La chanson avait donc chez les wobblies une place centrale pour la diffusion, la pratique et la poursuite de la poésie et du savoir. Mais ils usaient aussi d’autres moyens pour stimuler l’imagination de la classe ouvrière. Pendant les rassemblements de grève IWW, les manifestations de rue, les pique-niques, et en toutes les occasions, les chansons, la poésie et le théâtre se doublaient toujours de soapboxing et de narrations. Les spécialistes de ces deux derniers arts tâchaient d’associer l’exposition sérieuse de théories économiques à des fables, anecdotes, petits contes, énigmes et blagues. Le dialogue — deux personnes s’échangeant le plus d’informations possible en une minute ou deux, sous une forme parodique — était également très populaire. Le « Ferme-la ! » de Sam Lesher, publié dans l’Industrial Pioneer d’avril 1924, est un classique du genre :
Qu’est-ce que vous venez de dire à cet homme ?-- Je lui ai demandé de se dépêcher.-- De quel droit lui demandez-vous de se dépêcher ?-- Je le paie pour qu’il se dépêche.-- Combien le payez-vous ?-- 4 dollars par jour.-- D’où tenez-vous cet argent ?-- Je vends des produits.-- Qui fabrique ces produits ?-- C’est lui.-- Combien de produits fabrique-t-il par jour ?-- Pour 10 dollars.-- Alors ce n’est pas vous qui le payez, c’est lui qui vous paie 6 dollars par jour pour vous avoir tout le temps sur le dos et lui demander de se dépêcher.-- Mais les machines m’appartiennent.-- Comment avez-vous acquis ces machines ?-- J’ai vendu des produits.-- Qui a fabriqué ces produits ?-- Ferme-la, il pourrait t’entendre.
En ces temps où ni la radio ni la télévision n’existaient, les manifestations wobbly étaient une sorte de variante de lutte des classes de ce que Vachel Lindsay — un poète que beaucoup de wobblies admiraient — appelait le « plus grand vaudeville ». Pour le Grand Syndicat unique, éducation et distraction étaient pratiquement synonymes.
Contrairement aux livres, journaux et brochures, les soapboxers donnaient aux gens l’occasion de voir et d’écouter les agitateurs, et même de leur poser des questions. Le soapboxing était toujours une rencontre directe, intime : l’exact opposé des talk-shows télévisés modernes, dépersonnalisés, téléphonés et surpréparés.
Il nous reste beaucoup moins d’archives sur ce que disaient les soapboxers et ce que racontaient les conteurs que sur les chansons wobbly, mais ce qui a survécu nous en donne tout de même un bon aperçu général. Les soapboxers du syndicat étaient dynamiques, créatifs et accomplis dans leur art ; même les concurrents d’autres syndicats reconnaissaient leur supériorité en la matière. C’est qu’ils devaient, en pleine rue, attirer d’abord le maximum de personnes, et le plus vite possible, pour tenir la foule au moins une demi-heure avant que les flics n’arrivent et ne dispersent tout le monde — ou ne fassent pire.
Les soapboxers de l’IWW étaient considérés comme des « personnalités ». Nombre d’entre eux seraient aujourd’hui identifiés à des artistes performers. Ils cultivaient leur excentricité personnelle aussi assidûment que n’importe quel comédien de théâtre ou de cinéma muet. Comme le souligna Richard Brazier dans un entretien accordé à Archie Green, en 1960 : « Chaque orateur avait son propre style sur la soapbox. » Brazier évoqua George Swazey, un soapboxer que Joe Hill appelait le « phonographe humain » dans une de ses lettres. D’après Brazier, Swazey
[...] avait une des méthodes les plus singulières que j’aie jamais vues pour attirer la foule. George avait un canard qu’il avait l’habitude de prendre sous son bras sur la soapbox. Et quand George voulait souligner un point important de son discours, comme : « Maintenant il est temps de vous secouer, vous tous fellow workers, plutôt que de rester là bouche bée, venez par ici et rejoignez le syndicat ! », il serrait son canard qui faisait « coin, coin, coin ». Et George disait : « Même le canard en sait assez pour être d’accord avec ça. » [...] Et chaque fois qu’il voulait souligner quelque chose, il serrait le canard et « coin, coin » [...] la foule devenait énorme.
