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Revue de presse

Fred Alpi
Barricata, n° 20, hiver 2010

Pour la première fois traduite en français, la biographie que Franklin Rosemont consacre à Joe Hill est l’occasion de découvrir à travers la vie et la mort de cet immigré suédois aux États-Unis ce qu’a été l’existence des IWW au début du XIXe siècle. À la fois mouvement syndical pratiquant l’action directe sur des bases proches de celles des libertaires et mouvement utilisant la contre-culture comme moyen de lutte, les IWW regroupent en leur sein à la fois des anarchistes, des marxistes, des hommes, des femmes, des blancs, des noirs, des chinois et des hispaniques. Ce sont toutes ces influences qui ont à l’époque conféré sa force à ce mouvement, et lui ont permis d’élaborer une démarche syndicale et politique unique et efficace, dont les fins et les moyens sont toujours d’actualité. À l’heure où le syndicalisme peine à remporter des victoires dans les luttes sociales, ce livre est une façon d’enrichir les combats d’aujourd’hui grâce à ceux du passé.

 


Christophe Goby
« Joe Hill, l’homme qui n’est jamais mort »
Politis, jeudi 12 mars 2009

Joe Hill faisait partie des Wobblies, ces syndicalistes itinérants du début du XXe siècle qui défièrent avec humour et pugnacité le patronat raciste et arrogant de l’Amérique du Nord. « Les Wobblies vivaient la révolution dont ils rêvaient. » Avec souplesse et innovation, ce qui ne caractérise pas le syndicalisme en général. Les membres de l’Industrial Workers of the World se rangeaient difficilement, mais on peut les classer dans l’ultra-gauche ou dans la gauche libertaire marxiste. Comme le disait un de ses soapboxers les plus connus, Bill Haywood : « Je ne sais pas grand-chose du Capital de Marx (Marx’s Capital) mais je porte en moi les marques du Capital (marks of Capital). » Un autre, Fred Thompson, ajoutait : « Vous ne pouvez pas mettre en pratique les choses si vous les sacralisez. »

On se prête à rêver quand l’auteur nous les décrit ainsi : « Tout ce qu’ils possédaient vraiment c’étaient des chansons, des poèmes, de l’imagination, de la détermination, de la solidarité », car pour eux « Un tort fait à l’un est un tort fait à tous. »

Aux antipodes de nos partis de gauche actuels et même de la plupart de nos syndicats, l’IWW n’avait qu’un programme : « L’abandon total du contrôle de l’industrie à l’Union ouvrière. » Quand on leur demandait qui étaient leurs leaders, ils répondaient tout bonnement : « Nous sommes tous des leaders.
— Et quelles sont vos revendications ?
— Nous voulons tout ! »

Pour ces hommes, le sabotage consistait en une retenue des capacités de l’ouvrier, un ralentissement, ce qu’on nomme grève du zèle. En avance sur les membres de certains partis ouvriers français, leur doctrine consistait à refuser « d’altérer la nourriture ou de fabriquer les produits pourris requis par le système ». On les verrait s’accoquiner avec les faucheurs Volontaires et les partisans de la Bio si le mouvement n’avait pas été décapité. Au pays de Monsanto qui a empoisonné nombre d’Américains, les Wobblies inventaient le sabotage « bouche ouverte » qui avait pour fonction de divulguer les saloperies du patron.

Parmi ces hommes, Joe Hill avait le talent d’écrire des chansons populaires sur les grèves. Sa plus connue qui s’appelle The preacher and the slave ironise sur les promesses du ciel ; tandis que son expression favorite a fait fureur. Joe Hill clamait : « Don’t mourn, Organize », Ne vous lamentez pas, organisez-vous.

Joe Hill se serait rendu à Hawaï : n’aurait-il pas poussé jusqu’à la Guadeloupe ?

(N. B. Le texte ci-dessus ne correspond pas exactement à la version publiée dans Politis, en accès réservé sur le site du journal.)

 


Loren Goldner
Historical Materialism, volume 14:4, janvier 2006, pp 265–271
Original en anglais (archive)
Traduction française (archive)

En ces jours de guerre sans fin au Moyen Orient et de Kerry contre Bush et de la politique visible aux États-Unis réduite apparemment à une droite et à une extrême droite, ce livre nous donne une grande envie de prendre la porte et d’organiser la lutte. Et je me sens bien pauvre pour le critiquer d’une façon quelque peu sérieuse. Le livre est avant tout important pour toute une nouvelle génération d’activistes tentant de se situer au milieu des décombres laissés par la « gauche » bureaucratique d’État du 20ème siècle (sociaux démocrates, staliniens, tiers-mondistes, trotskistes) et les dernières idéologies en langue de bois.

C’est bien réjouissant et réconfortant de trouver un tel livre qui place Hill et les IWW au même niveau qu’Apollinaire, Artaud, Frant von Baader, Bosch, Blake, Lester Browie, Byron, Dürer, Victor Hugo, Philip Lamantin, Man Ray, Monk, Gérard de Nerval,Charlie Parker, Erik Satie, Shelley, Vico et Hélène Wronski (1) et donne ainsi un bref répit pour reprendre haleine (et Rosemont réussit à le faire sans effort comme si c’était une évidence). C’était une véritable œuvre d’amour d’assembler les bribes de la vie itinérante de Hill, de les relier entre elles et aux IWW et à l’ensemble de la culture politique radicale du 20ème siècle (le livre est aussi abondamment illustré). Pour son inspiration initiale, Rosemont eut la bonne fortune de découvrir les IWW en 1959 et de pouvoir alors rencontrer bon nombre d’anciens qui se rencontraient encore dans les bureaux des Wobbly (2) à Chicago ou à Seattle, quelques uns d’entre eux ayant connu personnellement Hill. Avant d’aller plus avant dans ma critique, il me semble nécessaire d’évoquer ce que fut le travail de Rosemont.

