Le meilleur du songwriter Joe Hill se trouve dans ses parodies. Il déformait les paroles d’un air connu ou du dernier tube à la mode, ou en rajoutait de son propre cru ; après ce traitement, ce « griffonnage », beaucoup de vieux hymnes indigestes de l’Armée du salut ou autres scies sentimentales du moment se voyaient subitement métamorphosés en chants révolutionnaires IWW. Le talent parodique de Hill était évident et il en tira le maximum. À en juger par la popularité permanente de ses chansons, il fait sans doute partie des parodistes les plus heureux du siècle passé.
Son Casey Jones, the Union Scab était une parodie de la chanson populaire intitulée Casey Jones, écrite par Tallifano Sibert, sur une musique d’Eddie Newton, déposée en 1909. De ce simple portrait d’un mécano de loco héroïque, Hill fit l’archétype du « jaune syndiqué », qui reste à son poste quand tous les autres syndicats de la Southern Pacific font grève contre les conditions de sécurité déplorables dans les trains et sur les voies. Imprimée en format de poche en 1911, la chanson fit mouche du premier coup, apparaissant immédiatement dans la nouvelle édition du Little Red Song Book en 1912. La parodie dépassa l’original en popularité et se fit rapidement une place dans le répertoire des groupes de variétés, et pour des années. Elle est encore de nos jours une des chansons les plus populaires du barde wobbly.
Certains critiques, comme Dwight Macdonald (Parodies, 1960), considèrent les parodies comme une sorte d’hommage aux originaux ; ce n’est évidemment pas le cas des parodies de Joe Hill ou d’autres IWW, qui, pour la plupart, sont sarcastiques au point d’en être cruelles. Il faut vraiment croire au Père Noël pour imaginer que Sanford Fillmore Bennett, l’auteur du pieux In the Sweet Bye and Bye, ait pu se sentir honoré du blasphématoire et athée Pie in the Sky de Hill. Les parodistes de l’IWW, à l’image de Joe Hill, s’efforçaient de dégonfler et de démolir les paroles d’inspiration réactionnaire pour leur substituer leur propre modèle anticapitaliste.
Freud, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, relève que la parodie est « dirigée contre les personnes et les choses qui se réclament de l’autorité et du respect ». Un simple coup d’œil au Little Red Song Book suffit à démontrer que les chansons IWW étaient intrinsèquement antiautoritaires et insolentes à l’égard des exploiteurs et de leurs apologistes, celles de Joe Hill faisant partie, à cet égard, des plus dures. Arracher le masque souriant de la face hideuse du capitalisme était un des sports préférés des wobblies, et Joe Hill était son champion toutes catégories. Victoire par K.-O. avant le troisième round, selon ses propres confrères songwriters : « À l’instant où Joe Hill sortait une première, puis une deuxième chanson — se souvenait Dick Brazier, à la manière d’un boxeur se rappelant son premier K.-O. infligé par Muhammad Ali —, on avait tous compris que c’était le meilleur. »
Les recueils d’auteurs parodiques, comme les anthologies d’humoristes, ont pourtant pris soin de négliger Joe Hill. Évidemment, le genre de personnes qui s’occupe de confectionner ces recueils est incapable de trouver quoi que ce soit de drôle au capitalisme et/ou à la lutte que lui mène la classe ouvrière. Dwight Macdonald est à ce titre un cas intéressant puisqu’il eut maintes fois l’occasion de reprendre des chansons de Joe Hill au cours des activités militantes de sa jeunesse, dans les années 1930. Mais dans les années 1960, quand il sortit son gros recueil intitulé Parodies, il s’était si bien convaincu du « statu quo » qu’il négligea d’inclure une seule de ces chansons.
L’imagination parodique de Joe Hill est telle dans ses chansons qu’on pourrait s’attendre à la retrouver dans ses dessins. Or, à une seule exception près, aucun des dessins que nous a laissés le poète IWW n’est parodique. Tous débordent d’humour, d’ironie, de satire, du sens de la caricature et du ridicule, mais pas un ne parodie une toile ou un dessin célèbre, une bande dessinée ou une quelconque image connue.
