On ne sait rien des éventuelles connaissances afro-américaines de Joe Hill. En tant que hobo, il partageait sans doute l’égalitarisme et l’antiracisme qui régnaient dans ce milieu, a fortiori chez les hoboes arborant la carte rouge. Relatant sa propre expérience sur les routes au cours de la seconde moitié des années 1910, le romancier afro-américain Georges S. Schuyler releva qu’il n’y avait « aucune discrimination dans les jungles IWW. L’écrivain avait vu un Blanc hobo, méprisé par la société, partager son dernier bout de pain avec un compagnon hobo noir » [Philip Foner, Organized Labor and the Black Worker, 1619-1973, 1974, p. 112].
William O. Douglas, qui appartiendrait plus tard à la Cour suprême américaine, fréquenta les jungles et brûla le dur avec des wobblies pendant sa jeunesse sur la côte Pacifique Nord, et il n’oublia jamais la « gentillesse, la compassion et la tendresse » de ces « gens chaleureux ». « Un homme affamé, ajoutait-il, était toujours le bienvenu [...], un accueil qui ne se limitait pas à l’offre de nourriture, car il pouvait se sentir ici à l’égal de tous » [Ibid., p.77-78].
C’est dans une hobo jungle que le jeune Walter Rogers put « apprendre qu’il n’y avait [chez les IWW] aucune discrimination contre les Noirs, les Mexicains, les Chinois ou n’importe quelle autre nationalité ». Dans un entretien réalisé au cours des années 1980, le vieux wobbly Joe Murphy rappelait que les IWW « ne réclamaient souvent aucune cotisation aux Noirs [...] parce qu’ils avaient déjà si peu d’argent. On faisait pareil avec les Chinois et les Japonais » [S. Bird et al., op. cit., p. 51].
L’expression même de « jungle » pour désigner leurs campements sauvages dénote bien à quel point les hoboes IWW rejetaient les valeurs de l’ordre social existant. Les observateurs des classes moyennes et supérieures — non seulement des « sociologues » hostiles ou ignorants, mais également des esprits mieux disposés comme Upton Sinclair — usaient de ce terme péjorativement pour évoquer l’horreur de la misère urbaine, sa violence et son atmosphère sordide. Or, les hobo jungles IWW, volontairement opposées à la civilisation capitaliste et à ses conséquences, étaient radicalement différentes : une communauté de partage qui préfigurait, en miniature, l’égalité et la liberté du socialisme.
Ce singulier mélange wobbly de solidarité, de liberté, d’égalité, de fraternité, de compassion et de générosité chaleureuse est bien reflété par Paul Walker dans son A Wobbly Good and True (sur l’air de Let the Rest of the World Go By). C’est, à ma connaissance, la seule chanson écrite par un IWW afro-américain :
I was riding one day on a train far away,Wishing there was a Wobbly near,When it did just seem, like someone in a dream,Came a Wob with a hearty cheer. [...]With someone like you,A Wob good and true. [...]I don’t know where you fromBut I know you’re true blue.Let us hope that some dayAll wage-slaves will say:“Hurrah for the OBU! [1]”
Les wobblies vagabonds se faisaient en général un devoir de passer par le local IWW des régions qu’ils traversaient, et restaient souvent dans le coin pour une manifestation. Joe Hill, au cours d’un de ces périples transcontinentaux, a sûrement eu l’occasion de croiser quelques wobblies noirs. Il a pu en rencontrer aussi sur les docks de San Pedro, ou dans d’autres ports, ou parmi les volontaires qui, comme lui, avaient franchi la frontière pour soutenir la révolution mexicaine en Basse-Californie. Les preuves manquent, mais tout le laisse supposer.
Les journaux IWW ont certainement permis à Joe Hill de connaître l’existence de l’un des Afro-Américains les plus éminents du syndicat, Ben Fletcher, qui, en tant que délégué au congrès de 1913 à Chicago, joua un rôle important dans les débats. Benjamin Harrison Fletcher était la figure centrale de la vaste et dynamique section syndicale de la Marine Transport Workers Industrial Union de Philadelphie, du milieu à la fin des années 1910, et il figura parmi la centaine de wobs condamnés en 1918 à de longues peines de prison à Leavenworth pour, entre autres,
[...] conspiration dans l’illégalité, par félonie et par force, pour empêcher, entraver et repousser l’application de certaines lois des États-Unis en rapport avec les préparatifs et la poursuite de la guerre par le gouvernement.
