Jusqu’à présent plutôt timorée, la défense change de ton le lendemain matin. MacDougall finit de rappeler les faits matériels contredisant tout rapport entre la blessure de Joe Hill et les circonstances du crime, puis s’en prend au témoignage le plus compromettant sur la présence présumée de l’accusé près de l’épicerie. Phoebe Seeley n’avait jamais évoqué aucun détail du visage du suspect croisé le soir du crime jusqu’au procès, ni dans sa déposition initiale à la police, ni pendant l’audience préliminaire. Elle a menti le jour de sa comparution au procès, incitée à décrire l’accusé sur place pour se conformer à l’accusation.
MacDougall dénonce alors le système judiciaire dans son ensemble, de l’enquête policière au jury, une « machine » à condamner arbitraire au seul service de l’État et du procureur, lui-même moins soucieux de justice que de sa propre carrière et pour qui « la présomption d’innocence n’est qu’un mot creux ». L’avocat fustige en particulier les abus de pouvoir, les outrances et les préjugés dans le réquisitoire de Leatherwood : au sujet du meurtre d’Arling Morrison, mais aussi sur la personnalité de Joe Hill, assimilé par le procureur à ceux « qui tueraient plutôt que de travailler », et sur la raison de son silence.
À ce propos, MacDougall rappelle une fois de plus les principes du droit au silence et de la charge de la preuve. Ce que faisait l’accusé à l’heure du crime ne concerne les jurés que pour autant qu’il se trouvait dans l’épicerie de Morrison, ce qui n’a jamais été démontré ni fondé. L’avocat reconnaît néanmoins que, lui-même accusé de meurtre et sa propre vie dans la balance, il aurait sans doute témoigné. Il ignore cependant l’alibi de Joe Hill et confie s’être attiré la « haine » de son client pour l’avoir trop sollicité à ce sujet, au point de se faire récuser en pleine audience. Et d’annoncer pour finir que Joe Hill ne donnerait jamais l’origine de sa blessure par balle, pour des raisons qui lui sont propres et parce qu’il en fait une affaire d’honneur — « c’est un homme de cet acabit ». Ce qui ne regarde personne ici, insiste MacDougall, puisqu’il est établi que cette blessure n’a aucun rapport avec le crime.
Les dernières conclusions de l’avocat auront occupé toute la matinée et l’accusation reprend la parole en début d’après-midi pour y répondre. La défense s’est surtout appliquée dans ses plaidoiries à renvoyer aux faits et au droit, mais Leatherwood ramène l’affaire sur un terrain plus favorable. La presse n’hésite plus cette fois à retranscrire, sans les relever, les différentes irrégularités du procureur.
« “Anarchie” fut le terme utilisé en réponse à l’accusation de maître MacDougall contre le système judiciaire américain, qui ne serait qu’une parodie de justice », rapporte le Tribune pour introduire son compte-rendu. Au sujet de Phoebe Seeley d’abord, Leatherwood s’indigne qu’on puisse mettre en doute la parole d’une femme du pays, dont il est « fier » de reconnaître le dévouement commun. Il se défend ensuite d’avoir pu dire quoi que ce soit de répréhensible à l’égard de l’accusé et se lamente de l’attaque infondée de MacDougall contre des institutions incarnant « nos glorieux concepts de liberté, d’égalité et de justice ».
« Atterré » par cette critique, « qu’elle soit lancée de la barre ou depuis une caisse à savon », allusion aux orateurs de rue, il agite un épouvantail : lorsque de telles idées se répandent, augure-t-il, « alors la liberté fuit nos justes contrées et l’anarchie se met en branle ». Contre cette menace qui sape les fondements de l’État, le procureur appelle les jurés à conforter la « majesté de la loi » et à libérer le pays de ces « parasites de la société qui tuent et volent plutôt que de mener une vie honnête » [1].
