Tout ce qui fut écrit en anglais au sujet de l’affaire Hill contient curieusement peu d’hypothèses à propos de cette mystérieuse femme dont le poète IWW refusa obstinément de révéler le nom à la police, au tribunal ou à qui que ce soit d’autre, y compris ses amis. Pour les détracteurs de Hill, il ne s’agissait évidemment que d’une fable inventée de toutes pièces, et son silence à ce propos était la démonstration de sa culpabilité. Pour ses défenseurs, en revanche, il était navrant de n’avoir aucun moyen de vérification. Dans son esquisse biographique de 1923, Ralph Chaplin relève que :
Arturo Giovannitti, dans une de ses meilleures œuvres, et une des moins connues, aussi — une pièce inspirée de l’affaire Joe Hill —, propose cette hypothèse crédible que le songwriter IWW aurait préféré se faire exécuter plutôt que de salir l’honneur d’une femme.
[R. Chaplin, « Joe Hill: A Biography », Industrial Pioneer, novembre 1923, p. 25]
Une telle conduite, remarque Chaplin, serait cohérente avec la personnalité de Joe Hill, mais il conclut que « ce n’est malheureusement plus maintenant qu’on pourra découvrir la vérité ». Trois ans plus tard, dans un bref hommage à Hill publié dans le Labor Defender, Chaplin rejeta l’histoire de « la femme mystérieuse » comme « apocryphe ».
Le sujet revint à la surface en 1948 dans la réponse du Comité des amis de Joe Hill à l’article nauséabond de Wallace Stegner paru dans le New Republic. Écrite en grande partie par John Beffel et publiée dans l’Industrial Worker, la réponse des Amis consacre tout un paragraphe au « mystère de la femme », reproduit ici en intégralité :
Beaucoup de femmes impliquées dans des histoires clandestines feraient n’importe quoi pour éviter d’avoir à avouer ce genre d’indiscrétion, et placent leur « honneur » par-dessus tout — même la vie humaine. Mais, dans cette affaire, il est également possible que cette femme n’entendait pas laisser Joe se faire exécuter, qu’elle ait suivi tout le procès dans l’espoir de son acquittement, puis d’un retournement en appel, attendant le dernier moment pour intervenir et lui sauver la vie, mais qu’elle fut tuée dans un accident, mourut subitement, ou fut assassinée par un mari ou un amant jaloux qui souhaitait l’empêcher d’intercéder en faveur de Hill. Un tel homme aurait pu la tuer loin de Salt Lake City et se débarrasser du corps, ou de tout élément d’identification.
Les chercheurs qui sont venus ensuite ont choisi — en désespoir de cause — de reléguer le sujet au rayon « inconnu » puis « inconnaissable », avant de l’envoyer définitivement aux oubliettes.
Reste une question incontournable : pourquoi Joe Hill aurait-il pris la peine d’édifier une telle histoire, tordue et invérifiable, alors qu’il lui aurait été infiniment plus simple, et plus bénéfique pour lui, de combiner un alibi avec l’aide de la famille Eselius, par exemple, et/ou de quelques amis ? En ce sens, l’étrangeté même de l’histoire lui donne un certain crédit. Hill, par ailleurs, se sachant innocent, s’attendait à être bientôt relâché faute de preuves. Dans sa position, pour quelle raison aurait-il inventé une telle histoire invérifiable ?
Face au « système judiciaire » américain — particulièrement mal en point au pays du cuivre —, Joe Hill fait figure de nourrisson abandonné en pleine jungle, du moins avant sa condamnation. Ironie des ironies, c’est son honnêteté fondamentale et son sens de l’honneur un peu vieux jeu qui l’ont perdu face à l’accusation et précipité devant le peloton d’exécution.
Le fait que la presse et l’accusation aient ridiculisé ouvertement l’histoire de Hill, tenue pour un conte de fées, et que ses défenseurs — conformément aux propres souhaits de Hill — aient refusé de pousser les recherches plus avant, tout cela permet de comprendre pourquoi la plupart des historiens ont préféré oublier le sujet.
