Ce samedi soir 10 janvier, autour de dix heures moins le quart, deux hommes masqués de bandanas rouges font irruption dans l’épicerie de John Morrison à Salt Lake City, hurlent « maintenant on te tient ! » et ouvrent le feu sur le propriétaire au pistolet semi-automatique. Arling, dix-sept ans, qui s’est emparé du revolver de son père posé sous le comptoir, est abattu à son tour. Merlin, le cadet, réfugié derrière la porte de la resserre au fond de la boutique, appelle la police après le départ des assaillants, qui n’ont pas touché à la caisse. Arling est déjà mort, l’arme à la main. John Morrison décédera en arrivant à l’hôpital sans avoir pu dire quoi que ce soit sur ses agresseurs.
Les témoins directs, Merlin qui se trouvait dans l’épicerie et quelques voisins ayant aperçu les braqueurs en sortir, décrivent deux hommes assez grands, vêtus de longs pardessus sombres et coiffés de feutres noirs. Certains témoignages suggèrent la présence près de la boutique d’un complice chargé de les couvrir. Un des deux tueurs paraissait tituber dans la rue en se tenant la poitrine. Le fait qu’Arling se soit saisi d’une arme laisse penser qu’il a pu riposter et blesser un des meurtriers. Cette présomption passera pour un fait établi relayé dans toute la presse, bien qu’il n’existe aucun indice matériel concluant sur les lieux ni à proximité [1].
La balle peut-être tirée du revolver de Morrison est introuvable, mais la police en conclut que le tueur blessé l’aurait emportée avec lui. Il n’y a pas d’autres traces de sang dans l’épicerie que celles des victimes. Il en sera cependant découvert dans une ruelle à cent cinquante mètres au sud de la boutique et dans un petit rayon trois kilomètres plus loin dans la même direction. Certaines de ces traces aboutiront à un chien qui s’était blessé en grattant de la glace. Dans le secteur le plus au sud, un agent trouvera par ailleurs deux chargeurs pour 9 mm, dont un parait maculé de sang, sous les cendres d’un foyer récent.
Oran Anderson, un blessé par balle dans un autre braquage, par deux hommes également, affirme-t-il, et à quelques centaines de mètres à l’ouest de l’épicerie est ainsi, lui, soupçonné avant d’être relâché. Ses agresseurs ne semblaient pas correspondre au signalement des assassins des Morrison. Deux autres suspects, C. E. Christensen et Joe Woods, sont arrêtés dans les mêmes parages après une course poursuite à feu nourri le long de voies ferrées, mais rapidement mis hors de cause sans plus d’explications. Ils sont recherchés pour vol dans l’Arizona.
La chasse à l’homme mobilise toute la nuit une quarantaine de policiers, la totalité des effectifs disponibles sur la ville, qui compte une centaine de milliers d’habitants. Les flics contrôlent les trains, font la tournée des foyers et pensions et raflent à tour de bras. Entre vingt-trois heures trente et une heure du matin, ils interpellent un suspect devant l’épicerie de Morrison. Malgré une température en dessous de zéro, l’homme est en bras de chemise et dit faire un tour avant d’aller se coucher. Il affirme s’appeler W. J. Williams, travailler dans un restaurant et loger à l’Armée du salut. Après vérification, ces déclarations se révèlent fausses. Williams clame son innocence puis garde le silence.
Parmi les personnes aussitôt soupçonnées figure Frank Z. Wilson. Braqueur qui purgea une peine de seize mois de prison entre 1911 et 1912, il aurait été aperçu à Salt Lake les jours précédents ainsi que l’après-midi même des assassinats par un de ses anciens matons, alors qu’il n’avait pas été vu depuis des semaines. Il est en outre déjà recherché pour une autre affaire par l’inspecteur Georges Cleveland, qui passe un long moment sur les lieux, dirige les investigations et interroge le voisinage.
Les circonstances du crime et le passé de la victime visée ne laissent guère de doutes sur le mobile : un règlement de comptes. John Morrison l’« imbraquable » était connu à Salt Lake pour avoir spectaculairement repoussé deux hold-up, la première fois en 1903 puis quatre mois seulement avant son assassinat, le 20 septembre 1913. Entre-temps, il servit un peu plus d’un an dans la police, renonçant en 1907, dégouté par la corruption [2]. Morrison déclarait regretter chaque jour cette expérience qui ne lui avait attiré que des ennuis. À un ami, John Hempel, ancien lieutenant de police, il s’était même dit prêt à abandonner toutes ses économies pour la faire oublier.