Il fournit au préalable une « revue de littérature » de référence avertissant qu’une histoire approfondie et totale des IWW est encore à écrire (Rosemont souligne qu’une telle tâche est rendue beaucoup plus difficile par la scandaleuse destruction par le gouvernement américain en 1917 de toutes les archives des IWW). Il parle de la force des relations à Marx des IWW pratiquant l’auto-éducation des ouvriers dans des groupes d’études du Capital, ce qui était une pratique courante dans la vie de l’organisation. Contrairement à bien des militants de la gauche qui prirent la suite, les Wobblies « lisaient réellement et étudiaient Marx ». Leur histoire et sa dimension est étroitement mêlée à celle de Charles H. Kerr. (3) Alors que les avant-gardes gauchistes qui vinrent plus tard produisirent des oeuvres pour les travailleurs (on doit admettre parfois de bonne qualité), les publications des IWW furent essentiellement « de et par » les travailleurs autant que « pour ». La plupart des Wobblies, selon Rosemont, rejetaient le « label syndical » et étaient considérés trop marxistes par la plupart des syndicalistes et trop anarchistes pour d’autres courants du marxisme. Les IWW étaient « réellement informels, très ouverts, constamment rajeunis par de nouvelles énergies de la base ». Par la place éminente qu’ils accordaient toujours à la spontanéité, à la poésie et à l’humour, les IWW furent uniques dans l’histoire du mouvement ouvrier. Ils en savaient « trop sur le travail pour être ouvriéristes ». Rosemont évoque aussi l’espace social qui s’organisa autour des salles de rencontre IWW répandues dans tous les États-Unis.

Rosemont doit se mesurer au problème que bien des matériaux biographiques sur Hill sont bien maigres, bien qu’il ait été le hobo (4) le plus connu de l’histoire américaine. Sans que ce fut fausse modestie, Hill, d’après ses propres paroles n’avait « pas grand chose à dire sur sa propre personne ». Rosemont considère particulièrement — et justement — scandaleux le portrait tracé par Wallace Stegner (5) en 1948 montrant Hill comme un criminel de droit commun. Cet auteur tire une brève biographie d’une brassée de faits avérés, de quelques fortes probabilités et d’une montagne de réflexions académiques vaseuses et de suppositions plausibles sur la vie de Hill. « Dans sa propre vie » écrit Rosemont « Hill était surtout connu pour sa poésie et ses chants » contribuant à bien des chants des IWW comme ils figurent dans le petit livre rouge des chansons des IWW. Alors que la presse des IWW était remplie de poèmes écrits par ses membres, les véritables « poètes Wobbly » n’ont jamais reçu aucune reconnaissance comme poètes. Les Wobblies chantaient aux meetings, pendant les grèves et dans leurs salles de réunions. Hill, comme tant d’autres Wobblies partit pour le Mexique lorsque se déroulait la révolution (6) Il participa à la grève de Fraser River au Canada en 1912 (7). Puis en janvier 1914 passé par Salt Lake City où il fut soupçonné du meurtre d’un épicier local, victime d’un coup monté et, en dépit d’une campagne de soutien internationale exécuté en décembre 1915. Ses funérailles à Chicago furent suivies par des dizaines de milliers ; c’était la plus grande manifestation depuis les funérailles des martyrs de Haymarket en 1887 (8).

Hill était un artiste : poète, compositeur, chanteur, peintre et caricaturiste. Une fois de plus, le rôle de la poésie et de la chanson dans la vie quotidienne et les luttes des IWW anticipaient sur les festivals de grévistes en mai 68 en France et était aux antipodes de l’atmosphère pesante des manifestations politiques de la gauche organisée depuis la première guerre mondiale : on ne le soulignerait jamais assez.

Rosemont traite aussi séparément des mythes posthumes — positifs ou négatifs — qui ont obscurci la réalité historique. Hill ne fut ni un super militant sacrifiant toute sa vie, ni un petit voyou itinérant : comme Rosemont le souligne, le rôle d’organisateur du modeste Hill fut nourri par le culte aliéné du « leader » dans une organisation qui s’enorgueillissait du slogan anti-démagogique « Nous sommes tous des leaders ».

Rosemont montre sur la question raciale une louable nuance ; c’est une des questions sur laquelle les IWW en leur temps allaient radicalement à contre courant de la culture réactionnaire dominante. « Même Joe Hill » écrit-il « n’était pas absolument sans reproches de ce point de vue » citant la chanson de Joe Hill Scissor Bill qui attaquait l’ouvrier blanc pour sa haine raciale, attribuant à Scissor Bill une série d’épithètes excessivement racistes qui « néanmoins « dans n’importe quel rassemblement mixte Noirs et Blancs pouvaient seulement provoquer tant chez les chanteurs que chez les auditeurs ». Personne ne conteste que les IWW atteignirent les sommets de leur influence dans la décennie avant la première guerre mondiale avec Jim Crow (9) ; quand le président Woodrow Wilson (10), un « progressiste » apôtre convaincu de la suprématie blanche et qu’ils allèrent beaucoup plus loin en attaquant le problème blanc américain que n’importe quelle organisation ouvrière auparavant ou depuis lors. Sa convention fondatrice fut dédiée par une provocatrice Lucy Parson (11) aux ancêtres noirs et indiens à une époque où l’AFL (American Federation of Labor) (12) soutenait ouvertement la législation anti asiatique et quand la plupart des syndicats affiliés à cette confédération avaient une clause explicite » les Blancs seuls admis ». Les IWW accueillaient les travailleurs de toute couleur et de nationalités dans ses rangs. Covington Hall, poète,, organisateur et agitateur qui participa aux batailles des IWW dans l’industrie du bois en Alabama faisait lutte ensemble Blancs et Noirs en plein cœur du Jim Crow South. Les IWW étaient aussi forts parmi les dockers noirs de Philadelphie, Baltimore et d’ailleurs.

Rosemont (qui est aussi l’auteur d’une très bonne brochure Karl Marx et les Iroquois (13) que l’on trouve sur le net) montre comment les IWW, dans leurs relations avec les Natives américains et leurs attitudes envers eux, étaient plus en concordance avec la sensibilité d’un Marx dans ses Notes ethnologiques (14) (alors inconnues et encore peu connues aujourd’hui) que jamais ne le furent les sociaux démocrates, staliniens ou trotskistes (Rosemont admet que rien n’est connu des positions de Joe Hill sur ce sujet). Pourtant ce qu’on sait, c’est que Hill posséda un grand talent, en pleine période d’hystérie anti-asiatique avec le « péril jaune » pour préparer de la cuisine chinoise. Rosemont cite les témoignages directs de ceux qui participèrent à des camps d’hobos, Wobblies » particulièrement égalitaires et anti-racistes ». De la même façon, les Wobblies étaient bien en avance sur leur temps quant à la question féminine avec bien des femmes au premier plan dans leurs rangs, même si quelquefois ils eurent tendance à décrire les « filles rebelles « comme étant là pour soutenir le moral des « garçons rebelles ». Ils parlaient ouvertement de la prostitution comme étant le produit de la misère de la classe ouvrière. Ils combattaient la religion « le paradis dans le ciel » tout en ayant hérités quelque peu du millénarisme des sectes protestantes de la période précédente. Rosemont a particulièrement des vues pertinentes sur la manière dont les capitalistes utilisèrent les hommes de mains et les gangsters contre les locaux des IWW, ce qui amena un développement du gangstérisme aux États-Unis, une fois que les élites locales eurent autorisé les gangsters à se déchaîner contre les organisateurs IWW dont ils ne savaient pas trop comment se débarrasser et à prendre leur prébende dans les pillages d’une manière permanente.