Des sources suédoises ont pourtant proposé une candidate très sérieuse pour percer le « mystère de la femme » de l’histoire de Joe Hill : une immigrée de Gävle qui avait connu Hill dans son enfance. Presque tous les documents pertinents au sujet de cette femme sont en suédois, et c’est vers ces textes, inconnus des lecteurs des États-Unis, que nous devons nous tourner pour éclairer cet épisode mystérieux dans la vie du poète [1].
Maria Johanson était née à Gävle, à peu près à la même époque que Hill. Selon le biographe suédois de Hill Ingvar Söderstrom, leurs familles habitaient l’une à côté de l’autre et fréquentaient la même église. La sœur de Hill, Ester Dahl, se souvenait qu’elle fut serveuse dans un bar du coin. Comme Hill, Johanson émigra vers les États-Unis au début du XXe siècle, mais, contrairement à Hill, elle s’était convertie à l’Église mormone et s’était installée dans l’Utah. Les quatre cinquièmes des émigrants suédois étaient des femmes, et les missionnaires mormons avançaient à la plupart d’entre elles l’argent nécessaire à leur voyage.
En décembre 1913, Johanson aperçut Hill et son ami Otto Applequist dans une cafétéria du centre de Salt Lake City. Elle demanda à Hill s’il était bien Joel Hägglund de Gävle et il répondit « oui, c’est moi ». Ils ne s’étaient pas revus depuis plus de douze ans. Ils discutèrent un peu et Johanson invita Hill et Applequist chez elle quelques jours plus tard, peut-être à l’occasion d’une fête (cela se passait pendant les vacances de Noël). Hill ne fit pas seulement acte de présence à cette soirée, mais joua également du piano et chanta.
Maria Johanson se maria et divorça plusieurs fois. Ces mariages furent tous des réussites — financièrement du moins, puisque chaque divorce la laissa plus riche que le précédent. Si Maria Johanson n’était pas fabuleusement riche, elle vivait en tout cas dans une « aisance » confortable : elle avait tout, en fait, de l’arriviste comblée, égocentrique, suffisante, toujours prête à mettre son nez partout pour satisfaire son ambition.
Sa rencontre avec Hill dans une cafétéria de Salt Lake City se produisit peu de temps après son divorce avec son troisième (peut-être quatrième) mari, Athana Saccoss. Au procès de Hill, en juin de l’année suivante, elle fut témoin à charge sous le nom de « madame Athana Saccos ». Le nom de Maria Johanson semble ne figurer nulle part, ni dans les archives du tribunal, ni dans les articles de presse couvrant l’affaire.
Au procès, elle déclara avoir connu Hill enfant mais ne pas l’avoir revu depuis qu’il émigra de Suède, jusqu’à leur rencontre dans la cafétéria « juste avant Noël » 1913. Elle affirma également à la cour avoir de nouveau rencontré Hill, toujours en compagnie d’Applequist, deux jours avant le meurtre de Morrison, et qu’elle l’invita alors une nouvelle fois à venir le samedi soir, le 10 — le soir du crime. Sa déclaration sur la réponse de Hill à son invitation est délibérément sinistre :
Il ne pouvait pas venir, pour une raison ou une autre : il disait tantôt qu’il pourrait, tantôt qu’il ne pourrait pas ; que s’il pouvait il essaierait de venir. Je lui ai alors demandé de venir dimanche, et il a répondu qu’il pourrait partir pour la Californie ce jour-là.
[Ingvar Söderstrom, Joe Hill: Diktare och Agitator, 1970, p. 134]
L’accusation, s’attachant à tromper un jury déjà mal disposé à l’égard de Joe Hill, vit dans le témoignage pour le moins malveillant de Johanson la preuve que Hill avait planifié le vol/meurtre pour ce jour-là et avait prévu de quitter la ville le lendemain.
Ingvar Söderstrom, s’appuyant sur les recherches de l’ami de Hill, Oscar W. Larson, est convaincu que Hill a bien rendu visite à Maria Johanson cette fameuse nuit. Indépendamment de Larson et Söderstrom, Joseph A. Curtis — un chercheur de Salt Lake City qui s’entretint dès les années 1920 avec des personnes impliquées dans l’affaire — en était venu à la même conclusion. Bien que Curtis n’ait jamais pu faire publier ses travaux, il exposa ses convictions sur le rôle de Johanson lors d’une intervention à l’occasion du grand colloque consacré à Joe Hill à Salt Lake City en 1990 [2].