Les douilles pour 9 mm retrouvées dans l’épicerie sont semblables à celles recueillies après le précédent braquage. Celui-ci ne fut pas tout à fait élucidé et Morrison n’était pas rassuré, convaincu qu’en réalité ses agresseurs en voulaient à sa peau. Il avait confié deux noms à un journaliste du Salt Lake Telegram et à sa femme, « au cas où il [lui] arriverait quelque chose », que celle-ci transmet à la police. Cette première piste est cependant aussitôt écartée. Contrairement à d’autres suspects mis hors de cause qui n’auront pas joui d’autant de discrétion, on ne saura jamais rien de ces personnes. Le Deseret Evening News précisera seulement qu’il s’agissait de « contribuables qui font des affaires dans le quartier ». Contradictoire, Marie Morrison affirmera par la suite ne connaitre aucun ennemi mortel à son mari, qui ne se serait d’ailleurs jamais senti particulièrement en danger.
Le lundi, les soupçons autour des deux principaux suspects publics, Williams et Wilson, se précisent. L’inspecteur Cleveland a découvert sur Williams un foulard ensanglanté qui aurait échappé à une première fouille. D’autre part, James Usher, un conducteur de tramway qui l’aurait embarqué la nuit du meurtre, vers vingt-trois heures trente non loin à l’ouest de l’épicerie, reconnaît Wilson sur une photo d’identité judiciaire. L’homme paraissait souffrant, comme saoul, quand il monta dans la voiture côté sortie, mais plutôt sobre lorsqu’il redescendit peu après.
Les témoignages affluent, sans doute encouragés par la rançon promise la veille au soir par le gouverneur William Spry pour toute information décisive sur l’affaire. La police reconnait que « le signalement des deux bandits est non seulement indéterminé quant au style et à la couleur des vêtements, mais aussi en termes de taille et de poids ». Naturellement, toutes les dépositions ne sont pas rendues publiques aussitôt, sinon partiellement.
Comme il le racontera plusieurs dizaines d’années plus tard, le docteur McHugh aurait pris contact ce lundi avec le responsable de la police de Murray, Fred Peters, une connaissance, après concertation avec le docteur Bird. Ayant appris par la presse les circonstances des assassinats, il a fait le lien avec la blessure de Joe Hill.
Le lendemain, les journaux évoquent l’assurance de la police malgré de vagues avancées et l’abandon de quelques pistes. Un mécanicien qui se rendait à son travail de nuit vers vingt-trois heures trente le 10 janvier, Peter Rhengreen, aurait ainsi remarqué deux hommes à un carrefour, moins de deux kilomètres à l’ouest de l’épicerie. Ceux-ci se séparèrent à son approche et le plus grand d’entre eux s’effondra dans la neige arrivé à sa hauteur. Rhengreen l’observa un moment, perplexe, et reprit son chemin. Le type se releva alors derrière lui et lui emboîta le pas, puis grimpa dans un tramway de passage. Il s’agissait probablement de la personne que James Usher embarqua autour de la même heure au même endroit.
Le Tribune et le Telegram rapportent par ailleurs que Williams aurait finalement été relâché la veille ou ce mardi. Sans plus de précision : la police n’aurait donc rien pour l’envoyer devant un juge au terme de la garde à vue. Le capitaine Carlson responsable de l’enquête prétend cependant que les assassins seront arrêtés sous peu et le Tribune laisse entendre que des suspects sérieux ont été localisés.
McHugh a prévenu Peters que Joe Hill est en possession d’un « gros pistolet automatique » et « pourrait essayer de s’en servir ». Le médecin décide en outre de faire en sorte que son patient « puisse être arrêté sans faire de mal à personne ». Mal informés, les flics se perdent en route et sont un peu nerveux lorsqu’ils arrivent sur place dans la nuit. Les Eselius ne leur causent pourtant aucun problème et les conduisent à la chambre du convalescent. Peters tire illico sur le blessé qui se redresse et le touche gravement à la main droite. La pièce, la maison et les environs sont fouillés, aucune arme n’est retrouvée. Les Eselius sont interrogés et rapportent ce que leur a confié Appelquist avant de partir. Hill est aussitôt emmené, menotté, à la prison du comté et soumis à un chantage aux aveux, à peine conscient et privé de soins, mais il tient bon.
Le médecin qui l’examine plus tard estime que, de bonne constitution, il devrait s’en sortir sauf complications et se remettre alors de ses blessures en quelques semaines.