Dans les matériaux que livre Rosemont, on trouvera un intérêt particulier sur les relations entre les IWW et le parti communiste américain (le « Parti Comique » comme les Wobblies l’appelaient). Quand les IWW glorifiaient de toute évidence la Révolution Russe en 1921, ils étaient déjà soupçonneux pour l’étatisme grandissant en Russie. On peut citer ici en longueur le texte même de Rosemont :

Pour les IWW, le parti communiste était devenu une des pires choses qui firent irruption dans le mouvement ouvrier américain. Les Wobblies connaissaient la différence entre les élites clandestines du parti et la masse des adhérents. Ce fut l’expérience amère des Wobblies avec les leaders du parti, la prétendue avant-garde qui les conduisit à conclure que le parti communiste n’était pas du tout une véritable organisation ouvrière mais un parti politique d’une classe moyenne désespérément autoritaire, néo byzantine dans ses structures hiérarchiques et bureaucratiques totalement dominée par une élite intellectuelle bourgeoise parasitaire.

Rosemont fournit aussi des matériaux sur les Wobblies qui en tant que membres de l’AFL et plus tard du CIO poussaient vers un syndicalisme social révolutionnaire. Plus intéressant encore est son récit des innombrables actes de violence perpétrés par les staliniens contre les éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier aux Etats-Unis, lesquels, Rosemont le souligne ne « sont presque jamais mentionnés dans les livres sur le radicalisme américain ».

Passé le pic de l’influence de masse des IWW dans la classe ouvrière, Rosemont montre que les Wobblies ont eu une conscience précise de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie, dont on trouve le reflet dans les lettres de Hill. Rosemont retrace de même l’influence ultérieure des IWW depuis la Beat Generation (surtout à travers Gary Snyder) (15) à la littérature populaire. Et de nouveau la poésie :

Pour moi, à dire vrai, et pour beaucoup de mes amis aussi, la poésie était d’une importance vitale lors de notre entrée sous les bannières des IWW. L’histoire du syndicat et l’accent constant mis sur la poésie et la chanson nous ont immédiatement impressionné comme une des qualités décisives qui en font un cas unique dans le mouvement ouvrier et les organisations de gauche. Et nous avons raison. Que les IWW aient inspiré plu et de meilleure poésie que tous les autres syndicats ne le distingue pas seulement de tous les autres syndicats mais aussi nous en dit beaucoup su le monde qu’ils essayaient de construire.

Cette dimension poétique propulse l’influence des IWW dans l’avant-garde moderniste comme cela apparaît dans les livres de Big Bill Haywood (16) à Greenwich Village (17) ou les artistes du Village qui travaillèrent en 1913 sur le Paterson Pageant (18) lors de la célèbre grève de New Jersey. Rosemont saisit aussi une autre dimension jours de gloire des IWW dans un chapitre sur l’art perdu des harangues dans des lieux publics, élément central de leurs campagnes et dénommées par Vachel Lindsay « le grand vaudeville(19) ».

Maintenant, quelles sont les réserves, et j’insiste secondaires, qui peuvent apparaître dans mes critiques du livre de Rosemont. La première réserve concerne un recours irritant à une sorte « d’argumentation spécieuse » liant Joe Hill aux thèmes plus généraux que Rosemont (à juste titre pourtant) essaie d’aborder. Joe Hill fut au Mexique pendant quelque temps lors de la Révolution mexicaine. Rosemont peut écrire, parmi onze pages très intéressantes sur les IWW et le Révolution mexicaine : « Et quel rôle Joe Hill y joua ? Là, comme dans presque partout dans la biographie de Joe Hill, l’absence de détails précis est patente et frustrante ».

Joe Hill alla à Hawaii en 1911 mais Rosemont écrit au milieu d’une discussion fort intéressante sur l’activité des IWW dans cette île :

Quoiqu’aucun document ne révèle ce que fit Joe Hill à Hawaii, il est virtuellement certain qu’il y visita d’autres représentants des IWW. Considérant ce que nous savons de son activité ailleurs, il me paraît vraisemblable de penser qu’il apporta son concours à l’agitation syndicale à Hawaii. Et il n’est pas impossible que ce concours y fut beaucoup plus important que ce quiconque pouvait l’avoir espéré. Après 1911, de toutes façons, Hawaii devint un des lieux d’une forte agitation des Wobblies.

Rosemont écrit neuf pages excellentes sur les IWW et les Natives américains (20) C’est une fois de plus l’interrogation :

Et Joe Hill ? Ici, c’est le noir total. Nous n’en savons pas plus des opinions de Joe Hill sur la « question indienne » que nous n’en savons de ses opinions sur la neuvième de Beethoven ou Don Quichotte ou la pensée de Li Po (21) : c’est à dire rien du tout ».

Sur les talents de Joe Hill quant à la cuisine chinoise :

Dans un tel climat de haine, proclamer sa passion pour la cuisine chinoise et son habileté à utiliser les baguettes peut être qualifié comme des actes de dissidence et de défi. Je n’essaie pas de donner une autre dimension à de tels détails. Je tente de comprendre comment les simples gestes de Hill ne peuvent pas être considérés comme des actes de grand courage ou d’une visée révolutionnaire et qu’ils ne nous disent pas grand chose sur ses pensées réelles. Néanmoins, de tels petits signes personnels non politiques de non-conformisme ne doivent pas être écartés ; sûrement, ils comptent pour quelque chose dans le schéma plus large de l’ensemble.

Sans aucun doute. Et je pourrais continuer ainsi. Un ami indulgent m’a suggéré que vu le petit nombre de faits connus sur la vie de Joe Hill, Rosemont fut comme un archéologue reconstituant toute une période historique avec quelques morceaux de poterie. Et dans bien des endroits du livre, cela fonctionne effectivement.

