Hilton s’était présenté avec un drapeau blanc devant le Comité des grâces, mais il ressort l’artillerie lourde et coupe les ponts juste avant de repartir à Denver, le lendemain de l’audience, après avoir vu Joe Hill. La position du Comité était jouée d’avance, ses membres ne pouvaient pas se désavouer malgré « la parodie de justice la plus inique, la plus malveillante et la plus grotesque jamais vue dans l’Ouest ». Hilton loue à l’inverse le courage et l’intégrité de Joe Hill, qui va mourir pour le droit à un procès équitable, refusant de trahir l’alibi qui pourrait le faire gracier pour un crime qu’il n’a pas commis. Il rapporte la détermination du condamné à ne jamais donner, à qui que ce soit, l’identité de la femme impliquée dans sa blessure par balle.
L’avocat ne se fait plus aucune illusion sur l’exécution de la peine, « décidée de longue date », désormais inéluctable d’après lui. Il s’en prend aux futurs bourreaux, qui seront dissimulés derrière un rideau, « trop abjects et détestables pour révéler leur lâche identité », alors que Joe Hill souhaiterait ne pas avoir les yeux bandés quand il devra leur faire face. Par anticipation morbide, les journaux abordent les prochains préparatifs, que le condamné attendrait « stoïque ». L’éditorialiste du Tribune appelle quant à lui les autorités de l’État à « ne pas fléchir » face à « l’ouragan de menaces et d’intimidations » des « terroristes qui parlent au nom d’Hillstrom ». Le refus du condamné de donner son alibi serait en réalité l’aveu de sa culpabilité. La presse évoque alors à peine une possible intervention de la Suède.
L’ambassadeur August Ekengren réagit pourtant le 20 septembre, peut-être suite au télégramme d’Haywood reçu dans la journée. Il câble au vice-consul à Salt Lake, rattaché au consulat de San Francisco, de lui rendre compte « immédiatement » des doutes sur la culpabilité de Joe Hill. La réponse d’Oscar Carlson, dès le lendemain matin, élude la requête de l’ambassadeur et ressemble à une fin de non-recevoir : le condamné, assisté d’un avocat pendant tout le procès, a été jugé coupable d’assassinat par un jury de douze hommes, verdict confirmé en cassation après une « révision attentive » du dossier, et son recours en grâce vient d’être rejeté.
Virginia Snow Stephen et Sigrid Bolin, sœur de son collègue universitaire Jakob Bolin, premier et précédent vice-consul en Utah récemment décédé, relancent aussitôt l’ambassadeur. Celui-ci insiste alors auprès de Carlson pour savoir son opinion sur l’affaire et ce qui d’après lui pourrait motiver un sursis. Membre de l’exécutif du comté de Salt Lake et candidat républicain aux dernières élections locales, Carlson n’a aucun intérêt à s’encombrer de cette histoire. Il se dit persuadé le surlendemain qu’il n’existe aucun motif à surseoir : le dossier est inattaquable, le condamné a pu faire valoir tous ses droits au cours de la procédure et il a eu l’opportunité de produire tout élément en sa faveur devant le Comité des grâces. Le vice-consul fait suivre à son télégramme une copie de l’arrêt de la Cour suprême.
Entre-temps, Jerome B. Sabath de l’Association nationale pour l’abolition de la peine capitale a transmis à Ekengren une longue note juridique sur l’affaire concluant à l’inanité de la procédure. Mais c’est un ancien protagoniste qui donne à l’ambassadeur l’occasion de mettre un pied dans la porte. Frank Scott lui a fait part en effet de sa certitude que les preuves alléguées ne permettaient « absolument pas » de démontrer la culpabilité, tout en l’assurant néanmoins de la sincérité de la Cour suprême et du Comité des grâces. Ekengren demande à Carlson de rencontrer l’avocat et « d’inciter si nécessaire Hillstrom à suivre le conseil de Scott » d’accepter la proposition du Comité. Il l’informe en outre avoir sollicité un sursis par l’entremise du département d’État à Washington.
Hilton hors-jeu, Scott se retrouve assez curieusement remis en selle depuis la côte Est par une amie d’Elizabeth Gurley Flynn, Edith Cram. Pacifiste et progressiste, membre du Colony Club féminin de New York, Cram est l’épouse d’un des piliers de la campagne du président Wilson. Elle contacta Scott afin d’obtenir toute information utile sur l’affaire et pour l’inviter à transmettre à Ekengren, qu’elle a déjà sollicité, les éléments de doute du dossier. L’avocat télégraphia à l’ambassadeur en se recommandant d’un « club suédois de l’Est » et sans évoquer Cram, dont le nom et celui du Colony Club apparaissent toutefois dans la presse. À Cram, il dit présumer l’innocence de Joe Hill mais « ne pas y croire tant qu[’il] ne connai[tra] pas l’origine de sa blessure par balle ». Il l’exhorte à convaincre Joe Hill de parler.