Son unique dessin parodique — probablement tiré d’une illustration de journal — se trouve dans l’édition de Los Angeles du Little Red Song Book de 1912. C’est la réplique wobbly d’une des plus grosses unes de l’année, le naufrage du Titanic : l’« invincible » Capitalisme s’est heurté à la force cachée de l’IWW. J’en reparlerai plus loin, d’un autre point de vue. En l’état actuel de nos connaissances, ce dessin est le premier publié de Joe Hill. Il est cependant probable que Solidarity, l’Industrial Worker ou une autre publication wobbly en recèle d’autres, qu’on ne lui attribue pas, soit parce qu’ils ne sont pas signés, soit parce qu’ils le sont sous un pseudonyme. Les mettre au jour ne serait pas une tâche insurmontable, quoique lourde : il s’agirait d’examiner les centaines de dessins publiés pendant plus de dix ans dans la presse wobbly, pour les comparer soigneusement avec les dessins attribués avec certitude à Joe Hill.
Une des difficultés de la recherche résiderait dans la procédure de publication des dessins, dont on ignore précisément les détails. Allaient-ils directement à la gravure pour impression ou étaient-ils retouchés par d’autres artistes, conformément à des exigences techniques ou éditoriales ? Il est dans ce cas possible que des dessins de Joe Hill aient été retouchés. Ceux-ci seraient alors parmi les plus difficiles — si ce n’est impossibles — à reconnaître.
Cette recherche dira aussi où, dans la longue et riche histoire du dessin parodique IWW, se situe celui de Joe Hill. Il n’était certainement pas le premier. Bien qu’elle ne soit pas aussi connue que ses équivalents dans la chanson, la parodie visuelle IWW recueillie dans la presse wobbly est abondante. Quelques spécimens commencent à être connus. Ralph Chaplin, par exemple, fit une fabuleuse parodie d’une affiche de soutien à l’engagement des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, réalisée par le célèbre créateur de Little Nemo, Winsor McCay, qui dessinait pour Hearst. L’horrible affiche patriotarde, raciste et xénophobe de McCay représente un homme, l’« Amérique », brandissant une épée aux couleurs du drapeau des États-Unis, abrité derrière un grand bouclier « Liberty Bond », repoussant une bande de monstres malfaisants nommés « Destruction », « Famine », « Guerre », « Peste » et « Mort ». La parodie de Chaplin est un exemple brillant de ce que Marx appelait une « critique sans pitié ». La figure centrale y représente la classe ouvrière, protégée derrière l’emblème de l’IWW — le bouclier « Grand Syndicat unique » — et armée d’une massue nommée « Organisation » contre des méchants rebaptisés « Haine de la classe ouvrière », « Faim », « Esclavage », « Diffamation » et « Coups montés ». McCay avait représenté la guerre sous la forme d’un Noir muni d’une épée : chez Chaplin, c’est un Blanc brandissant chaînes et fouet qui représente l’esclavage. L’ensemble transforme la vision autoritaire et va-t-en-guerre de McCay en une détonante représentation de l’IWW révolutionnaire.
De telles parodies, où excellait l’IWW, sont dans la droite ligne de ce qu’André Breton appelait un détournement, une façon de retourner une image ou un texte pour lui faire signifier tout autre chose que l’original. La démystification radicale est sa raison d’être. Les parodies wobbly de William Henkelman détournaient les publicités des grands magazines dans la presse wob des années 1920 bien avant que Mad ne reprenne l’idée. En 1964, alors que le mouvement contre la guerre du Vietnam venait à peine de commencer, Tor Faegre dessina pour la couverture du magazine de la section de Chicago de l’IWW, The Rebel Worker, une parodie de l’affiche représentant l’Oncle Sam interpellant les passants du doigt. Tor Faegre lui faisait dire : « Je suis syndiqué. Et toi ? » Pas plus tard que dans les années 1990, le Wage Slave Word News de Mike Konopacki — quatre pages de parodie des publications de supermarché et des annonces du syndicalisme d’affaires — parut pendant des mois en supplément de l’Industrial Worker.
Je doute que l’ensemble des syndicats AFL-CIO ait produit autant de parodies que le seul IWW. Joe Hill, son parodiste numéro un, en a laissé un bel héritage.