Seulement, Rosemont ne pose jamais la question fondamentale sur les IWW. Qu’est ce qui fonctionna mal chez eux ? Non seulement maints des auteurs qu’il cite ont écrit valablement sur des épisodes radicaux oubliés ou peu connus comme C. L. R. James (dans Notes sur la dialectique ou dans Facing Reality) (22) ou Peter Linebaugh (23) et Marcus Rediker (coauteurs dans L’Hydre aux mille têtes) (24) mais Rosemont n’apporte aucune explication de la défaite des IWW. Dans notre période morose, on n’a guère besoin de s’appesantir sur des défaites. Particulièrement après l’effondrement du soi-disant « bloc soviétique » (les vrais soviets n’existaient plus en 1921), toutes les alternatives vaincues du début du 20ème siècle au « socialisme » bureaucratique d’État vinrent au grand jour, avec de l’anarchisme au syndicalisme des figures comme Rosa Luxembourg ou Bordiga, mais rien aussi clairement que les IWW (et pas seulement aux États-Unis).

Mais si nous devions projeter dans notre temps ce que furent les IWW de 1905 à 1924, je trouve tout autant impératif et urgent de comprendre pourquoi ils ont connu cette éclipse. Qu’est-il arrivé à ce groupe extraordinaire de ces gens que, pour tenter de le savoir, nous devons regarder 90 - 100 ans en arrière ? Le livre de Rosemont est un météore brillant qui s’abîme dans un paysage triste et déprimant comme un astéroïde oublié. Mais si nous croyons que tout s’inscrit dans un processus historique, nous somme bien forcés d’admettre que, pour étrange que cela paraisse, il n’y a guère d’analyse historique dans les 640 pages d’un livre choc rempli de faits et de reconstruction passionnée de la vie de Hill et des IWW et de bien d’autres. Par exemple, est-ce que les trotskistes déraillent lorsqu’ils disent que les IWW furent éclipsés par le parti communiste parce que les Wobblies n’avaient aucun perspective politique cohérente alors que le PC de Lénine et Trotsky à ses débuts en avait une ? Pourquoi cela se produisit ? Pourquoi dans les années 30, le mouvement de masse était le PC et non les IWW ? Rosemont présente des brassées de faits précis avec des aperçus sur le développement d’une contre culture ouvrière révolutionnaire. Il semble abusif de demander à un tel travail de dire quelque chose sur l’économie, les changements technologiques, la vaste mutation de l’État capitaliste de 1890 à 1945 ou sur le triomphe à partir des années 30 des idées de Mark Hanna, Owen Young et Gerard Swope (26) pour les grands syndicats d’industrie parmi les grands capitalistes ou finalement sur l’impact de la culture de masse (radio, cinéma et plus tard télé) et de l’éducation de masse sur le chant populaire et la poésie qui ont pu jouer un rôle dans la fin des IWW.

Bien des points ainsi soulevés ne sont même pas mentionnés dans le livre. Rosemont attaque Dubovsky (27) et autres universitaires pour prétendre que les IWW étaient déjà sur le déclin en 1919 et leur opposer que ce fut en 1924 mais il ne consacre pas une seule ligne pour tenter d’expliquer ce déclin. La crise de 1920 (associé avec le « péril rouge ») a balayé les syndicats dans tous les États-Unis. Quel impact cette vague a eu sur les Wobblies ? Rosemont ne le mentionne aucunement.

Il souligne avec brio l’importance du chant et de la poésie pour le mouvement des IWW, d’accord, et alors ? Mais qui peut dire qu’un recueil de chansons et de poésie puisse aujourd’hui jouer un rôle et être le point de départ d’un mouvement ? La plupart des gauchistes ne peuvent même pas chanter un couplet de l’Internationale. Rosemont parle de Joe Hill comme étant encore bien vivant et connu de la classe ouvrière, mais je pense que pas un seul des étudiants d’origine ouvrière que j’ai rencontré à New York alors que j’enseignai dans un cours d’adultes avait jamais entendu parler des IWW, encore moins de Joe Hill. Rosemont écrit au milieu de ce qui est considéré aujourd’hui comme une sous-culture et l’élève au niveau d’une culture de classe.

Naturellement, étant donné la dimension de ce qu’il réussit à faire, Rosemont n’est pas obligé de répondre à bien des questions sur ce qui arriva après la fin des IWW (il semble pourtant concéder à regret dans quelques endroits de son livre que cela en fut ainsi). Mais il n’a pas écrit pour la présentation des antiquités, mais, on peut le présumer pour inspirer le présent et le futur. Quand j’ai eu terminé le livre avec l’exaltation qu’il pouvait inspirer, j’aurais voulu, une fois de plus me précipiter dehors et me mêler à la foule des travailleurs pour que cette vision devienne une réalité de notre temps ; mais je me heurtais à un mur ou tombai dans le vide. C’est pourquoi j’ai posé les questions que je viens d’aborder sur les limites de ce voyage mystérieux et magique jamais posé comme un problème. Devons-nous supposer que les dizaines de milliers de ces gens sublimes se rassemblèrent de 1905 à 1924 et tout autant mystérieusement se dispersèrent ou furent dispersés ? Bien plus de travailleurs ne rejoignirent pas les IWW que ceux qui le firent : qui étaient-ils, et pourquoi ne le firent-ils pas ? Pour tracer quelque voie permettant de saisir la spécificité des IWW, de ses forces et de ses faiblesses au regard des forces qui le reléguèrent dans l’oubli, peut-être la seule voie serait de rendre sa poésie potentiellement contemporaine.

