Joe Hill quitte San Pedro, son port d’attache californien, à l’été 1913 pour se rendre à Murray, dans la banlieue sud de Salt Lake City en Utah. Il doit y retrouver son ami Otto Appelquist et les frères Ed et John Eselius, partis de leur côté quelques semaines plus tôt. Appelquist partageait depuis un moment la cabane goudronnée de Joe Hill sur le port. Sympathisants IWW rencontrés sur les quais mais originaires de Murray, les frères Eselius avaient quant à eux décidé de retourner en Utah et proposé à Hill et Appelquist de les suivre.
Les wobblies sont tricards à San Pedro depuis la grève des dockers l’été précédent. IWW ou assimilés ne trouvent plus de travail dans ce lointain faubourg portuaire de Los Angeles récemment développé, sur des fonds fédéraux, à la satisfaction des potentats locaux. Joe Hill, qui assura le secrétariat du comité de grève, consacrait désormais l’essentiel de son activité syndicale à la création de ses chansons satiriques, sur sa guitare devant sa cahute au soleil, ou sur le piano à disposition au foyer des marins du révérend Makins. Il est pourtant l’objet d’attentions particulières pour l’anniversaire du mouvement.
Début juin, la police du coin l’a fait coffrer un mois pour vagabondage après avoir tenté de lui coller un braquage sur le dos — la plainte, sans fondement, fut aussitôt retoquée. Dans le même temps, il se coltinait une enquête de l’administration fédérale, transféré à Los Angeles pour l’occasion, échappant cette fois de justesse à l’expulsion des États-Unis, en tant qu’immigré, pour appel à la sédition et pour n’avoir pas pu déclarer son retour du Mexique en 1911. Indésirable à San Pedro, il prend le large à contre-cœur à sa sortie des geôles municipales, après une pause à Los Angeles et dans l’intention semble-t-il de pousser plus tard jusqu’à Chicago.
Il arrive à Salt Lake City, pas avant la mi-août 1913, dans une ville en pleine agitation IWW contre l’interdiction des rassemblements de rue, à la suite de l’attaque d’une manifestation par des miliciens. Le syndicat avait immédiatement appelé à soutien. Peut-être Joe Hill a-t-il appris que les manifestants chantaient son Mr Block, dont les journaux locaux reproduisent les paroles sans mentionner leur auteur, quand les sbires leur sont tombés dessus. Renseigné par la presse wobbly et les frères Eselius, il n’ignore sans doute pas grand chose du contexte de lutte ouvrière, d’activité IWW et de répression croissantes dans la région depuis deux ans.
En juin, pendant qu’il se colletait avec les autorités locales et fédérales en Californie, son syndicat menait une grève bien préparée sur un important chantier ferroviaire de terrassement à Tucker, petite bourgade perdue au centre de l’Utah. Les revendications portaient sur une augmentation des salaires faméliques et l’amélioration de conditions de travail épouvantables — mais notoirement ordinaires pour la région, où se multiplient les accidents mortels. Plus d’une centaine de wobblies furent déportés par train à l’écart du site et plusieurs d’entre eux poursuivis pour « incitation à l’émeute ». Les grévistes obtinrent malgré tout gain de cause dès la fin juin.
Les dirigeants de l’Utah Construction Company, l’entreprise en charge des travaux, premier employeur et pompe à finance de l’État mormon, apprécièrent modérément la « déculottée », comme le formula l’un d’entre eux, qui se jura de débarrasser la région de « tous ces foutus IWW » avant un an. Et c’est un des responsables de la sécurité du site de Tucker, Axel Steele, briseur de grève professionnel et ancien shérif adjoint, qui conduisit l’expédition punitive contre la manifestation IWW du 12 août à Salt Lake dénonçant… la violence des milices patronales.
Propriété d’un grand patron dissident républicain resté hostile à l’emprise de l’Église mormone sur la région, le Salt Lake Tribune, tout en reconnaissant la responsabilité de Steele dans cette affaire, ne se tromperait pas d’adversaire dans son éditorial du 14 août : l’IWW,
menace universelle à la paix civile, menace permanente au bon ordre communautaire dans tout le pays. Où que se trouvent ses partisans, il y a des émeutes et des bagarres. […] Il est tout à fait naturel qu’une organisation en guerre contre le gouvernement suscite la réprobation de loyaux citoyens, provoque des émeutes et l’effusion de sang.
