Aucune retranscription officielle ne sera faite des conclusions de l’accusation. Faute de document recevable et sans que cette lacune fasse annuler la procédure, les réquisitoires ne seront pas examinés en appel. D’après les journaux — qui n’entreront pas plus dans les détails mais loueront l’éloquence du procureur — Leatherwood aurait sommairement rappelé les charges dans sa première intervention, insistant sur la coïncidence entre la blessure par balle de Joe Hill et celle, présumée, d’un des assassins.
Aux vains efforts de la défense sur ce point, constatations matérielles et avis d’experts dont il se « fiche pas mal », Leatherwood oppose une puissance surnaturelle, le « destin », qui guida le bras d’Arling Morrison pour frapper le meurtrier de son père d’une « marque indélébile » afin de le désigner à la justice. Le Tribune et le Deseret, dans le même registre, rapporteront le « choc » qui aurait selon eux ébranlé Joe Hill sans équivoque lorsque Leatherwood pointa sur lui un doigt accusateur.
Le procureur exprime par ailleurs sa conviction que « M. Morrison a été abattu de sang froid, sans cause ni raison ». Brodant en longueur et en détails révoltants autour du meurtre d’un « enfant », Arling Morrison, pour lequel Joe Hill n’est pourtant pas poursuivi, il affirme qu’un tel crime, unique dans l’histoire de l’Utah, ne peut être que l’acte gratuit de « brutes » à peine humaines. En outre, l’accusé n’avait d’après lui aucune raison de se débarrasser de son pistolet s’il fut blessé au cours d’une dispute comme il le prétend, sinon par culpabilité, pour faire disparaitre l’arme du crime.
Enfin, Leatherwood demande aux jurés de ne pas tenir compte des habituelles allégations de la défense sur de prétendues subornations de témoin. Le procureur ne doute pas que, dans le respect des droits de l’accusé, sans ressentiment personnel ni esprit de vengeance, ils sauront reconnaitre leur devoir de condamner comme il convient ce genre de crime odieux et de contribuer ainsi à la « sécurité de nos foyers ».
L’audience du 24 juin s’achève à dix-sept heures sur ce court réquisitoire, qui semble donc s’être distingué par la performance oratoire du procureur plutôt que par la rigueur de sa démonstration. Les avocats de la défense se succèdent le lendemain, par ordre inverse d’apparition : Christensen expose le premier ses conclusions, suivront Scott puis MacDougall.
Christensen insiste sur l’absence de tout élément probant dans le dossier de l’État, revenant en particulier sur la riposte présumée d’Arling Morrison et sur la balle introuvable. Il pointe aussi l’incohérence du témoignage de Phoebe Seeley décrivant un homme ressemblant trait pour trait à l’accusé sans pour autant pouvoir les identifier. Et de demander pourquoi le mari, aussi bien placé qu’elle, n’a jamais été cité à comparaître, sinon parce qu’il risquait de la contredire. Enfin, l’avocat rappelle le droit de l’accusé à garder le silence : son client n’a pas à expliquer l’origine de sa blessure par balle — le procureur l’avait semble-t-il évoqué dans son réquisitoire.
Mais Christensen fonde surtout sa brève plaidoirie sur l’absence de mobile. Rien ne suggère un vol à main armée qui aurait mal tourné : les tueurs sont entrés en hurlant « maintenant on te tient », ont ouvert le feu aussitôt et n’ont rien emporté. L’accusation n’a pas avancé le moindre prétexte possible à un règlement de comptes entre l’accusé et la victime. Hill et Morrison ne se connaissaient pas et ne se sont même sans doute jamais croisés. Or, « les hommes ne tuent pas sans motif », affirme l’avocat en s’adressant au jury, « si vous n’en trouvez pas, et il n’y en a aucun dans le dossier de l’accusation, vous devez acquitter cet homme ».
À cheval sur la pause de midi, la plaidoirie de Scott, pourtant plus longue et substantielle que celle de Christensen, ne fera l’objet que de brefs comptes-rendus partiels dans la presse. Scott reprend et conteste point par point l’accusation, en concluant que l’État n’a pu établir aucune implication de l’accusé dans cette affaire. Évoquant la tentative de récusation de ses avocats par Joe Hill, il y voit la « preuve flagrante » de son innocence, l’expression de la personnalité sensible et intempestive d’un artiste à l’opposé du monstre froid et sanguinaire décrit par l’accusation. L’avocat s’en prend d’ailleurs « longuement » aux écarts de procédure de Leatherwood. Il appelle les jurés à ne pas se laisser abuser par l’éloquence fallacieuse du procureur, qui ne se soucie pas des faits et cherche à dissimuler la vacuité du dossier. Aucun jury d’après lui ne condamnerait un homme sur de tels arguments.
MacDougall prend la parole à quinze heures avec la charge de clore la défense — sa plaidoirie durera quatre heures, sur deux jours. Il s’attaque lui aussi à la faiblesse du dossier de l’État, à commencer par son principal élément, déjà battu en brèche par Scott et Christensen : la blessure par balle de l’accusé le soir du crime. Rien ni personne ne peut certifier que Joe Hill se trouvait dans les parages de l’épicerie ce soir là. Ni Merlin Morrison, seul témoin direct, ni aucun autre témoin ne l’a identifié. Le bandana lui a été confié le lendemain des meurtres. Aucun indice matériel n’établit par ailleurs avec certitude qu’Arling Morrison a riposté et blessé un des assaillants. Même en l’admettant, plusieurs faits montrent que l’accusé n’a pas pu être touché dans l’épicerie : il fut blessé, les mains en l’air, par une balle blindée d’acier qui le traversa. Le maillon le plus solide de l’accusation ne semble pas fait du même métal.
L’avocat insiste sur les conditions de validité d’une « chaîne de preuves circonstancielles », sur lesquelles se fonde l’accusation et que les jurés devront selon lui prendre en considération sur instruction du juge. MacDougall conclut de la jurisprudence correspondante qu’une telle chaîne n’est « pas plus solide que le plus faible de ses maillons ». Un verdict de culpabilité à partir des charges avancées par le procureur entraînerait d’après lui des dépenses inutiles pour l’État : la Cour suprême cassera le jugement et ordonnera un nouveau procès. Si l’accusation a échoué à lier un des maillons de la chaîne, alors le jury doit déclarer l’accusé non coupable.
Mais le juge Ritchie n’est pas de cet avis et n’apprécie pas qu’on lui souffle ainsi sa façon de dire le droit. Il convoque procureur, avocats et accusé après avoir levé l’audience pour leur signifier le principe des preuves circonstancielles qu’il entend indiquer au jury : il s’agit moins pour lui d’une chaîne que d’un « câble » dont un ou plusieurs fils peuvent se rompre sans qu’il se casse lui-même. Il revient aux jurés d’estimer si les présomptions, « considérées dans leur ensemble », suffisent à les convaincre de la culpabilité de l’accusé au delà du doute raisonnable. Un verdict de culpabilité ne serait pas fondé si ces présomptions pouvaient s’expliquer « par toute autre hypothèse raisonnable » [1].