[Mary H. Vorse, A Footnote to Folly, 1935, p. 157]
(Pendant la guerre, l’IWW demanda des augmentations de salaire au moins proportionnelles aux énormes profits réalisés par les grandes industries.)
Wobbly loyal jusqu’à son dernier souffle en 1949, le fellow worker Fletcher était le plus célèbre des organisateurs noirs du syndicat. Et il se souvenait avoir vu Joe Hill à Philadelphie, « vers 1911 ».
Cette révélation renversante repose paisiblement dans une note de bas de page de la biographie de Joe Hill écrite par Gibbs Smith (parue en 1969) et n’a jamais été reprise ailleurs à ma connaissance. Elle se fonde sur une lettre de l’historien maison de l’IWW, Fred Thompson, qui tenait l’information du fellow worker Jack Sheridan, qui l’avait apprise de Ben Fletcher lui-même.
J’ai connu personnellement Jack Sheridan dans les années 1960, quand je militais à la section IWW de Chicago en tant qu’éditeur de son magazine, The Rebel Worker. Ancien du Dil Pickle Club, c’était un des habitués des manifestations de la section, et les autres vieux militants le considéraient comme l’un des meilleurs soapboxers du syndicat (ce sont Sheridan et Fred Thompson qui me donnèrent ma première leçon de soapboxing au Bughouse Square en 1964). Si je n’étais pas toujours d’accord sur tout avec Jack, je peux en revanche me porter garant de son honnêteté. S’il déclara à Thompson que Fletcher disait avoir vu Joe Hill, sa parole me suffit.
Pour sa part, Dick Brazier répondait de la crédibilité du fellow worker Fletcher. Comme il l’écrivit à Fred Thompson, la rencontre entre Ben Fletcher et Joe Hill lui paraissait « tout à fait possible et plausible », puisque Fletcher organisait déjà les dockers en ce temps-là, et puis « Ben n’était pas du genre à raconter n’importe quoi. Si Ben raconta à Sheridan qu’il avait vu Joe Hill, alors il rencontra Joe Hill, sans aucun doute. »
Curieusement, avant même que Thompson n’écrive à Brazier au sujet de la rencontre Fletcher/Hill, Brazier remarquait dans une autre lettre à Thompson que John Reed lui avait dit avoir rencontré Joe Hill à Philadelphie en 1911. En d’autres termes, Brazier apportait par avance une pièce à conviction décisive avant même que Fred Thompson n’évoque la question.
Dans une autre lettre, où il faisait allusion à une autre dimension du mystère de la vie du barde wobbly, Thompson relevait que « Jack Sheridan se rappelait que, selon Fletcher, Hill aurait eu une petite amie suédoise à Philadelphie, dont le nom était, pour autant qu’il s’en souvienne, quelque chose comme Thelma Erickson ».
Mais Fletcher parla sans doute à d’autres fellow workers de sa rencontre avec Joe Hill. Ont-ils conservé quelque part des notes sur ce que leur avait dit Fletcher ?
En 1948, au cours de la controverse contre l’article diffamatoire sur Joe Hill publié par Wallace Stegner dans le New Republic, beaucoup de ceux qui rencontrèrent Joe Hill se sont avancés pour défendre l’honneur de leur vieux compagnon. Est-ce que quelqu’un eut idée d’interroger Ben Fletcher à cette occasion ?
Voici donc tout ce que nous pouvons dire avec certitude : au milieu des années 1960, à Chicago, Jack Sheridan apprit à Fred Thompson que, à la fin des années 1930 ou au début des années 1940, Ben Fletcher lui avait dit avoir rencontré Joe Hill autour de 1910-1911 à Philadelphie. Au-delà, tout ce que nous avons sur la rencontre entre ces deux futures légendes du Grand Syndicat unique — l’homme qui devint le plus célèbre des organisateurs noirs du syndicat et celui qui deviendrait le plus célèbre de ses songwriters et martyrs — n’est que spéculation. Ce qui confirme à nouveau à quel point l’histoire de l’IWW reste un mystère.