La vie surréelle de Franklin Rosemont
Franklin Rosemont, poète, artiste, historien, orateur de rue et militant surréaliste, est mort le dimanche 12 avril à Chicago. Il avait 65 ans. Il fut le cofondateur, aux côtés de sa compagne Penelope Rosemont et de son vieil ami Paul Garon, du Mouvement surréaliste aux États-Unis, association durable et turbulente de personnalités qui ferait de Chicago le lieu de résurgence de ce mouvement de révolte artistique et sociale. Au cours de ces quarante dernières années, Franklin et ses camarades chicagoans produisirent une somme de communiqués, de manifestes, de poésie, de collages et autres interventions qui influencèrent, à n’en pas douter, une génération radicalement nouvelle de révolution au service du merveilleux.
Franklin Rosemont naquit à Chicago le 2 octobre 1943, de l’union de deux des figures militantes les plus remarquables de la région : l’imprimeur Henry Rosemont et la musicienne de jazz Sally Rosemont. Bien qu’ayant abandonné ses études à Maywood après la troisième année (et malgré les heures passées en recherches sur le surréalisme à la bibliothèque de l’Art Institute de Chicago), il parvint cependant à intégrer la Roosevelt University en 1962. Déjà radicalisé par son milieu familial, par son propre intérêt pour la bande-dessinée subversive, les Freedom Rides pour les droits civiques et la révolution cubaine, Franklin s’immergea sans attendre dans le tumultueux mouvement étudiant à la Roosevelt University.
Franklin déclarerait constamment à qui le questionnait sur cette période qu’il « se spécialisa en St Clair Drake » à la Roosevelt. Sous la direction du grand universitaire Afro-Américain, il se lança en effet dans l’exploration des vastes champs de l’univers urbain, de la politique raciale et du savoir historique — autant de sujets restés centraux tout au long de sa vie. Il continua par ailleurs ses recherches sur le surréalisme et, bientôt, se rendit à Paris, à l’hiver 1965, avec Penelope, afin d’y rencontrer André Breton et les derniers membres du groupe surréaliste. Les parisiens se trouvèrent aussi captivés par ces jeunes américains que Franklin et Penelope le furent par leur aînés, et la rencontre de cet été constitua pour les Rosemont un véritable tournant dans leur vie. Avec le soutien du groupe de Paris, ils retournèrent aux États-Unis pour y former le groupe surréaliste le plus important et le plus durable, qui se distinguera par ses recherches minutieuses et son activisme passionné, associant systématiquement création artistique et lutte politique. Après la mort de Breton en 1966, Franklin collabora avec sa femme Élisa pour rassembler le premier recueil des textes de Breton en anglais.
Actif dans les années 1960 au sein des Industrial Workers of the World (IWW), du groupe Rebel Worker, de la Solidarity Bookshop et des Students for a Democratic Society (SDS), Franklin participa à l’organisation de la grève IWW des cueilleurs de myrtilles du Michigan en 1964, et contribua par ses talents considérables de propagandiste et pamphlétaire à l’agitation des SDS, produisant affiches, tracts et journaux. Sa longue et fructueuse collaboration avec Paul Buhle débuta en 1970 par un numéro spécial surréaliste de Radical America. Il s’ensuivrait des éditions somptueuses, drôles et coriaces d’Arsenal/Surrealist Subversion et des éditions spéciales de Cultural Correspondance.
Le succès retentissant de l’Exposition surréaliste internationale à la galerie Bugs Bunny de Chicago en 1968 fit la preuve de la capacité du groupe surréaliste à provoquer un événement culturel majeur, sans jamais cesser de critiquer les courants dominants glaciaux de l’art et de la politique. Les Rosemont jouèrent en outre rapidement un rôle de premier plan dans la réorganisation de la plus ancienne maison d’éditions ouvrières du pays : la Charles H. Kerr Company. Sous les sceaux de la Kerr Company et des éditions surréalistes Black Swan, Franklin édita les œuvres de nombreuses figures maîtresses de la gauche : C. L. R. James, Marty Glaberman, Benjamin Péret et Jacques Vaché, T-Bone Slim, Mother Jones, Lucy Parsons et, dans un ouvrage en préparation juste avant sa mort, Carl Sandburg. Ces dernières années, parallèlement à son activité à la Kerr Company et aux éditions Black Swan, il dirigeait la collection « Surrealist Revolution » pour l’University of Texas Press.
Ami et pair respecté de personnalités comme Studs Terkel et Mary Low, des poètes Philip Lamantia, Diane di Prima, Lawrence Ferlinghetti et Dennis Brutus, de la peintre Leonora Carrington ou des historiens Paul Buhle, David Roediger, John Bracey et Robin D. G. Kelley, Rosemont s’inspira d’une variété indénombrable de domaines auxquels il contribua abondamment par son propre travail artistique et intellectuel. Bien que n’étant titulaire d’aucune chaire universitaire, il écrivit et édita plus d’une trentaine d’ouvrages, et représentait une source reconnue et sollicitée par de nombreux auteurs.
Il devint peut-être le chercheur le plus prolifique sur le monde ouvrier et la gauche aux États-Unis. Son impressionnant ouvrage, Joe Hill — Les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire, à l’origine simple projet d’étude des dessins inédits du martyr révolutionnaire, se développa au point de constituer aujourd’hui notre meilleur guide sur la nature du mouvement ouvrier radical au début du XXe siècle et sur ce qu’il reste à entreprendre aux historiens radicaux. Son Haymarket Scrapbook, édité avec Dave Roediger, demeure le plus bel ouvrage d’histoire ouvrière illustrée de ces dernières années. Les recueils indispensables The Big Red Songbook, What is Surrealism?, Menagerie in Revolt et le posthume Black Surrealism, à paraître, sont autant de legs des mouvements qui l’influencèrent aux nouvelles générations de radicaux, qui continueront elles-mêmes d’y puiser leur inspiration. Rosemont ne distingue jamais dans ses ouvrages la recherche et l’art, l’art et la révolte. Dans son œuvre poétique, citons Morning of the Machine Gun, Lamps Hurled at the Stunning Algebra of Ants, The Apple of the Automatic Zebra’s Eye et Penelope. Son œuvre artistique intense, fantasque et drôle — à laquelle il ajoutait une nouvelle pièce chaque jour — illumine d’innombrables publications et expositions surréalistes.
Entre l’histoire qu’il a contribué à faire et celle qu’il a contribué à découvrir, Franklin avait toujours quelque chose à raconter, ou un livre à écrire, sur les IWW, les SDS, la Hobohème de Chicago, le Rebel Worker, sur les cent dernières années au moins de presse radicale aux États-Unis, ou sur le réseau international de surréalistes qui semblaient se relayer perpétuellement chez les Rosemont, à Rogers Park. Aussi concerné et enthousiasmé par les nouvelles expériences surréalistes et radicales qu’il pouvait l’être par des perspectives inédites en histoire, Franklin se rendait toujours disponible pour répondre aux sollicitations d’une nouvelle génération de radicaux et de surréalistes, en interlocuteur généreux et rigoureux. Dans chaque nouveau projet, chaque révolte contre la misère qu’il pouvait rencontrer, Franklin reconnaissait les lueurs de l’imagination libre et sans entraves, et prêtait sa créativité sans borne à toutes les luttes autour de lui, inspirant, soutenant et instruisant la prochaine génération de surréalistes à travers le monde.
Paul Garon, David Roediger et Kate Khatib
Counterpunch
16 avril 2009
(trad. poiesique)