NOTES

(1) Parmi les auteurs et artistes cités, certains sont bien connus et il est aisé de les retrouver si l’on veut en connaître plus (Apollinaire, Artaud, Bosch, Blake, Byron, Duerer, V. Hugo, Man Ray, G. de Nerval, Charlie Parker, Erik Satie, Shelley). Nous ne donnons ci-après que quelques références sur les moins connus :
Franz X. von Baader (1765- 1841) Théosophe allemand inclassable qui développa des théories sur la corporalité et l’antagonisme (R. Susini - F.von Baader et le romantisme mystique - Paris - 1942). Baader a aussi inventé le mot « prolétariat » pour les « classes dangereuses » ;
Lester Bowie : musicien de Jazz (trompette) de l’avant-garde de Chicago des années 70 ;
Philip Lamantia : poète américain, adoubé par André Breton comme le « Rimbaud de la deuxième moitié du XX siècle, personnage de la poésie beat des années 50 ;
Monk Thelonius, musicien de jazz (piano) des années 50 ;
Hoene-Wronski : Messianiste et ésoteriste romantique polonais qui habitait Paris dans les années 30 et 40 au 19eme siècle, considéré par beaucoup comme le modèle du personnage du roman de Balzac A la recherche de l’absolu ;
Giambattista Vico : juriste italien « préromantique » du 18eme siècle, précurseur de Michelet, Marx et Joyce, connu pour son affirmation que l’Histoire est un « factum » c’est à dire faite par les hommes.

(2) Wobbly (pluriel Wobblies) nom donné à ceux qui se rattachaient aux IWW (Industrial Workers of the World). Il y a peu d’ouvrages exhaustifs et complets en francais sur les IWW. Mentionnons Les IWW, le syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis, Larry Portis, Spartacus et les pages qui leur sont consacres dans Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Howard Zinn, ed. Agone.

(3) Charles H. Kerr, maison d’édition du mouvement ouvrier établie à Chicago à la fin du 19eme siècle qui édita la première fois aux États-Unis le Capital de Marx en anglais ; après un long déclin, renovée par Rosemont et quelques camarades.

(4) Hobo - nom donné aux travailleurs migrants aux États-Unis en suivant les chantiers autour de la première guerre mondiale, travailleurs non qualifies et qui se déplacaient d’un bout a l’autre du pays par tous les moyens notamment en « empruntant » les trains de marchandises (souvent au prix de leur vie, on compte près de 50.000 hobos morts dans des accidents ferroviaires de 1900 Ã 1905) tout en développant une grande solidarité des exclus. Voir l’ouvrage de Nels Anderson - Le Hobo, sociologie du sans-abri, Nathan (essais et recherches), 1993 traduction de l’original en anglais paru en 1923

(5) Wallace Stegner : romancier américain médiocre du milieu du 20eme siècle, auteur d’une étude très malveillante sur Hill en 1948

(6) Révolution Mexicaine : la dictature de Porfirio Diaz et la « modernisation » du pays avec une large pénétration économique des États-Unis se fait aux dépens des paysans dont les structures communautaires sont détruites au profit des grands propriétaires fonciers ; en 1912, 80% des paysans sont des « sans-terres » les peones, véritables esclaves des Haciendas (voir ouvrages de Traven disponibles en Poche). La révolution se déroula dans une période de grande confusion de 1910 à 1914 qui vit l’affrontement entre les chefs rebelles Villa et Zapata et se termina par le rétablissement de la légalité bourgeoise avec l’intervention déterminante des États-Unis

(7) Fraser River Strike : D’après le nom du fleuve Fraser de Colombie Britannique (Canada) près de la cote Pacifique le long duquel était construite la ligne de chemin de fer transcanadienne pour la Canadian Northern Railroad Company avec l’aide de sous-traitants qui exploitaient les migrants dans des conditions terribles proches de l’esclavage. En 1912, les IWW organisèrent ces travailleurs (plus de 8.000 adhérents) et la grève éclata sur les chantiers de Fraser River en mars 1912. Le mouvement s’étendit sur plus de 800 km tout au long de la ligne, jusqu’aux États-Unis avec des innombrables piquets pour prévenir l’embauche de jaunes. Elle se termina par la répression violente habituelle contre toute grève dans cette période héroïque du mouvement ouvrier américain.

(8) Dans le cadre d’actions diverses pour la journée de 8 heures, début mai 1886, des grèves se développèrent notamment à Chicago. La police intervint tirant sur les grévistes - tuant et blessant maints travailleurs. Ce qui déclencha des actions plus déterminantes. Lors d’un rassemblement a Haymarket Square a Chicago, une bombe fut lancée contre les flics qui venaient disperser la manifestation : la police ouvrit le feu de nouveau tuant et blessant maints manifestants. Il s’ensuivit une vague d’arrestations notamment dans les milieux anarchistes. Sept d’entre eux furent condamnés à mort dont 4 furent pendus sans qu’aucune preuve put être retenue contre eux. Ensuite se développa une vague réactionnaire hystérique dans tout le pays. Ces événements tragiques devinrent le symbole des luttes dans la célébration mondiale du premier mai.

(9) Jim Crow - terme méprisant pour designer les Noirs américains d’après le nom d’une chanson basée sur un fait réel. Jim Crow South désigne tout le sud américain ex-esclavagiste, raciste et ségrégationniste.

(10) Woodrow Wilson (1856-1924) président des États-Unis de 1913 à 1921 qui poussa et présida a l’entrée des États-Unis dans la première guerre mondiale. Idéaliste, il tenta de lancer une collaboration mondiale pour la paix avec la Société des Nations mais fut désavoué dans ces efforts par ses propres partisans.

(11) Lucy Parsons : militante exceptionnelle du mouvement ouvrier américain à partir des années 1870, métisse de parente noire et indienne, veuve d’Albert Parsons, un des « martyrs de Haymarket », participa au congrès fondateur des IWW en 1905 ;

(12) AFL-CIO. C’est la « grande » fédération syndicale américaine résultant de la fusion en 1956 de l’AFL (American Federation of Labor, dont le refus d’admettre les travailleurs non qualifiés fut une des causes de la formation des IWW) et de la Fédération des syndicats d’industrie CIO (Congress of Industrial Organisations) fondée en 1933 pour regrouper les travailleurs de tout ordre, spécialement ceux non admis l’AFL (en partie en réponse étatique et patronale au développement des IWW).

(13) « Karl Marx et les Iroquois » texte en anglais de F. Rosemont qui peut etre trouve sur Internet sur le site <www.geocities.com/cordobabakaf/marx...>

(14) Native - nom donné partout aux populations originaires des territoires d’un État - souvent non Blancs - par opposition aux immigrants - les plus souvent ex-colonisateurs. Aux Etats-Unis s’applique plus spécifiquement aux membres des tribus indiennes

(15) Marx avait écrit différents textes sur l’ethnologie qu’il projetait de publier avant sa mort. On peut trouver ces textes en anglais dans l’ouvrage The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assan, 1972.