Quoi qu’il en soit, Ekengren doit se tourner vers le faux-fuyant du Comité, orienté par Scott qui prend ouvertement le parti de l’état. Le matin même de la première réponse de Carlson à l’ambassadeur, qui fut aussitôt rapportée dans la presse, McCarty avait cependant livré tous les détails de sa proposition, dont la confidentialité requise en devenait d’autant plus douteuse dans le contexte médiatique de l’affaire. Pour paraître sérieuse à défaut d’être honnête, cette « offre » renvoie la pression sur Joe Hill et sert de principal contre-feu aux protestations toujours plus nombreuses, qui redoublent avec la nouvelle dimension internationale de l’affaire.
La diversion habituelle par l’exhibition des « menaces » parmi ces messages a pris cette fois une tournure rocambolesque, qui passerait pour un lamentable canular dans d’autres circonstances. S’adressant au gouverneur et à différentes autorités politiques et religieuses de l’État, un « numéro 7 de l’ordre du KOD », sur instruction de son « quartier général », les prévient ainsi que leurs jours seraient comptés, à réception d’un « valet de pique », si Joe Hill devait être exécuté. Ce sigle était parfaitement inconnu jusqu’à ces discrètes mises en demeure publiées dans les journaux juste après l’intervention de l’ambassadeur de Suède. Aucune des diverses « menaces de mort » qu’aurait reçues le gouverneur n’a pourtant encore été présentée au receveur ni à l’inspecteur des postes, habilités à enquêter.
Certains avocats au fait de ce genre d’affaires internationales, consultés par le Herald Republican, s’interrogeraient d’ailleurs sur l’opportunité d’une intervention de la Suède et d’un sursis au regard de l’absence de toute manifestation violente des partisans de Joe Hill. L’État suédois serait fondé à intervenir en cas de violation du droit à un procès équitable reconnu par traité. Or la Cour suprême a établi la légalité de la procédure et la Suède n’aurait rien à se mettre sous la dent, d’autant moins qu’il n’y aurait eu pour motiver son ingérence « aucune émeute ni débordement particulier dans la population autour du procès d’Hillstrom ».
D’autres avocats locaux estiment néanmoins que les déclarations d’Hilton au Telegram le lendemain de l’audience du Comité, « attaque brutale et injustifiée », devraient entraîner sa radiation du barreau de l’Utah, ce qui ne serait pas à l’ordre du jour d’après le président de la Cour suprême. Celui-ci est occupé à rédiger le communiqué détaillant les raisons du rejet de la commutation, censées rétablir les faits contre les « innombrables contrevérités » qui seraient répandues dans les journaux de l’Est d’après le Herald Republican. Carlson aurait voulu joindre cette déclaration à la copie de l’arrêt envoyée à l’ambassadeur, mais le texte doit être validé par le gouverneur, en déplacement et de retour le 25 septembre.
Une semaine après l’audience, le Comité des grâces se réunit donc à titre exceptionnel en fin de matinée pour ratifier la déclaration préparée par Straup et faire le point sur les derniers rebondissements. Ce long communiqué sera aussitôt reproduit en intégralité dans toutes les éditions du soir et du lendemain. De son côté, conformément aux instructions d’Ekengren, le vice-consul rencontre Scott puis Joe Hill dans l’après-midi, mais ne serait pas autorisé à en rendre compte publiquement. Spry s’est par ailleurs entretenu rapidement avec le docteur Beer. Enfin, le gouverneur n’exclut pas d’accorder un sursis à la demande expresse du département d’État.

C’est le sous-secrétaire Frank Polk qui se manifestera un peu plus tard dans la journée. Ekengren souhaitait que le bureau des affaires étrangères lui obtienne un sursis afin de pouvoir étudier lui-même le dossier. Mais Polk se contente de transmettre la requête au gouverneur. Spry lui répond le lendemain, « en concertation avec les membres du Comité », de nouveau réunis en urgence, mais aussi avec le vice-consul Carlson, « avocat compétent » dont il rapporte l’opinion, qui se serait confirmée après son « long entretien » de la veille avec Joe Hill. Sont récapitulés les principaux arguments du communiqué, envoyé à suivre, justifiant le rejet d’une commutation et de la grâce. Le sursis n’est même pas évoqué. Polk se borne à transférer la réponse à l’ambassadeur, qui sollicite alors directement le gouverneur, lequel lui assurera rester ouvert à toute information.