« Personally Conducted Riot », SLT, 14 août 1913
Sept personnes sont poursuivies après la rixe provoquée, toutes wobbly. La violence habituelle de la police et des milices se prolonge dans la répression judiciaire puis la censure, avec l’interdiction des rassemblements de rue privant le syndicat de son moyen d’expression privilégié. Mais l’IWW ne se laisse pas abattre et continue ses activités, sous l’attention désormais vigilante du patronat et de la presse malgré la relative marginalité du syndicat.
Un contexte plutôt familier au wobbly toujours prêt à brûler le dur pour se rendre où ça bouge. S’il ne reste aucune trace de sa participation éventuelle à des actions ou manifestations, on sait que Joe Hill assistera à quelques métingues et, bien sûr, fréquentera le local syndical IWW sur South West Temple Street à Salt Lake City.
Jusqu’à la première semaine de septembre, Hill loge avec Appelquist dans la petite maison familiale bondée des Eselius à Murray. Appelquist travaillait auparavant dans le bâtiment, au nord de la capitale, mais les deux amis se sont trouvé du boulot dans les mines de Silver King à Park City, une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Salt Lake derrière les monts Wasatch, où ils s’installent. Vers la fin novembre, Hill tombe malade au point de passer deux semaines à l’hôpital des mineurs de Park City, puis il se fait raccompagner par Appelquist dans la vallée de Salt Lake, avant la mi-décembre, pour y finir sa convalescence.
Le poète wobbly s’emploie pendant les fêtes à régaler en airs du pays les familles de la nombreuse communauté suédoise de la région, s’accompagnant au piano, excellant au violon. Peu avant Noël, dans un café de Sandy, petite localité au pied des Wasatch, il fait une rencontre improbable : Maria Johanson, une ancienne voisine d’enfance à Gävle, sa ville natale en Suède. Johanson le convie à une soirée chez elle quelques jours plus tard.
Un fâcheux événement a pu gâter à cette période les rapports entre Hill et Appelquist. À son arrivée à Murray, ce dernier s’était lié à Hilda Erickson, domestique à Salt Lake City et nièce des frères Eselius. Cette relation est connue du voisinage et, la veille de Noël, Betty Eselius, la mère d’Hilda, présente même Otto comme son futur gendre à un ami, Olaf Lindegren. Dans sa correspondance avec le chercheur Aubrey Haan trente ans plus tard, exhumée par William Adler en 2011, Erickson expliquera s’être rétractée peu de temps après. Appelquist aurait alors jalousé Joe Hill, qui l’avait déjà chambré devant elle à ce propos. L’incident reste cependant confidentiel et personne ne laisse rien paraître. Hill et Appelquist, qui logeaient en pension à Salt Lake, retournent chez les Eselius le jeudi 8 janvier. Le même jour, ils croisent Maria Johanson qui les invite à une nouvelle soirée le samedi suivant.
Ce samedi 10 janvier 1914, Hill passe la plus grande partie de la journée avec Appelquist à faire de la mécanique sur une moto à Murray. Les deux camarades se séparent dans l’après-midi : Appelquist laisse un mot pour Hill indiquant être parti pour l’attraction de dix-neuf heures trente à l’Empress, une grande salle de spectacle de Salt Lake, avec Hilda Erickson et une de ses amies, Christine Larson. Joe Hill arrive en retard mais tout le monde se retrouve à la sortie, vers vingt-et-une heures.
Autour de vingt-trois heures trente, à Murray, Hill sonne, seul, à la porte du cabinet du docteur McHugh, médecin de la famille Eselius et personnalité socialiste locale qui le croisa dans des meetings. En sang, il explique avoir été blessé dans une querelle à propos de la femme d’un ami, être « autant à blâmer » que lui et ne pas souhaiter en dire plus s’il s’en sort :
J’étais dans le pétrin à cause d’un ami qui croyait que j’avais insulté sa femme. Je l’ai envoyé à terre, mais il s’est relevé, il a sorti une arme et m’a tiré dessus. Je me suis traîné jusqu’ici et j’espère que ce n’est pas trop grave. Parce que ce compagnon qui m’a tiré dessus ne savait pas ce qu’il faisait, je ne veux rien avoir à déclarer à ce sujet. Si j’ai une chance de m’en sortir, tout sera OK entre moi et mon ami.