(16) Beat Generation, mouvement littéraire et de mode de vie très influent des années 50-60 aux États-Unis dont les principaux animateurs furent Kerouac, Ginsberg et Burrough. Gary Snyder fut l’un d’eux dont Kerouac et Ginsberg disaient qu’il était « le type le plus fou et le plus intelligent que nous ayons jamais rencontré ».

(17) Big Bill Haywood, militant mineur de fond qui quitta l’AFL pour devenir l’un des fondateurs des IWW en 1905

(18) Greenwich Village - en plus court le Village, quartier de New York à l’Ouest de Manhattan, refuge des artistes et écrivains qui passe souvent pour le ghetto des intellectuels.

(19) Paterson Pageant : spectacle organisé à New York en 1913 lors de la grande grève de Paterson (New Jersey) pour faire connaître la grève, collaboration exemplaire entre l’avant-garde new-yorkaise (l’idée en fut lancée par John Reed) et les militants des IWW qui organisaient la grève.

(20) Vachel Lindsay (1879-1931) poète américain en rupture avec l’académisme et la mièvrerie.

(21) Li Po, poète chinois (700-762) dont les thèmes poétiques tournent autour de l’amitié, de la nature, du vin et des femmes.

(22) C.L.R. James (alias Johnson), voir dans ce même bulletin le texte sur ses positions et la tendance politique qu’il anima.

(23) Linebaugh Peter, historien américain contemporain influencé par E.P. Thomson et par l’ouvriérisme italien, auteur de l’excellent livre The London Hanged (1992) et avec Marcus Rediker de The many-headed Hydra, 2000 (L’Hydre aux mille têtes)

(24) Marcus Rediker : historien américain contemporain, auteur d’une étude sur les pirates du 18eme siècle Between the devil and the deep-blue sea, 1987 (Entre le diable et la grande bleue) et avec P.Linebaugh de The Many-headed Hydra, 2000 (L’Hydre aux mille-têtes)

(25) Mark Hanna : sénateur de l’Etat d’Ohio à partir des années 1880, capitaliste éclairée qui revendiquait la création de syndicats industriels cinquante ans avant la formation du CIO, ceci pour empêcher une véritable radicalisation du mouvement ouvrier aux États-Unis ; pionnier du corporatisme.

(26) Owen Young : PDG de General Electric dans les années 20, un autre pionnier du corporatisme, en faveur d’un syndicat indépendant dans sa propre entreprise. Architecte du Plan Young (1929) qui fournissait des crédits pour la stabilisation de l’Allemagne.

(27) Gerard Swope : cadre de haut niveau de General Electric à l’époque de Young qui invita l’AFL à organiser un syndicat à la General Electric pour prévenir que « d’autres gens moins aimables ne le fassent » ; à l’époque du New Deal, porte-parole éminent d’une concertation économique entre le patronat et les syndicats dans le style du fascisme mussolinien.

(28) Dubovsky Marvin, historien américain auteur d’une histoire médiocre des IWW, We shall be all (1973)

 


Freddy Gomez
« Joe Hill et les IWW : itinéraire d’un nomade inspiré »
À Contretemps, n° 34, mai 2009

Si le militantisme peut n’être, par son côté sacrificiel, qu’une autre forme de l’aliénation, celui que pratiquaient ces compagnons d’un genre très particulier que furent les Industrial Workers of the World (IWW), demeure un contre-exemple salutaire. C’est sans doute la vraie – et essentielle – leçon qui se dégage de la lecture de cet ouvrage de Franklin Rosemont consacré à Joe Hill : lutter sans plaisir, c’est à coup sûr perdre.

Nous sommes bien loin ici, en effet, de tout ce discours directement hérité du culte des martyrs qui sous-tendit la pratique de bien des organisations ouvrières, même les plus glorieuses. Si le martyrologe et les rituels existèrent aussi aux IWW, ils furent plutôt minimalistes. Comme si la vie devait toujours gagner sur la mort.

Ce plaisir d’exister par la lutte, qui inonde les pages de ce livre, tient pour beaucoup à l’originalité de cette étrange organisation – mi-syndicat, mi-mouvement – qui précéda de quelque soixante ans l’irruption d’une contre-culture américaine, potentiellement radicale mais assurément moins ouvrière – que l’auteur, pourtant, n’hésite pas à inscrire dans la descendance des IWW. La thèse mériterait sans doute d’être nuancée, mais elle n’enlève rien à la valeur documentaire exceptionnelle de cet ouvrage qui, précise Rosemont, ne prétend pas livrer une histoire exhaustive des IWW, mais simplement « jeter un regard neuf sur le plus célèbre poète ouvrier américain et l’organisation révolutionnaire qu’il a fini par symboliser ». La figure de Joe Hill est donc au cœur de cette étude, mais d’abord comme reflet d’un monde disparu auquel Rosemont rend un vibrant hommage.

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De ce Joe Hill, on ne sait à vrai dire pas grand-chose. Né Joel Emmanuel Hägglund dans la ville portuaire suédoise de Gävle, en 1879, il est issu d’une famille luthérienne pratiquante. Son père, conducteur de train sur la ligne Gävle-Dala et dévot du Temple, meurt quand le gamin a six ans. Adolescent, Joel travaille dans une usine de cordes. Après le décès de sa mère, en 1902, il embarque pour les États-Unis, en compagnie de son frère aîné Paul. Arrivé à bon port – New York –, les services anthropométriques d’Elis Island le mettent en fiche sans se douter le moins du monde que ce gaillard de vingt-trois ans, mesurant un mètre quatre-vingts, portant cheveux brun foncé et affichant un regard bleu profond finira par être « une des figures les plus populaires, les plus détestées et les plus mystérieuses de l’histoire des États-Unis ».

Le goût pour l’anonymat constitue, sans doute, une des caractéristiques majeures de cette étonnante génération de parias par vocation et d’en-dehors par constance qui, en ce XXe siècle naissant, s’obstina à compliquer la tâche de leurs futurs biographes. On sait, par exemple, à quel point de génie Ret Marut - B. Traven poussa l’art de la fugue et de la dissimulation. Dans le cas de Joseph Hillstrom, dit Joe Hill – c’est ainsi qu’il décide de s’appeler sitôt entré aux États-Unis –, cette prédisposition à la dépossession de soi s’adapte à merveille à son destin de « vagabond rebelle ». Au point, nous dit Rosemont, qu’il deviendra l’archétype du hobo, cette figure emblématique de la grande confrérie wobblie des anonymes en bleu de chauffe, ces travailleurs itinérants n’existant, comme êtres singuliers, que dans le déplacement et se réalisant, comme être collectif, dans la fraternité des luttes.

