Qu’est-ce que Joe Hill le graphiste nous apprend sur l’auteur de chansons et sur le musicien ? La réciprocité évidente entre ces deux modes d’expression de l’humour propre à Joe Hill est ce qu’il y a de plus instructif de ce point de vue. Quand il subvertissait d’ineptes chansons de variétés bourgeoises ou des hymnes lugubres pour en faire d’hilarantes chansons révolutionnaires wobbly, son « levier », pour ainsi dire, c’était le dessin. Presque chacun de ses vers ferait un bon dessin, chaque strophe une bonne planche. Auteur de chansons, Hill pensait en dessinateur.
Il existe quelques intéressantes correspondances entre les chansons de Joe Hill et le dessin. Le travailleur dupé lancé à la poursuite du boulot dans un dessin de l’Industrial Worker du 24 avril 1913 est le thème de la chanson Nearer My Job to Thee, qui apparaît pour la première fois dans le Little Red Song Book publié par les IWW de Seattle fin 1913, début 1914. Le dessin sur « Les victimes de la société », dans l’Industrial Worker du 26 janvier 1911, « suggéré par Joe Hill », représente « le pauvre vagabond en loques sur la route » de We Will Sing One Song, publié dans la cinquième édition du Little Red Song Book en mars 1913. Dans les deux cas le dessin précède la chanson, mais, comme il est impossible de dater précisément les compositions, on ne peut déduire aucune corrélation solide entre ces faits.
Son célèbre Mr Block est, bien entendu, l’adaptation de la BD de son compagnon wobbly Ernest Riebe, qui débuta dans l’Industrial Worker du 7 novembre 1912. La BD raconte les aventures d’un travailleur à tête de bois dont la foi dans le capitalisme, l’Église et l’État l’entraîne de catastrophe en catastrophe. Elle parut plus ou moins régulièrement dans l’Industrial Worker puis dans Solidarity pendant trois ans. La Block Supply Company à Minneapolis (sans doute Riebe lui-même) en imprima en 1913 un recueil de 24 planches, avec une introduction de Walker C. Smith [1]. Première BD radicale de l’histoire des États-Unis, elle fit l’objet d’une intense promotion dans la presse IWW.
Les paroles de Hill prirent la place de la BD dans l’Industrial Worker du 23 janvier 1913, et la chanson fit immédiatement un carton. Les soapboxers la trouvaient idéale pour attirer la foule. Quelques semaines après la publication, l’Industrial Worker rapportait que des wobblies en rade en plein désert, sur la route de Denver où se menait une campagne pour la liberté d’expression, reprenaient la dernière chanson de Joe Hill pour passer le temps. Quelques mois plus tard, dans son reportage sur la grève IWW de Wheatland, en Californie, Carleton Parker raconta que quelque 2 000 wobblies chantaient Mr Block quand le shérif ouvrit le feu sur leur rassemblement.
En 1914, pour annoncer l’arrestation de Joe Hill, Solidarity le présenta comme « l’homme qui a écrit Mr Block ».
Il est possible que Hill et Riebe aient fait connaissance (un Mr Block indique « suggéré par J. Hill »). Malheureusement, Riebe s’est révélé être encore plus discret que Hill. Des découvertes récentes ont cependant révélé qu’il naquit et grandit à Dresde, en Allemagne, et finit ses jours en Chine [2].
Les historiens de la BD l’ignorent sans doute, mais la chanson de Hill sur le personnage de Mr Block est une des premières adaptations de BD. Le fait que la chanson ait été doublée d’une illustration visuelle a certainement contribué à son succès.
Cette interaction constante ente le son et la vision, les mots et les images, la chanson et le dessin — épicé d’un peu de sel et de poivre — place Hill en compagnie d’autres dessinateurs qui ont également écrit des chansons et composé de la musique : du timide joueur de mandoline George Herriman, dont le Krazy Kat incluait des paroles aussi délirantes qu’abondantes, au plus récent Walt Kelly, qui ne s’est pas contenté d’écrire et de composer ses Songs of the Pogo, mais les a aussi interprétées. Hill appelle aussi la comparaison avec les compositeurs, relativement rares, qui ont également dessiné : Erik Satie par exemple, et John Lennon. Herriman et Kelly étaient évidemment de meilleurs dessinateurs, Satie et Lennon de meilleurs compositeurs, mais aucun n’a aussi bien restitué la vérité nue sur la société de classes telle qu’elle est dénoncée par le Préambule IWW.
L’influence de Joe Hill sur les autres dessinateurs IWW fut considérable — par ses chansons comme par ses dessins. Riebe, par exemple, dédia un dessin à sa chanson Everybody’s Joining It et « Dust » Wallin fit le portrait de ce « prêtre aux cheveux longs » du premier vers de The Preacher and the Slave. De nombreux dessinateurs représentèrent le Scissor Bill de Hill, Ern Hansen en particulier. Et Joe Troy, dont le travail pour la presse ouvrière remonte au quotidien anarchiste en allemand d’August Spies, l’Arbeiter-Zeitung, à l’époque du Haymarket, est peut-être le premier à avoir représenté le Pie in the Sky.