« Hill Sought Physician Soon After Holdup in Which Two Were killed », Salt Lake Herald-Republican, 14 janvier 1914
La balle a traversé le poumon gauche pour ressortir sous l’omoplate, passant de peu à côté du cœur. La blessure est importante, les vêtements sont gorgés de sang. Pendant qu’il se fait soigner, Hill laisse en évidence sur une table un pistolet dans son étui, qu’il portait à l’épaule. Vers minuit, le docteur Bird, ami de McHugh, de passage au retour d’une visite médicale, se joint à eux. Les médecins considèrent que la blessure ne nécessite pas d’hospitalisation et Joe Hill ne souhaite sans doute pas plus attirer l’attention. Bird le raccompagne en voiture chez les Eselius peu après une heure du matin. Détails qui feront causer, Hill demande au médecin d’éteindre les phares avant d’arriver, puis siffle deux coups brefs pour s’annoncer discrètement.
Appelquist, assoupi sur un lit de camp, est réveillé par les Eselius — qui auraient ignoré sa présence — et laisse sa place. Hill et Appelquist ont ensuite une brève discussion à l’écart, puis ce dernier s’éclipse vers deux heures au prétexte d’aller chercher du travail, en pleine nuit, après avoir confié aux Eselius, en leur demandant de ne pas l’ébruiter, que son ami fut touché au cours d’une dispute à propos d’une femme. Joe Hill aurait quant à lui refusé de leur donner plus d’explications, sinon que l’altercation eut lieu à Salt Lake.
Dans l’après-midi, en visite familiale pour son jour de repos dominical, Hilda Erickson arrache en privé des précisions du blessé, qu’elle révèlera à Aubrey Haan : c’est Appelquist qui lui a tiré dessus, « dans un accès de colère ». Consterné par son geste, celui-ci l’accompagna jusqu’au cabinet du docteur McHugh. Hill aurait également recommandé à Erickson de n’en parler à personne, craignant des poursuites contre son ami et un scandale pour la famille.
Le mardi soir 13 janvier, McHugh passe pour une visite de routine. S’il s’abstenait jusqu’ici de lui donner un sédatif, il administre cette fois une bonne dose de morphine à son patient. Déjà mal en point, Hill est donc en plein coltard lorsque trois policiers surgissent après minuit dans la pièce où il est alité. Alors qu’il doit esquisser un geste, un des flics lui tire dessus. La balle érafle sa poitrine, lui écorche l’épaule et traverse sa main droite. Emmené dans un état semi comateux à la prison du comté, il n’est pas en mesure de répondre à un interrogatoire mais la police lui promet des soins contre des aveux dans une affaire de meurtre. Après avoir répété ne rien savoir, Hill préfère se taire.
Le mercredi matin, le Salt Lake Tribune titre sur une colonne à la une : « Un blessé en garde à vue pour le meurtre de l’épicier ». Le chapeau de l’article déroule :
Joseph Hill, musicien, souffrant d’une blessure par balle à la poitrine, arrêté à Murray pour les meurtres de John Morrison et de son fils commis samedi dernier — Les médecins qui l’ont soigné ont alerté la police — Renfrogné, refuse de déclarer quoi que ce soit — A raconté aux médecins s’être fait tirer dessus dans une dispute à propos d’une habitante de Salt Lake — La police se réjouit de cette arrestation — Une solide chaîne de preuves circonstancielles a été établie.
SLT, 14 janvier 1914
Et un entrefilet en gras indique :
Tôt ce matin, le sergent Ben Siegfus a fait part de sa conviction que Joseph Hill, arrêté pour le meurtre des Morrison, est Frank Z. Wilson, un ancien détenu à la prison d’État. Le signalement de Hill correspond étroitement à celui de Wilson. La police recherchait Wilson depuis les meurtres.
SLT, 14 janvier 1914