Ce qui se passa au cours de la visite de Hill chez Johanson cette nuit-là, et ce qui amena Johanson à dissimuler la vérité dans sa déclaration au tribunal, sont de vieux secrets qui ne seront sans doute jamais percés. En tout cas, le comportement ultérieur de cette femme fut pour le moins suspect. Des chercheurs, dont Gibbs Smith, sont « presque certains » qu’elle fut l’auteur d’un libelle anonyme contre Hill publié dans le journal social-démocrate suédois Arbeterbladet (Quotidien ouvrier) du 18 décembre 1915, un mois après l’exécution de Joe Hill. Un passage entier paraphrase son témoignage au procès. Malveillant et malsain de part en part, l’article est un pot-pourri de contrevérités, de déformations et d’insinuations. Un court extrait suffit à en livrer la teneur :
[Hill] a rarement eu un travail régulier et [...] semble avoir gagné sa vie d’une façon qui n’échapperait pas à une enquête de police. Il y a environ dix ans, Morrison était commissaire de police et il est présumé avoir entravé des projets criminels de Hill, d’où H. tira une haine mortelle contre Morrison.
Quand la vie d’un homme est en jeu, des tournures comme « semble avoir gagné » ou « présumé avoir entravé » sont inadmissibles. Dans la plume de Johanson, les abus de langage de l’accusation qui ont envoyé le poète IWW à la mort ne sont rien d’autre que des insultes à sa mémoire. Le directeur de l’Arbeterbladet — qu’on ne peut soupçonner, en tant que social-démocrate, d’être un chaud partisan de l’IWW — considère lui-même ce venimeux papier comme « étrange » et douteux. Comme il le remarque dans sa conclusion, « il est clairement impensable que toutes les organisations ouvrières aux États-Unis, sans exception, se soient levées pour défendre le condamné s’il s’agissait réellement d’un criminel professionnel ».
Les diffamations obsessionnelles de Johanson contre son ancien camarade d’enfance ne se sont pas arrêtées à ce billet anonyme dans l’Arbeterbladet d’outre-Atlantique. Des mois plus tard, à l’occasion de la parution d’un article sur Hill signé de Gösta Brown dans le Svenska Socialisten, basé à Chicago, Johanson — cette fois sous son propre nom — cracha de nouveau son venin dans une réponse publiée dans le numéro suivant (17 avril 1916), où elle reprenait essentiellement ce qu’elle avait déjà déclaré à l’audience et (anonymement) à l’Arbeterbladet.
À ce jour, le rôle de Maria Johanson dans le coup monté contre Hill demeure obscur. Oscar W. Larson et Gösta Brown ont bien tenté, chacun de son côté, d’en savoir plus sur son implication exacte, mais sans grand succès. Cependant, l’organisateur suédois wobbly Ragnar Johanson — aucun lien de parenté avec Maria — relata un incident qui mérite d’être rapporté ici. Un mois après la mort de Hill, Ragnar Johanson dit avoir été abordé dans un café de Salt Lake City par deux détectives qui, pour une raison qu’on ignore, lui confièrent au cours de la conversation qu’une Suédoise de la région, qui avait écrit sur Hill dans un journal en suédois, avait en réalité menti sur ses rapports avec lui. Même si des confidences de détectives sont sujettes à caution, il est remarquable que cette information d’une source insolite recoupe la conclusion à laquelle Oscar Larson, inconnu des détectives, est lui-même arrivé.
Pour Ingvar Söderstrom, Maria Johanson était non seulement « intimement impliquée » dans l’affaire, mais le « témoin clé » de toute l’histoire. De son point de vue, ce témoignage était évidemment tronqué : elle « n’a pas raconté la véritable histoire » au tribunal. Et ce qu’elle a omis de dire était en outre si important, en regard de ce qu’elle a effectivement dit, que la révélation de cette omission qualifierait son témoignage de parjure. Pourquoi fut-elle incapable de dire simplement toute la vérité pendant le procès, concède Söderstorm, est un mystère, mais il suggère un « accord tacite entre elle et Joe ». Et de relever un fait troublant : pas plus Hill que ses avocats, pourtant prompts à contredire d’autres témoins de l’accusation, n’ont critiqué, corrigé ni commenté le témoignage résolument fallacieux, hostile et nuisible de « madame Athana Saccoss ».