« Désespérément maigres » sont donc les données biographiques sur Joe Hill. On l’a vu ici, on l’a vu ailleurs, comme le furet de l’histoire. On l’a vu ou on a cru le voir, car rien n’assure, après tout, que ce Joe faisant piquet de grève du côté de Cleveland ou de Pittsburgh n’était pas un autre, un semblable, un frère de cette vaste cohorte de fellow workers. Ce qu’on sait, en revanche, et ce sur quoi insiste Rosemont, c’est que Joe Hill éprouva, en 1911, « le plaisir de se battre sous le drapeau rouge » en plein Mexique insurgé et qu’il participa de près, en 1912, à la grande grève de la Fraser River, au Canada. Ce qu’on sait, à coup sûr, c’est que, au gré de ses errances, ce nomade inspiré devint l’auteur, compositeur et interprète le plus populaire de cet authentique « syndicat chantant » que furent les IWW, « une “star” incontestée du fameux Little Red Song Book [...] – la publication ouvrière américaine la plus diffusée de tous les temps ». Pour le reste, sa légende toujours vivante tient, bien sûr, aux tragiques conditions de sa disparition. Arrêté, accusé de meurtre et condamné à mort, Joe Hill fut exécuté, le 19 novembre 1915. Malgré une extraordinaire campagne de mobilisation ouvrière en sa faveur.

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En vingt-six chapitres, le livre de Rosemont restitue, par le menu, les lignes de force et l’imaginaire de ce « syndicalisme industriel révolutionnaire » qui se caractérisa, à la fois, par un art de vivre et une manière de lutter au quotidien. Il le fait à sa façon, évidemment passionnée. Car Rosemont ne cherche pas à inscrire son œuvre dans une quelconque démarche de valorisation historique. Pour lui, cette cause est entendue. Quant au hiatus constaté entre ce que représenta, effectivement, ce mouvement comme irruption émancipatrice absolue et ce qu’en dirent, en général, les experts en histoire sociale, il se contente de le constater. Il est vrai que ces condescendants analystes de l’histoire des IWW n’y ont vu, le plus souvent, que l’expression d’un millénarisme hors d’âge, une sorte de parenthèse utopique que le temps – entendons par là la marche triomphante du « communisme » bolchévisé – allait se charger de refermer. Aux yeux de l’historiographie dominante, dans sa double acception marxiste et bourgeoise, l’« échec » des IWW marquerait, in fine, la victoire de la raison – prolétarienne ou réformiste – sur le pittoresque libertaire de ces héritiers d’un révolutionnarisme encore plus daté que l’anarchosyndicalisme de la vieille Europe. Que cette raison ait accouché de monstres importe finalement peu à la science historique.

Il est probable que les mêmes experts en froides certitudes reprocheront à Rosemont son évidente empathie pour les IWW. Comme si la distance constituait, en soi, un gage de profondeur. Admettons-le, donc : l’auteur de cette somme ne croit pas à l’objectivité en matière d’histoire. Par ses parents – son père participa activement, de 1947 à 1949, à la plus grande grève de l’histoire de la Typographical Union de Chicago et sa mère, chanteuse et accordéoniste de jazz, fut membre de la Musicians’ Union –, mais aussi par son parcours propre – il est lui-même possesseur de la carte rouge des IWW depuis 1962 –, Rosemont se situe au cœur même de cette histoire. Comme descendant et comme continuateur. D’évidence, cette proximité induit une parenté que seule confère la connaissance du dedans. Au point que ce livre tient du roman familial, au sens de la famille élargie, celle qu’on s’est choisie librement et dont on est l’héritier volontaire. Que l’amour ait quelque chose à voir là-dedans, c’est sûr. Mais, après tout, cet amour-là peut aussi ouvrir le regard, celui que l’histoire froidement statistique rend si court.

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L’autre intérêt de ce livre, c’est d’explorer très minutieusement la dimension créative de cette « contre-culture ouvrière révolutionnaire » dont furent porteurs les IWW. Sur ce plan, l’apport – pour le coup, historique – de Rosemont est indéniable. À le lire, on comprend, en effet, en quoi cette curieuse organisation anti-hiérarchique sortit des sentiers battus de la stricte théorie critique pour inventer une culture populaire de la dissidence où la pratique de la chanson, de la poésie, de l’humour et de la parodie structura une joyeuse contre-société d’individus aussi attachés à cultiver la dérive que le goût d’être ensemble. Communément, cet aspect des choses échappe le plus souvent à l’analyse politique, décidément trop rationnelle pour saisir, ou simplement entrevoir, ce que toute lutte sociale digne de ce nom porte en elle d’écart absolu et de désir de ré-enchanter le monde. Le livre de Rosemont accorde, au contraire, une place de tout premier plan à ce domaine du sensible wobbly, qu’il étudie de très près. Pour ce faire, il fallait évidemment que l’auteur de ce Joe Hill manifestât une authentique passion surréaliste pour cette pratique du rêve émancipateur que représente, au sens large, l’expérience poétique. « Chez les IWW, note ainsi Rosemont, les téméraires protagonistes du romantisme révolutionnaire ouvrier soulevèrent la question de la poésie avec une urgence jamais perçue auparavant dans aucun mouvement ouvrier ou radical. » Au-delà de la figure tutélaire de Joe Hill, c’est donc au « surréalisme vernaculaire » de ces poètes ouvriers aux semelles de vent que Rosemont consacre ses plus belles pages. « Ce qui est réellement étonnant, note-t-il, c’est que tant de wobblies aient écrit de la poésie, qu’elle ait suscité un tel engouement dans tout le syndicat, et ait même exercé une certaine influence sur “l’avant-garde” artistique de l’époque. » Et de citer, comme autant de témoignages de cette incandescence poétique, les merveilleux exemples de Ralph Chaplin, Arturo Giovannitti, Laura Tanne et T-Bone Slim.

