En fin de journée, peu après ce bref accrochage au sujet de Bob Erickson et au terme des discussions sur la campagne de soutien, le gouverneur Spry, président du Comité des grâces, demande au condamné s’il veut prendre la parole, sans qu’il y soit obligé, son silence ne serait pas pris en compte.
Joe Hill s’est laissé entraîner dans un recours dont il ne voulait pas et dont la tournure n’a rien pour lui plaire. Lorsqu’il s’adresse au Comité, il ne dévie pas de sa ligne et prend le contre-pied de ses avocats :
Messieurs, j’ai une petite proposition à vous faire. Si vous m’accordez un nouveau procès, je vous garantis de prouver complètement mon innocence et d’envoyer quatre ou cinq parjures au pénitencier, à la place qui leur revient.
SPRY — Mais pourquoi n’avez-vous pas avancé ces preuves au cours du procès ?
JOE HILL — Il y avait tellement de confusion pendant le procès et mes avocats ne se sont pas occupés de mon affaire comme il faut. Je ne savais pas comment m’en sortir. Je ne pensais pas avoir à prouver mon innocence. Il me semble que c’est à l’état de faire la preuve qu’un homme est coupable. […] En tout cas, je n’aurais jamais imaginé pouvoir être condamné sur des preuves aussi ridicules.
Straup et Spry lui rappellent qu’ils n’ont pas le pouvoir de lui accorder un nouveau procès. Joe Hill veut clore la discussion : « Alors je n’ai rien à dire. Si je ne peux pas avoir un nouveau procès je ne veux rien d’autre. » Mais après avoir contribué pour la plupart à le pousser devant le peloton d’exécution, les membres du Comité étalent soudain une magnanimité ostentatoire pour le condamné, tout en le renvoyant dans son camp avec obstination.
Spry, McCarty, Barnes et Frick l’exhortent ainsi tour à tour à fournir des arguments qui pourraient motiver leur clémence ou des éléments qui pourraient l’innocenter : « si vous pouvez nous montrer des preuves de votre innocence, nous vous promettons une grâce totale et immédiate, vous franchirez cette porte en homme libre », lui affirme même McCarty. Mais Joe Hill n’en démord pas :
Je ne veux pas d’une grâce ou d’une commutation, c’est humiliant. Je veux être acquitté par un jury. Je veux un nouveau procès où je pourrai révéler tout ce qui s’est passé à la chambre du juge Ritchie. Je veux que les gens apprennent le sale coup qu’on m’a fait dans ce tribunal.
« Une grâce inconditionnelle serait un acquittement absolu », insiste le juge Frick. Barnes répète qu’ils n’ont pas le pouvoir d’ordonner un nouveau procès. Les avocats interrogés répondent en avoir déjà informé leur client et tenté régulièrement de le convaincre de parler. Ed Rowan reconnaît avoir engagé le recours en grâce contre la volonté de Joe Hill, qui voulait abandonner toute démarche et s’était déclaré « prêt à mourir ». Le gouverneur puis Straup incitent en vain le représentant du Comité de défense et les avocats à lui tirer les vers du nez. Joe Hill rétorque enfin à Straup qui voudrait lui-même lui poser quelques questions qu’il n’a rien d’autre à déclarer.
Alors que l’audience touche à sa fin, Christensen demande à s’entretenir en privé quelques instants avec son client, qui accepte après avoir répété qu’il ne changerait pas d’avis. Cet aparté a sans doute pour objet une proposition plus explicite et précise de McCarty, soutenue par d’autres membres du Comité, qui ne figure pas dans les comptes rendus de l’audience dans la presse et sera révélée quelques jours plus tard.
Que Joe Hill donne à ses avocats les circonstances, lieu et personnes impliquées, de la querelle alléguée à l’origine de sa blessure par balle. Ceux-ci se chargeraient de les vérifier conjointement et confidentiellement avec le geôlier du pénitencier Arthur Pratt. Si ces éléments étaient avérés, le Comité s’engagerait à gracier Joe Hill sans même en prendre connaissance, pour respecter la prétention du condamné à protéger la réputation de la femme concernée.