Leatherwood a entraîné le jury bien loin de l’épicerie de Morrison et doit quand même un peu évoquer l’affaire. Il récapitule les éléments qui concourraient à établir la culpabilité de Joe Hill puis demande pourquoi, désigné par autant de circonstances accablantes, l’accusé n’a pas pris la parole pour se disculper. Ses avocats avaient pourtant annoncé pouvoir expliquer sa blessure par balle, mais ont fini par reconnaître ne rien savoir. Ressortant son effet favori, le procureur interpelle soudain Joe Hill en le pointant du doigt :
Joseph Hillstrom, si vous étiez innocent, vous auriez raconté comment vous avez été blessé. Pourquoi au nom de Dieu n’avez-vous pas tout raconté pour laver votre nom de cette infamie ? Parce que vous êtes coupable et que vous ne pouvez pas raconter une histoire qui puisse être corroborée. Voilà pourquoi.
« Hillstrom Found Guilty Of Murder Of Morrison », DEN, 27 juin 1914
Le représentant du ministère public et prétendant au Congrès s’assoit sur ses « glorieux concepts » de droit sans jamais être repris par le juge, malgré les protestations des avocats. En particulier, le code de procédure criminelle de l’Utah ordonne que le refus de témoigner de l’accusé « ne peut en aucun cas lui porter préjudice, ni être utilisé contre lui au cours du procès ou de la procédure ». Le dossier de l’accusation n’est pas aussi convaincant s’il faut insister à ce point sur l’absence d’alibi. Mais Leatherwood assène pour conclure que les preuves rassemblées ne laissent aucun doute raisonnable sur la culpabilité de Joe Hill et demande au jury de rendre un verdict en conséquence.
Après une courte pause, le juge transmet aux jurés ses instructions finales, cadre juridique de leurs délibérations : principes de la présomption d’innocence, de la charge de la preuve et du doute raisonnable, critères d’évaluation des témoignages, qualification de la gravité d’un homicide, etc. Dans une de ses vingt-deux consignes, il précise que la question du mobile peut aider à se prononcer mais ne suffit pas à déterminer la culpabilité ou l’innocence. Il donne aussi sa conception élastique des preuves circonstancielles, telle qu’il l’avait annoncée la veille, tout en stipulant bien que le silence de l’accusé ne doit pas être pris en considération.
Ces directives, dont l’exposé aura été plus bref que d’habitude d’après le Tribune, ne sont pas trop contrariantes pour l’accusation. Bien qu’ayant rappelé les jurés à leur responsabilité, MacDougall leur aura suggéré pour sa part qu’il jetait l’éponge, que l’affaire était jugée d’avance et se réglerait devant la Cour suprême. Le jury qui s’isole en fin d’après-midi pour délibérer sait en effet ce qui lui reste à faire, il a de quoi condamner Joe Hill en toute légalité selon le tribunal et se donne un président qui pourra s’occuper d’éventuels cas de conscience.
La plupart des jurés sont négociants, agriculteurs, artisans, salariés plus ou moins qualifiés. La presse avait présenté Joseph Kimball comme un simple « agent immobilier » lors de la sélection du jury et, bien qu’elle rapporte par ailleurs régulièrement ses diverses activités financières, politiques et mondaines, elle n’en dira jamais plus dans sa couverture de l’affaire. Né en 1851, fils de dignitaire mormon, d’abord curé d’une paroisse reculée dont il fut chargé de la colonisation, puis membre du clergé du comté de Cache et président de la Chambre de commerce de Logan, « roi du bétail », délégué à la constituante de 1882 et plusieurs fois élu démocrate du Territoire, Kimball dirigea et reste actionnaire de nombreuses exploitations agricoles et minières de l’État. Il a aussi d’importants intérêts au Mexique, dans la région d’Oaxaca.
