vous ne pouvez saisir. Vous ne savez pas où elle se trouve. Elle ne se trouve pas dans des livres. Elle ne se trouve dans rien d’autre. C’est seulement des hommes qui se comprennent, et qui agissent en conséquence.
[J. Kornbluh, Rebel Voices, 1964, p. 255]
Dans l’International Socialist Review de décembre 1910 figure un article de Tom J. Lewis intitulé « Get Hip » (Soyez hip). Analysant comment « les travailleurs ont pu être hypnotisés si longtemps » par des illusions réformistes et opportunistes, l’auteur appelait ses compagnons esclaves salariés à « se méfier » des « apologistes du capitalisme » comme des « bureaucrates ambitieux » et à prendre conscience de l’urgence qu’il y a pour les travailleurs à penser et agir « par [eux]-mêmes ». Pour la petite histoire, voici comment le fellow worker Lewis exprimait ce que les socialistes révolutionnaires et les wobblies entendaient par être « hip » en 1910 :
Notre seul espoir est la révolution, alors assumons [...] nos responsabilités ; fuyons les charlatans, les sauveurs, les héros et les leaders. Soyons nos propres guides et militons, éduquons, organisons constamment sur la base de la classe, pas du métier.
[ISR, décembre 1910, p. 352]
L’article de Lewis fournit peut-être bien la première occurrence écrite de l’expression « get hip ». Le Random House Dictionary of American Slang, paru chez J. E. Lighter (1997), n’en donne aucune source antérieure à 1911, et une seule pour « get hep ».
Comme l’a montré David Dalby, le mot hip est d’origine africaine, dérivant du wolof hipi signifiant « ouvrir les yeux de quelqu’un », « le mettre au courant de ce qui se passe ». Des esclaves de langue wolof, venant de ce que l’on appelle aujourd’hui le Sénégal, l’importèrent sur le continent nord-américain au XVIIe siècle. Il n’entra pas dans le langage courant — ce que la poétesse surréaliste afro-américaine Jayne Cortez préfère appeler le langage blanc — avant les années 1940, c’est-à-dire trois siècles et demi plus tard.
Que le mot hip, associé intimement et à jamais pour beaucoup d’entre nous à l’histoire du jazz — et particulièrement à ces génies sublimes que sont Charlie Parker, Thelonious Monk, Bud Powell, Max Roach et Babs Gonzales —, puisse faire, en 1910 (l’année même où Joe Hill rejoignait le syndicat), le titre d’un article sur la conscience révolutionnaire ouvrière dans un magazine socialiste lié à l’IWW est une de ces coïncidences vertigineuses qui nous montrent à quel point l’histoire est pleine de surprises.
Un autre passage de l’article de Lewis attire l’attention : il évoque « un orateur pilote du ciel parlant de ce doux “ailleurs” [sweet bye and bye] quand notre petite voix nous demande un doux “ici-bas” [sweet now and now] ». Sept mois plus tard, l’Industrial Worker du 6 juillet 1911 annonce la publication de la parodie de l’hymne In the Sweet Bye and Bye, due à Joe Hill et parue dans la nouvelle édition du Little Red Song Book.
D’où cette question : le « Soyez hip » de Lewis aurait-il inspiré la chanson la plus célèbre de Hill, The Preacher and the Slave ? Il n’y a évidemment aucun moyen de le savoir. Mais il est tentant de croire que Hill a lu cet article. Je ne le dis pas seulement parce que les IWW qui aimaient lire appréciaient particulièrement la Review, mais aussi parce que cette livraison contenait, outre celui de Lewis, des articles substantiels des fellow workers Elizabeth Gurley Flynn et William Big Bill Haywood.
Si, comme je le crois, Joe Hill a lu cet article, cela signifie que le mot hip, dans son sens wolof, faisait partie du vocabulaire du barde wobbly. Ce qui ouvre de belles perspectives.
Ainsi, à une certaine période de son histoire, face au monde obtus (qui sera bientôt « représenté » dans la presse wobbly et dans la Review par Mr Block), l’IWW ne se contentait pas de personnifier l’attitude hip, il encourageait toute la classe ouvrière à l’adopter.
La lutte continue !