Pendant les années 1910, Swazey vécut un moment en Angleterre, où il essaya de monter une section IWW. Bonar Thompson, vieil orateur de Hyde Park, s’en souvenait comme d’un « bon orateur, racé, vivace : il me battait en collectes et ventes de journaux » [Hyde Park Orator, 1934, p. 149]. Thompson cite un exemple intéressant de ce qui fut le lot de chaque soapboxer — le harcèlement policier :
Swazey fut arrêté un jour à Leeds, pour avoir incité les chômeurs à voler. « Il y a des mannequins dans une devanture de Brigatte qui portent de bons vêtements — de chauds pardessus, des bottes épaisses. Alors que vous grelottez en haillons ! » déclara-t-il au cours d’un rassemblement de chômeurs. Il fut traîné devant le juge, qui, en voyant Swazey à la barre, dit ceci : « Tout le monde peut constater que vous êtes coupable », et il fut condamné — après un procès qui ne dura pas plus de cinq minutes — à une amende de trente shillings. On a rassemblé la somme sans trop de mal, ici, à Londres. On n’avait alors aucun doute sur notre capacité à renverser le système capitaliste.
[Ibid.]
Dans son entretien avec Archie Green cité précédemment, Dick Brazier évoqua un autre soapboxer, Jack Phelan, surnommé le « vif-argent des wobblies », qui participa, avec Joe Hill et d’autres IWW, à la révolution de la Basse-Californie :
Il montait sur la soapbox, il ouvrait un parapluie au dessus de sa tête et, une main sur le front, il se mettait à hurler à tue-tête : « À l’aide ! À l’aide ! Au voleur ! » On accourait de partout, on s’attroupait : « Je viens de me faire voler ! » Et quand la foule était suffisante, il ajoutait : « Je me suis fait voler par la classe dominante ! Ils sont tous mouillés ! » Alors, il commençait son baratin.
Hubert Henry Harrison est souvent désigné comme le « principal intellectuel afro-américain de son temps », « un des plus grands esprits américains » et « le père du radicalisme de Harlem ». En outre, on le considère de plus en plus comme l’inspirateur majeur de Claude McKay et d’autres écrivains et artistes de la Harlem Renaissance. Penseur original et militant radical, écrivain prolifique et directeur de journal, pédagogue et critique majeur, il fut également — tout au long de sa vie — un soapboxer infatigable. Hubert Harrison est en effet célébré aussi comme le plus grand soapboxer de tous les temps.
Dans son excellent Hubert Harrison Reader (2001), Jeffrey B. Perry présente ainsi ses qualités d’orateur :
Les conférences en extérieur de Harrison lancèrent les orateurs de rue à Harlem. Il était brillant et sans rival sur la soapbox. Il avait une présence charismatique, une intelligence touche-à-tout, une mémoire remarquable, une diction impeccable et une maîtrise exceptionnelle du langage. Interactif, étayant toujours ses arguments sur de nombreux faits, il usait en outre de l’humour, de l’ironie et d’un sarcasme acide. Par son style populaire, en salle comme à l’extérieur, il dégageait la route pour tous ceux qui suivraient, dont A. Philip Randolph, Marcus Garvey et, bien plus tard, Malcolm X.
[Op. cit., p. 5]
Son public non noir reconnaissait son pouvoir sur la soapbox. L’écrivain Henry Miller l’idolâtrait au temps de sa jeunesse socialiste à New York, et, des années plus tard, il se souvenait avec admiration de la façon dont les talents de soapboxer de Harrison lui permettaient de « démolir tout contradicteur ».
Harrison, qui naquit et grandit à Sainte-Croix dans les Indes occidentales danoises (aujourd’hui îles Vierges américaines), émigra aux États-Unis en 1900, alors qu’il était encore adolescent. D’abord engagé dans le mouvement des libres penseurs, il fut l’un des membres noirs les plus éminents de la section new-yorkaise du Parti socialiste. Il se rapprocha de l’IWW autour de 1912, via l’aile gauche du parti. Collaborateur à l’International Socialist Review, il prit fait et cause pour Bill Haywood contre les attaques de l’aile droite pro-AFL du Parti socialiste. Quelques mois plus tard, en 1913, Harrison — en compagnie d’autres orateurs célèbres de l’IWW comme Big Bill Haywood, Elizabeth Gurley Flynn, Carlo Tresca et Patrick Quinlan — haranguait des foules considérables du haut de la tribune IWW pendant la grève des filatures de Paterson.