Mais Joe Hill ne lâche rien à son avocat qui abandonne aussitôt. Christensen revient bredouille devant le Comité et déclare que son client « semble vouloir être considéré comme un martyr ». Après six heures d’audience, les membres du Comité se retirent pour délibérer. Ils livrent leur décision quelques minutes plus tard : la demande de commutation est rejetée à l’unanimité.
D’apparence généreuse et manifestant un doute persistant, la proposition de McCarty servira bientôt de défausse définitive pour le rejet de la commutation. Une déclaration du Comité rédigée sous la pression par le président de la Cour suprême, signée par le gouverneur Spry et le procureur général Barnes, développera d’autres raisons dédouanant et durcissant la position des autorités de l’État.
Straup y fait l’historique de la procédure, soulignant notamment que l’impartialité du jury au procès n’a jamais été contestée et que son verdict, n’ayant pas recommandé la clémence, imposa la peine de mort. Puis il récapitule les arguments principaux de la Cour suprême contre ceux du pourvoi : « preuves suffisantes à associer le requérant à la commission du crime », continuité de la défense par la présence et la loyauté des mêmes avocats, non contestées jusqu’à la fin du procès ni en pourvoi. À propos de l’incident de la récusation de Scott et MacDougall, Straup ironise par deux fois sur la violation simultanée du droit à un avocat et du droit à se défendre seul relevée dans le pourvoi. La seconde fois en citant l’arrêt :
reprocher dans un même souffle que le défendant se soit vu dénier son droit constitutionnel à se présenter et se défendre en personne puis qu’il ait dû se défendre sans avocat est aussi infondé et absurde que le fait pour le défendant de récuser ses avocats le matin pour les réengager l’après-midi.
C’est pourtant bien la confusion de la situation où Joe Hill se trouvait privé d’avocat sans pour autant se défendre seul qui a pu nuire à sa défense. Straup ne manque cependant pas de rappeler qu’aucune requête en révision n’a été formulée ni même annoncée dans les vingt jours suivants l’arrêt, auquel cas ce délais aurait pu être prolongé pour la préparer. Et d’en conclure :
Du fait qu’aucune requête n’ait été déposée, alors que les avocats avaient toute latitude pour le faire, il peut être correctement supposé qu’il n’y avait aucun motif à demander une révision.
Straup tire tous les bénéfices de l’absence de contestation de son interprétation des « preuves » de l’accusation ou de l’épisode des amici curiae pour récuser les arguments de la demande de commutation. Les avocats n’ont en effet avancé aucune autre raison que le caractère circonstanciel des preuves pour s’opposer à la condamnation à mort. Le juge considère donc qu’ils ne mettent pas en doute ces éléments eux-mêmes, reconnaissant par défaut leur bien-fondé. Empochant ce gain offert dont il pourrait se contenter, il double pourtant la mise, ce qui lui permet d’éluder le fond de la question : « la condamnation ici ne repose pas que sur des preuves circonstancielles. Il y a une preuve directe, le témoignage de témoins oculaires ».
Straup peut maintenant se passer de la seule petite concession admise sur la valeur des preuves. Il écrivait ainsi noir sur blanc dans l’arrêt que les témoignages de Merlin Morrison, d’Hanson et de Mahan n’étaient « pas suffisants », mais seraient corroborés par celui de Seeley et en concluait : « il y a ici des témoignages et des circonstances qui pointent vers l’identité du défendant ». Au mieux donc, la seule identification formelle serait le témoignage de Seeley, qui de toute façon n’aurait pas vu Joe Hill sur les lieux au moment du crime. McCarty mettait lui les témoignages d’Hanson et de Mahan au même niveau que celui de Seeley, mais sans être beaucoup plus catégorique : « les preuves tendant à identifier le défendant comme un des auteurs du crime sont presque aussi concluantes que si les témoins avaient positivement identifié le requérant ».