Ekengren, isolé, ne peut compter ni sur l’administration fédérale ni sur son vice-consul en Utah, malgré la pression d’une partie de la communauté suédoise locale, via la branche de l’organisation Verdandi de Salt Lake, présidée par Oscar Larson. Mais il insiste. Le 28 septembre, l’ambassadeur relance Polk et le gouverneur, appuyé par le consul William Watson de San Francisco qui demande à son tour une suspension de l’exécution. Ekengren a pu prendre connaissance de l’arrêt et sa lecture ne l’a pas convaincu. Il n’y voit « au mieux » que des éléments circonstanciels, qui laissent trop de place au doute pour admettre une condamnation à mort, et réclame « au moins » un sursis, en son nom propre et celui de son gouvernement, qui l’a chargé de s’efforcer de faire rouvrir le dossier.
Avant de lui répondre, Spry fait assigner le jour même devant le Comité des grâces les soutiens locaux de Joe Hill ayant sollicité l’intervention de la Suède. Bolin, Arnoldson — un universitaire —, Larson et Snow Stephen devront s’expliquer sur ce qui les a conduit à se tourner vers elle et sur ce qu’ils sauraient de l’affaire qui a pu convaincre l’ambassadeur d’intervenir. Au terme de ces auditions sur deux jours, Spry rétorquera sèchement à Ekengren n’avoir obtenu aucun élément lui permettant de surseoir à l’exécution, ni de sa part, ni des personnes entendues qui ne sauraient rien de la réalité du dossier ni de Joe Hill lui-même. Le gouverneur juge l’« ingérence » insistante de l’ambassadeur injustifiée et déplacée, il lui rappelle l’opinion de son vice-consul sur l’affaire et le renvoie vers le condamné et ses amis pour toute solution.
Cependant, à l’occasion de cette nouvelle réunion du Comité, qui siège maintenant de fait en permanence, le geôlier du pénitencier a transmis une longue lettre de Joe Hill exposant « quelques raisons pour lesquelles [il] réclame un nouveau procès ». Ce texte, dont l’original a disparu, ne sera pas rendu public dès que le gouverneur en aura pris connaissance, comme il en aurait pourtant été convenu — Spry n’y fera d’ailleurs même pas allusion dans sa réponse à Ekengren —, mais le 4 octobre dans le Deseret. Joe Hill y répète son refus de donner son alibi, « qui n’est l’affaire de personne d’autre » que lui. Il avait encore reçu la visite de Carlson et de Christensen à ce propos dans la matinée, en présence d’un gardien, mais ne leur avait toujours rien lâché.
Quelques jours plus tôt, il avait tenu à aviser l’association pour l’abolition de la peine de mort, réclamant la commutation de sa peine, qu’il n’en voulait pas plus que de la grâce : s’il n’obtient pas un nouveau procès équitable, il est « prêt à donner [son] sang en martyr pour que d’autres puissent en bénéficier » [1]. Pour leur part, les représentants de l’état peuvent se défausser à bon compte sur la légalité de la procédure et la souveraineté du verdict, tout en faisant preuve à la fois d’autorité et de magnanimité. Enfin, si l’ambassadeur de Suède s’est résolument engagé dans l’affaire, son vice-consul sur place comme le département des affaires étrangères à Washington lui font défaut.
Dans l’impasse, les partisans de Joe Hill se tournent en dernier recours vers la présidence. Le 29 septembre, à l’avant-veille de l’exécution, Scott reçoit de Cram un télégramme qu’il avoue « ne pas comprendre » : celle-ci indique avoir rendez-vous avec le secrétaire du président Wilson, Joseph Tumulty, dans la soirée à la Maison Blanche et souhaite que l’avocat lui communique « quoi que ce soit d’utile » [2]. Le mari de Cram aurait arrangé une rencontre avec le président lui-même, en compagnie d’Elizabeth Gurley Flynn, mais les deux femmes s’entretiendront finalement avec Polk.
De son côté, Tumulty a reçu dans la journée un message d’Hilton, qui refait surface, dénonçant l’« assassinat judiciaire » de Joe Hill, condamné sur « les preuves circonstantielles les plus faibles » et dans le « mépris flagrant de ses droits constitutionnels ». Le président n’ayant pas le pouvoir d’intervenir dans les affaires judiciaires locales mais les relations internationales relevant de ses prérogatives, son secrétaire personnel suggère de contourner les obstacles en court-circuitant la voie diplomatique : que l’ambassadeur lui adresse « un appel plus ferme et direct ». Cram transmet avec conviction la proposition à Ekengren, qui envoie un télégramme à Wilson un peu avant minuit.