Tout ceci, que les avocats de Joe Hill et les journalistes ont omis de relever, n’est pas un mystère et figure dans le Who’s Who local de 1913. Comme le résumera un autre ouvrage sans risquer la flagornerie, Kimball « aura pris une part active dans le développement de l’Utah » et n’est rien moins qu’« un des principaux hommes d’affaires » de la région. Sa désignation par le juge, sa personnalité imposante — il a vingt ans de plus qu’eux — et le cours du procès ont sans doute assez vite convaincu les autres jurés de se couvrir derrière son nom.
Kimball peut être considéré comme un autre représentant de l’État au côté de Leatherwood, lui-même méthodiste et poulain du puissant sénateur républicain et apôtre mormon Reed Smoot. Avec Ritchie, membre de l’Église épiscopale, républicain, compère à la fois de Leatherwood et de Kimball, c’est toute la bonne société de l’Utah, mormons et « gentils », qui trempe dans cette affaire.
Après une bonne collation et une rapide délibération, un premier tour de scrutin condamne l’accusé à l’unanimité, mais la décision finale est remise au lendemain. Les dernières heures du procès ont attiré les foules et, selon le Tribune, la police serait sur les dents car « plus d’une vingtaine d’amis d’Hillstrom, dont un certain nombre d’IWW » se sont attardés dans les couloirs du tribunal en attendant le verdict. Le samedi matin 27 juin, le juge convoque les parties pour le prononcé. Le public afflue, l’accusé entre dans la salle sous bonne escorte — le shérif du comté et ses adjoints ont même bouclé les étages adjacents.
Joe Hill est reconnu coupable d’assassinat. Il serait resté impassible à l’annonce du verdict. Ses amis dans la salle ne sont pas plus démonstratifs. La décision ne s’accompagne d’aucune recommandation de clémence autorisant le juge à commuer la condamnation à la peine de mort en prison à perpétuité. Christensen demande à ce que chacun des jurés confirme publiquement le jugement, puis indique son intention de requérir un nouveau procès et de se pourvoir devant la Cour suprême s’il n’obtient pas gain de cause. La sentence doit être rendue par le juge dans les cinq jours, mais un délai supplémentaire nécessaire à la constitution des minutes du procès fera reporter l’audience. Aucun juré ne souhaite s’exprimer. Joe Hill refuse quant à lui de commenter le verdict, clame son innocence et assure pouvoir la faire reconnaître.
Il n’est pas le seul avec ses soutiens à envisager la suite. Les journaux publient en marge de leurs comptes-rendus la lettre ouverte de Virginia Snow Stephen à sa famille expliquant la raison de son intervention dans l’affaire. Son engagement fait jaser à Salt Lake City, où il est déjà question de l’exclure de toute charge académique.
Des amis socialistes de Salt Lake […] ont fait appel à moi dans un esprit d’équité pour contacter le juge Hilton, l’informer de l’affaire Hillstrom et lui demander conseil. Mon seul soucis dans cette histoire était d’éviter une erreur judiciaire, parce que l’accusé est un homme démuni et, comme il me le fut rapporté, se trouvait sans avocat au cours de l’audience préliminaire.
« Mrs. Stephen Makes Explanation By Wire », SLT, 27 juin 1914
La sentence est rendue le 8 juillet. Joe Hill fait le court déplacement depuis la prison du comté située juste derrière le tribunal accompagné de six adjoints au shérif. Il a le choix entre la corde ou le plomb et répond par un sarcasme qui fera les gros titres et n’arrangera pas sa réputation :
Je choisis les balles […] J’en ai l’habitude. Je me suis déjà fait tiré dessus quelques fois ces derniers temps et je crois pouvoir encore y faire face.
« Hillstrom To Be Shot For Murder Of Grocer », DEN, 28 juin 1914
Le juge a refusé d’ajourner cette audience mais consent à suspendre l’application de la peine jusqu’à l’examen de la requête, repoussé quant à lui au 18 juillet. En pratique, cela signifie que Joe Hill n’est pas aussitôt transféré à la prison d’État et reste à la prison du comté. L’exécution elle-même est fixée au 4 septembre, dans l’enceinte du pénitencier.