Pour les journalistes sans scrupules et leur public ignorant — sans parler du procureur, du juge et du jury —, la blessure par balle de Joe Hill était une preuve suffisante non seulement de sa propre culpabilité, mais également de la nature violente et criminelle de l’organisation IWW tout entière. Des articles aussi sensationnels qu’infondés sur la « violence » IWW constituèrent le fonds de commerce des quotidiens de la région, du début des années 1910 jusqu’aux années 1930.
Le programme IWW, qui entendait organiser les travailleurs dans un Grand Syndicat unique afin de prendre le contrôle des industries dans l’intérêt de la classe ouvrière, et non plus d’une poignée d’exploiteurs, était immédiatement perçu comme « violent » par ces exploiteurs et leurs suppôts. Dans l’esprit perverti de la classe patronale, le fait que l’IWW ait voulu abolir le capitalisme signifiait naturellement qu’elle n’était qu’une innommable cabale conspirationniste d’incendiaires, d’assassins et de poseurs de bombes : une menace pour la sécurité nationale, pour la civilisation, bref, des gens vraiment pas fréquentables !
Les opposants politiques au syndicat alimentaient cette campagne d’avilissement, dont le fameux Daniel DeLeon et ses disciples, tant ils étaient persuadés qu’un programme de transformation sociale ne s’appuyant pas sur le système électoral engendrait nécessairement la violence.
La vérité est que l’IWW n’a pas plus plaidé en faveur de la violence qu’il ne l’a pratiquée. Seuls quelques wobblies étaient des pacifistes, mais leur programme révolutionnaire s’inscrivait « fermement dans le cadre de la non-violence », comme le relève Salvatore Salerno dans son introduction à Direct Action and Sabotage: Three Classic IWW Pamphlets from the 1910s [1997, p. 1]. Salerno souligne plus loin que les wobs rejetaient l’idée, soutenue par certains marxistes et anarchistes, que l’insurrection armée, les attentats, la prise du pouvoir d’État et d’autres formes de violence collective ou individuelle sont les seuls moyens de parvenir à l’émancipation de la classe ouvrière. Au contraire, les IWW mettaient l’accent sur ce qu’ils considéraient comme de véritables et éprouvées méthodes révolutionnaires : la solidarité ouvrière, l’action collective de classe et la grève générale. Nonviolence in America: a Documentary History (1966), de Staughton Lynd, cite une longue déclaration de Bill Haywood, faite en 1915, qui évoque aussi bien les textes abolitionnistes du XIXe siècle que ceux des militants antimilitaristes et ceux des mouvements pour les droits civiques de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Le syndicat, en réponse aux attaques sans fondement d’encouragement à la violence, adopta une résolution lors de son VIIIe congrès à Chicago, en 1913, publiée dans les actes du congrès et diffusée parmi les IWW sous la forme d’une brochure intitulée On the Firing Line (Sur le front) :
Depuis toujours ce sont les dirigeants qui, étant au pouvoir, se trouvent en position de décider en grande partie comment et quand s’engagera la bataille. [...] C’est la classe patronale et ses agences qui provoquent la violence pour ensuite hurler contre elle. [...] Le programme de l’IWW propose la seule solution possible à l’esclavage où la violence peut être abolie, ou, pour le moins, réduite au minimum.
En août 1913, quelques mois à peine avant l’arrestation de Joe Hill, le Salt Lake Tribune se plaignait de ce que « où qu’ils [les IWW] se trouvent, il y a des émeutes et des bagarres ». Le constat n’est pas tout à fait faux, mais il évite ces questions décisives : qui provoquait les violences et pourquoi ?
Comme l’ont montré les chercheurs dans la plupart des cas observés, c’était toujours le patron et/ou la police qui déclenchaient les violences que la presse se chargeait de faire endosser à l’IWW. Et pourquoi ? La réponse est évidente : parce que l’IWW organisait les travailleurs que les patrons et la police ne voulaient pas voir organisés. Chaque fois que des soapboxers ou des organisateurs IWW arrivaient dans une ville pour réclamer à haute voix de meilleurs salaires, moins de temps de travail, de meilleures conditions sanitaires, le droit à la parole et autres « bonnes choses de la vie », ils se heurtaient à l’association de la loi et de l’injustice. Les expériences du syndicat à cet égard ne sont pas sans rappeler le traitement non moins brutal des militants contre l’esclavage précédant la Guerre civile, et les wobblies l’avaient remarqué.
L’hystérie contre le « sabotage » wobbly, qui commença à se déchaîner vers 1912, fut une variation sur le thème de la « violence ». Dans la pratique IWW, le sabotage signifiait la retenue des capacités d’un ouvrier : un « ralentissement », par exemple, ou une « grève du zèle » (suivant à la lettre toutes les règles de travail souvent byzantines et contradictoires des patrons) ou d’autres formes de résistance passive. Bill Haywood expliqua à la Commission aux relations industrielles que le sabotage était fondé sur le principe que « le travailleur se doit de refuser d’aider le patron à voler la collectivité » : il doit refuser d’altérer la nourriture ou de fabriquer les produits pourris requis par le système. Le sabotage « bouche ouverte » consistait simplement à dire une vérité que le patron souhaitait dissimuler : un manutentionnaire, par exemple, pouvait informer un client que son patron avait fait diluer du lait ou ajouter de la sciure à des céréales [1].
Cependant, afin d’émoustiller leurs lecteurs, les quotidiens inventèrent des histoires de sabotages bien plus terrifiants : reportages sur des wobblies forcenés qui mettaient le feu à des granges ou à des bottes de paille, détruisaient des engins hors de prix, faisaient sauter des ponts et provoquaient toutes sortes de destructions massives. Rien de tout cela n’était vrai, mais fournissait des articles croustillants. En outre, et c’est le point le plus important du comportement de la presse, il frappait l’IWW en retour en contribuant à faire envoyer nombre de travailleurs innocents en prison. Comme le fit remarquer Mary Heaton Vorse dans son autobiographie, cette « odieuse campagne de presse » contre l’IWW recouvrit l’organisation « d’un tel tissu de mensonges que le citoyen moyen de ce pays en savait moins sur eux que sur le vaudou ».
En 1939, la John Hopkins University publia une étude approfondie dans laquelle l’auteur, Eldridge Foster Dowell, faisait cette observation intéressante :
[...] bien qu’il existe des opinions contradictoires sur le fait de savoir si l’IWW a pratiqué ou non le sabotage, il faut noter qu’aucun cas de saboteur IWW pris sur le fait ou condamné comme tel n’est recevable.
[E. F. Dowell, History of Criminal Syndicalism Legislation, p. 36 ]
L’International Socialist Review de décembre 1914 publia un papier caustique dans lequel, entre autres choses, était posée la question de la pertinence d’une solution paramilitaire aux problèmes de la classe ouvrière. Avec un soin ironique digne de T-Bone Slim, l’auteur fait le compte de la fourniture de mitrailleuses et de fusils automatiques aux mineurs et demande : « Qui va payer tout ça ? » Il en vient à la conclusion que la lutte armée aux États-Unis est impossible parce que trop chère. « Chaque travailleur et travailleuse sait que, une fois payées les factures le jour de la paye, il ne lui reste pas grand-chose pour [...] s’acheter un attirail de guerre. »
L’auteur de cette critique persuasive et spirituelle du modèle « Tous aux armes ! » du changement révolutionnaire, et qui exprime parfaitement le point de vue wobbly sur la violence, n’est autre que Joe Hill [2].