Le juge a beau jeu d’abuser du fait que les avocats n’ont jamais remis en question ces témoignages d’une manière ou d’une autre dans leur plaidoirie, mais ont au contraire « pour quelque raison évité les faits réels de l’affaire ». La stratégie, subie ou choisie par Hilton, d’admettre la conformité de la procédure pour amadouer les juges s’est retournée contre lui, même si cette nouvelle crispation du pouvoir s’explique aussi par le contexte particulier à l’origine de la déclaration.
Le cœur de l’argumentation de Straup reste que, le requérant ne bénéficiant plus de la présomption d’innocence depuis le verdict et sa confirmation, il lui appartenait d’apporter tout élément pouvant justifier une commutation de peine ou la grâce. Mais ni lui ni ses avocats n’ont rien avancé en ce sens, ni fait valoir aucun aspect de sa vie ou de sa personnalité en sa faveur, malgré les sollicitations diverses du Comité. Au lieu de quoi il fut présenté des affaires de personnes condamnées sur des preuves circonstancielles mais dont l’innocence fut établie ultérieurement. D’une part ces affaires n’ont rien en commun avec celle du requérant, d’autre part celle-ci, contrairement à ce qui est prétendu, n’est pas seulement fondée sur des preuves circonstancielles, alors même que de telles preuves sont admises en droit et peuvent être concluantes.
Enfin, les différentes manifestations de soutien sont passées en revue, qui ne peuvent être que « grossièrement mal informées » sur les fondements réels de la condamnation rappelés plus tôt. La liberté d’appuyer la défense est reconnue à l’organisation à laquelle appartient le requérant, mais tout caractère politique est récusé dans cette affaire, et sont réaffirmées la régularité et l’impartialité de sa procédure. En conclusion, il est soutenu que, rien ne motivant la commutation ni la grâce, le Comité ne pouvait que rejeter la requête.
Le document omet néanmoins le sujet qui contraindra l’instance à produire à la hâte ce long communiqué d’explications. Il fut abordé par Christensen au cours de sa plaidoirie. Joe Hill étant un ressortissant suédois — il ne s’est jamais fait naturalisé —, son avocat suggéra que son pays d’origine se soucierait sans doute de son sort et pourrait intervenir dans cette affaire. McCarty déclara bien sûr pour le Comité que les étrangers bénéficiaient des mêmes droits devant la justice que les citoyens américains sur le sol de l’Utah, qu’ils devaient également répondre des violations de la loi et que leur statut ne leur conférait aucun passe-droit.
Seul le Tribune rapporte le lendemain dans son compte rendu d’audience que les soutiens de Joe Hill entendent se tourner vers le gouvernement suédois. Cette idée a pu germer depuis l’échec du pourvoi, après le constat de l’impasse des recours en Utah comme au niveau fédéral. C’est d’ailleurs le collectif californien ayant sollicité le président de la Commission aux affaires industrielles qui semble avoir inspiré la démarche. Composé d’une vingtaine de personnes, à l’instigation de suffragistes californiennes et sous la houlette d’Anita Whitney, relatera le Telegram du 20 septembre, celui-ci avait aussi réclamé la clémence des autorités de l’Utah et envoyé Theodora Pollock, depuis Oakland, examiner l’affaire sur place.
À peine annoncé le rejet de la commutation, ce collectif alerte par télégramme l’ambassadeur de Suède à Washington, le consul à San Francisco ainsi que divers membres d’origine suédoise de l’exécutif fédéral. Haywood et Snow Stephen lui emboîteront le pas les jours suivants. L’exécution reste fixée au 1er octobre. Sauf sursis accordé par le gouverneur jusqu’à une réunion ultérieure du Comité des grâces, Joe Hill n’a plus qu’une dizaine de jours à vivre.