Cette attention particulière – et légèrement fascinée – portée par l’auteur à cette contre-culture wobblie lui vaudra sans doute, ici et là, d’être accusé de surévaluer cette dimension artiste du combat des IWW aux dépens des autres spécificités de cette galaxie militante. Ce serait oublier qu’il évoque – et abondamment – sa pratique de la solidarité ouvrière contre la « suprématie blanche », son attachement à la cause amérindienne, son féminisme assumé, son souci de combattre la religion sans se couper des prolétaires croyants, sa critique acerbe du léninisme incarné par le PC (dit « parti comique ») ou encore sa sensibilité à la thématique environnementale. En revanche, et pour le coup le reproche est plus fondé, Rosemont omet de s’interroger sur les causes – internes – de la progressive éclipse des IWW, au profit du PC notamment, à partir des années 1920. Comme si, à elle seule, la brutale répression – étatique, mais aussi stalinienne – dont furent victimes les membres de l’organisation suffisait à expliquer son irrémédiable déclin. Là réside, à l’évidence, le point faible de cette étude qui, à trop vouloir prouver la singularité de l’imaginaire des IWW, finit par ignorer qu’il fut autant défait par le ralliement d’une partie de ses militants au mouvement communiste que par les conditions mêmes de la mutation capitaliste au sortir de la Première Guerre mondiale.

S’interroger sur ce point d’histoire pourtant essentiel supposait, il est vrai, de moduler certaines ferveurs d’analyse quant aux bienfaits supposés de l’indétermination idéologique des IWW. Car s’il est vrai que les wobblies chevauchèrent allègrement – et, par bien des côtés, positivement – les frontières entre syndicat et mouvement ou entre un « marxisme en bleu de travail » à forte connotation antiautoritaire et un anarchisme existentiel du quotidien, on peut aussi voir dans ce refus de se définir une des causes de sa faible résistance à la montée des périls, intégrateur ou stalinien. Sur ce plan, une comparaison avec la très anarchosyndicaliste et très anti-marxiste CNT espagnole prouverait sûrement que l’adhésion de ses membres à un bloc imaginaire beaucoup plus rigide que celui des IWW ne fut pas sans effets sur sa pérennisation. Malgré la répression et les défaites qu’elle dut, elle aussi, subir.

Ces réserves mises à part, la parution française de ce Joe Hill, admirablement traduit et superbement annoté, mis en pages et illustré, est une excellente nouvelle pour qui s’intéresse à la permanence du vieux mythe émancipateur, plus nécessaire que jamais par les sales temps qui courent.

 


Michael Löwy
Alternative libertaire, n° 185, juin 2009

A travers la vie du poète et chansonnier Joe Hill, Franklin Rosemont, fondateur du surréalisme aux États-Unis, explore la culture romantique et rebelle d’un des syndicats les plus combatifs aux USA, l’Industrial Workers of the World (IWW).

Ce livre est une remarquable biographie de Joe Hill (1879-1915), poète, chanteur et héros du mouvement ouvrier aux États Unis. C’est aussi une belle étude de la culture rebelle de l’IWW, l’organisation syndicaliste révolutionnaire qui a réussi, au début du xxe siècle, à organiser les ouvriers les plus conscients et les plus combatifs. Son auteur, Franklin Rosemont, adhéra à l’Industrial Workers of the World (IWW) dès l’âge de 19 ans et est aussi l’auteur d’un important ouvrage sur la pensée d’André Breton.

Abondamment illustré par des gravures, caricatures et dessins faits par Joe Hill lui-même et par d’autres artistes « Wobblies » – terme qui désigne les militants de l’IWW – ce livre est la tentative la plus sérieuse jusqu’ici de reconstituer, au-delà des mythes et des mensonges, la vie, les rêves et les combats de cet homme dont le socialiste Eugene Debs célébrait le « tempérament poétique » et « la nature tendre, sympathique et généreuse ».

L’IWW, un syndicat chantant

Né en Suède, Joel Emmanuel Hägglund de son vrai nom émigre aux États-Unis en 1902. Travailleur migrant, il adhère en 1910 à l’IWW et devient très vite son chansonnier et poète le plus connu. En 1911 il prend part à la Révolution mexicaine, dans les rangs des magonistes, les partisans du leader anarchiste Ricardo Flores Magón, contre les troupes du dictateur Porfirio Díaz. Il dira plus tard de cette expérience : « Au moins une fois j’ai eu la chance de combattre sous le drapeau rouge... ». Auteur des chansons les plus populaires du mouvement ouvrier américain. il contribuera à faire de l’IWW un « syndicat chantant ».

En 1915, Joe Hill est arrêté à Salt Lake City, Utah, et accusé du meurtre d’un épicier. Sans aucune preuve, il est condamné à mort. Une importante campagne dans le monde entier exige un nouveau jugement, mais le gouverneur de l’Utah refuse toute concession. Quelques jours avant l’exécution, Joe Hill écrit une lettre à Bill Haywood, porte-parole de l’IWW : « Ne perdez pas de temps à vous lamenter, organisez-vous ». Raccourci par Haywood, c’est devenu un des mots d’ordre les plus populaires de l’IWW : Don’t mourn, organize (Ne vous lamentez pas, organisez-vous !).

Le 19 novembre 1915, Joe Hill est fusillé, un meurtre judiciaire comme celui des anarchistes de Haymarket (Chicago) avant lui, ou Sacco et Vanzetti après. Ses cendres sont apportées à Chicago, où 30 000 personnes assistent à ses funérailles, sous la bannière « In Memoriam - Joe Hill assassiné par la classe capitaliste ».

Assassiné par la classe capitaliste

Franklin Rosemont montre que Hill n’était ni un dirigeant ni un grand organisateur, mais plutôt un rêveur, un troubadour, un humoriste, un auteur de chansons parfois mélancoliques et pessimistes. Mais il était représentatif de la culture de l’IWW, d’inspiration romantique par son refus de la société bourgeoise, de la mécanisation et du mythe du progrès. La critique du capitalisme par ce mouvement n’était pas seulement économique et politique, mais aussi poétique, motivée par des désirs de liberté, de révolte, de défi.

L’IWW a commencé à décliner à partir de 1930, sans toutefois disparaître de la scène ; luttant contre le stalinisme dans le mouvement ouvrier, il s’allia avec des anarchistes et des trotskystes. Il exerça une réelle influence sur la Beat Generation et sur le mouvement étudiant des années 1960, le Students for a Democratie Society (SDS).

Sans mémoire du passé il ne peut pas exister d’espoir pour l’avenir. Comme l’écrivait Walter Benjamin, la tâche de l’historien critique c’est de sauver la tradition des opprimés du conformisme qui menace de l’effacer. Ce livre est une figure exemplaire d’historiographie critique.