L’ambassadeur de Suède, dans sa première supplique au président des États-Unis, bien que déplorant « le comportement insolent du condamné et son refus de témoigner » qui ont pu lui porter préjudice, exprime alors pourtant la même position que lui :
Je n’ai eu que peu de temps pour étudier le dossier. Néanmoins, j’en suis arrivé à la conclusion que les preuves, qui ne sont que circonstantielles, sont insuffisantes à justifier la peine capitale […] J’ai déjà, par l’intermédiaire du département d’État aussi bien qu’auprès du gouverneur de l’Utah, sollicité un sursis afin que le dossier soit rouvert, mais je n’ai reçu jusqu’ici pour toute réponse que cet appel serait entendu si tout autre fait nouveau pouvait être produit au profit du condamné.
Puisque l’insuffisance de preuve est la raison de ma requête, je ne peux me satisfaire d’une telle réponse. Mon opinion sur l’injustice de la peine au regard des preuves avancées au procès est partagée par de nombreux hommes de loi ainsi que par de nombreuses personnalités éminentes dans tout le pays […] Aussi mon gouvernement, informé de l’affaire par divers canaux m’a-t-il chargé de faire tout mon possible.
Afin d’épuiser tous les moyens disponibles pour au moins faire reporter l’exécution de la peine, je me permets respectueusement de soumettre cette affaire à votre bienveillante attention.
Les membres du Comité des grâces apprendront le lendemain dans la matinée, par une dépêche de l’Associated Press, « avec surprise et un doute sur l’authenticité de l’information », que le président aurait pris l’affaire en main. Avant que le gouverneur reçoive ce télégramme de Wilson :
Vous demande respectueusement s’il ne serait pas possible de surseoir à l’exécution de Joseph Hillstrom, qui si j’ai bien compris est un sujet suédois, afin que l’ambassadeur de Suède ait l’occasion de présenter l’ensemble de son point de vue à votre Excellence.
C’est la première fois qu’un président des États-Unis intervient dans une affaire judiciaire. Cram a ses entrées à la Maison Blanche, mais c’est la mobilisation massive des soutiens de Joe Hill qui a permis de pousser la porte et conduit Wilson à agir.
À Salt Lake, le secrétariat du gouverneur a dû embaucher du personnel pour s’occuper des centaines de messages reçus chaque jour sur l’affaire. Une réponse type est envoyée aux protestataires et les retours « inconnu à cette adresse » ont permis de jeter un doute sur leur nombre réel. Les moindres « menaces », anonymes ou non, sont relevées, mais font parfois l’objet des mêmes suspicions dans la presse. En revanche, il ne semble y avoir aucune consigne pour déceler dans cette avalanche de courrier d’éventuels nouveaux éléments, que le gouverneur attendrait pourtant avec impatience.
À moins que ce ne soit du fait de son caractère énigmatique, pour qui n’aurait pas suivi toute l’histoire, la lettre d’Olaf Lindegren, datée du 28 septembre, restera donc inaperçue, négligée ou enterrée jusqu’à son exhumation par William Adler en 2011. L’anecdote qu’elle rapporte est sans doute ignorée de Joe Hill et pouvait constituer un des motifs recevables pour rouvrir le dossier, en considérant d’autre part la relation connue du condamné avec Hilda Erickson mais qui ne parait pas notoire pour Lindengren :
Cher monsieur,
Parmi les circonstances autour des poursuites contre Jos. Hilllstrom, il y a à ma connaissance une personne dont le nom n’a encore jamais été cité dans cette affaire.
Au moment des meurtres de Morrison et de son fils, Jos. Hillstrom et son compère Applequist [sic] vivaient avec la famille Eselius à Murray.
Hilda, nièce des Eselius, entretenait en ce temps-là une liaison avec Applequist et, la veille de noël (avant le crime), la mère me le présenta (Applequist) comme son futur gendre.
La mère comme sa fille étaient alors membres du parti socialiste de Murray.
Les personnes en question pouvaient au moment des meurtres être à Salt Lake City où la querelle a eu lieu d’après Hillstrom. Hillstrom et cette famille étant très bons amis, camarades et compatriotes, il est naturel de supposer qu’Hillstrom ne les aurait mêlés à aucun prix à cette affaire.
Veuillez vous renseigner avec les plus grandes précautions sur cette fille — parce qu’elle ne s’en remet qu’à ses cousins (les frères Eselius) et je serais très heureux si cette information pouvait faire un peu de lumière sur cette affaire si intrigante.
Très respectueusement, O. Lindengren,
Arthur Plant Garfield, Ut.
PS : comme je cite des noms, merci de ne pas rendre cette lettre publique ; le nom de la fille mentionnée ci-dessus est Hilda Erickson et si vous ne la trouvez pas chez les Eselius, cherchez à Dalton & Lark Bingham, Utah.