Bien que son implication active dans l’IWW ait peu duré, il continua longtemps de défendre le syndicalisme industriel révolutionnaire non seulement sur la soapbox, mais aussi dans The Voice, l’hebdomadaire afro-américain qu’il dirigeait. À l’été 1917, par exemple, il y soutenait vigoureusement
[...] le syndicalisme du vingtième siècle [qui] affirme : « Laisser un seul travailleur à la porte, c’est laisser au patron une arme contre nous. Nous devons donc nous organiser dans un Grand Syndicat unique de tous les travailleurs. » C’est ce genre de syndicalisme qui organisa 18 000 Blancs et 14 000 Noirs en 1911 dans l’industrie du bois en Louisiane. C’est le syndicalisme IWW.
J. T. « Red » Doran était un des soapboxers IWW les plus populaires, un « chart-talk/chalk-talk artist » (une sorte d’« orateur visuel »). Pendant qu’il s’adressait à la foule, le fellow worker Doran montrait des dessins et diagrammes sur un tableau noir portatif qu’il effaçait et remplissait au fil de son discours. On a décrit ses interventions comme « dignes d’une bonne université » [Joseph R. Conlin, Big Bill Haywood and the Radical Union Movement, 1969, p. 186]. Par une ruse de l’histoire, une de ses longues leçons nous est restée. Faisant partie de la centaine de wobblies inculpés de « conspiration » pendant le grand procès de Chicago, en 1918, Doran fut invité à refaire un de ses chalk-talks (discours-craie) dans la salle d’audience. Regorgeant d’humour ouvrier et de clairs abrégés d’économie et d’histoire, son cours parut en brochure sous le titre Evidence and Cross-Examination of J. T. (Red) Doran in the Case of U.S.A. vs. Wm. D. Haywood et al., publiée la même année par le Comité général de défense.
Si les soapboxers ont rarement joui d’une quelconque reconnaissance, les soapboxers de sexe féminin sont, elles, quasiment ignorées des historiens. Elizabeth Gurley Flynn, la plus célèbre des oratrices IWW, « soapboxa » également, bien qu’on se souvienne surtout de ses interventions en tribune. Minnie F. Corder fut une soapboxer particulièrement remarquable. D’origine russe, elle rejoignit le syndicat en 1919 et lui resta fidèle jusqu’à la fin. (Même à la fin de sa vie, dans les années 1980, elle continuait de lutter, à plus de quatre-vingt-dix ans, pour une meilleure alimentation et de meilleures conditions de vie dans la maison de retraite Florence Nightingale Nursing Home de New York.) Il lui arrivait aussi de prendre la parole à la tribune, dont une fois au moins en compagnie de Bill Haywood. Mais la voix de Corder se faisait surtout entendre d’une soapbox sur les trottoirs bondés de la banlieue ouvrière du Lower East Side à New York, et ailleurs sur la côte Est. Comme « signature », elle concluait toujours ses interventions avec les fameux vers du Mask of Anarchy de Shelley :
Rise like lions after slumberIn unvanquishable number—Shake your chains to earth like dewWhich in sleep had fallen on you—Ye are many—they are few [1].
Swazey, Phelan, Harrison, Doran, Corder et des centaines d’autres soapboxers sont les héros anonymes de l’IWW. Leur média était oral et peu ont laissé la moindre trace écrite : sur les cinq évoqués, seul Harrison était plus écrivain qu’orateur. Nombre d’entre eux étaient poètes à leur façon — orateurs créatifs doués pour l’improvisation, la métaphore et de nouvelles formes de discours. Peu de soapboxers se firent remarquer en tant que chanteurs, mais leur impact sur le public fut souvent similaire à celui de la chanson. Mary Heaton Vorse relevait ainsi en 1912, à Lawrence, que, lorsque les travailleurs écoutent les soapboxers IWW,
[...] ils vont à l’école. Leur esprit s’ouvre. Ils apprennent l’histoire et l’économie dans les termes de leur propre vie. Beaucoup se découvrent des pouvoirs jusqu’alors insoupçonnés. Hommes et femmes, jusqu’ici contraints au mutisme, montent maintenant à la tribune et parlent avec l’ardeur et l’éloquence de la sincérité à leurs fellow workers. D’autres écrivent des articles et des brochures. On invente d’autres formes d’expression et les travailleurs chantent des chansons qu’ils ont créées eux-mêmes. [...] Comme du sang neuf, ces nouveaux talents circulent dans la masse des travailleurs.
[A Footnote to Folly, 1935, p. 12]