Rien ne suggère une idylle avec Hill. Le fait qu’il s’agissait d’une incurable bourgeoise, snob et dépourvue de la moindre sensibilité ouvrière ou révolutionnaire et, qui plus est, membre actif de l’Église mormone, tout cela semble exclure a priori une affaire de cœur avec un wobbly révolutionnaire et athée qui n’avait pas honte de s’appeler lui-même un « rat des quais ». Pourtant, l’amour est réputé se moquer des cadres établis, le désir défier toute convention et l’histoire regorge de couples « dépareillés » qui ont néanmoins vécu heureux. Contrairement aux apparences, donc, la possibilité d’une histoire d’amour entre les deux immigrés de Gävle ne peut être tout à fait exclue.
Il est en revanche certain que quelque chose — une querelle, une mésentente, une incompréhension — a brusquement fait basculer les relations de Maria Johanson avec Joe Hill de l’hospitalité chaleureuse à l’aversion irréductible. Dans l’hypothèse où Maria Johnson se serait sentie rejetée, insultée ou flouée de quelque façon par Hill et/ou Applequist, l’aurait-elle pris de haut — « pas de sentiments excessifs » ? La rancœur égocentrique qui suinte de son témoignage et de ses écrits postérieurs sur Hill montre tout autre chose. « L’enfer ignore la férocité du dépit féminin [3] » est peut-être un cliché sexiste rebattu, mais il sied relativement bien à Maria Johanson. Beaucoup de femmes se seraient résolues à parler, malgré l’appréhension d’un scandale et autres soucis, plutôt que de voir un innocent exécuté par l’État. Les amères fulminations de Johanson, défiant la vérité, montrent bien néanmoins qu’elle était plutôt le genre de personne préférant la « respectabilité » à la justice.
Peut-être, lors de leurs premières rencontres, Hill avait-il caché son militantisme wobbly à Johanson, qui le prenait donc toujours pour le petit luthérien pratiquant provincial qu’elle avait connu à Gävle. A-t-elle appris la nature des activités du wobbly cette nuit du 10, ou lorsque les journaux ont rapporté son arrestation ? En tout cas, une telle révélation était susceptible de terrifier une personne aussi conformiste et pouvait la convaincre que son vieil ami était devenu un monstre épouvantable. La peur irrationnelle entretenue dans les classes supérieure et moyenne à propos de l’IWW était alors exubérante, particulièrement dans l’Utah. Des années plus tard, le chercheur Aubrey Haan apprit du juge Straub, de la Cour suprême de l’Utah — un des trois personnages qui rejetèrent l’appel du poète wobbly pour un nouveau procès —, que l’appartenance de Hill à l’IWW était suffisante pour « le convaincre de la culpabilité de Joe Hill ».
On ne connaîtra sans doute jamais les réponses, mais les questions demeurent : pourquoi Maria Johanson, amie d’enfance de Joe Hill, qui convia le poète chez elle et apprécia tant ses talents de musicien qu’elle l’invita à revenir, décida de témoigner contre lui dans un procès où sa vie était en jeu, et persista à le calomnier après sa mort ? A-t-elle vraiment été prise au jeu des fausses « preuves » dérisoires de l’accusation ?
Au cours des huit décennies qui ont suivi le meurtre judiciaire de Joe Hill, personne d’autre n’a été proposé au titre de la « femme mystérieuse ». Il y a de bonnes raisons de croire que la nuit du 10 janvier, portée disparue pour Hill, n’ait été qu’un bref mais tragique épisode dans le mystère bien plus complexe de la vie de Maria Johanson.
Son témoignage et son comportement sont caractéristiques du déroulement de l’affaire, son rôle dans la condamnation de Joe Hill n’est pas négligeable et il n’est pas impossible qu’elle l’ait vu le 10 janvier, mais Maria Johanson n’est pas la femme évoquée dans son alibi. Le chercheur Aubrey Haan correspondit avec la véritable « inconnue de Salt Lake City », Hilda Erickson, à la fin des années 1940, mais son identité ne fut révélée qu’en 2011 par William Adler dans The Man Who Never Died.