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L’horreur judiciaire — Chapitre 5

Sortie de route et carambolages

Le juge a déjà levé la séance en fin de journée quand les avocats de la défense lui font une requête inhabituelle : ils souhaitent sans délais ni motif s’entretenir avec leur client dans une pièce privée du tribunal, plus confidentielle que la cellule de la prison. Frank Scott rapportera plus tard que Joe Hill est alors furieux du comportement de ses avocats avec Merlin Morrison. Hill s’attendait à ce qu’ils « mettent en pièce » ce témoignage. Selon lui, Scott et MacDougall auraient prétendu ne pas avoir le droit de mentionner l’audience préliminaire au cours du procès. Scott invoquera pour sa part leur appréhension de l’effet sur le jury d’un interrogatoire inutilement rugueux du fils éploré de la victime — Merlin n’a en effet jamais formellement identifié l’accusé. Mais Joe Hill doute de la volonté de ses avocats à en convaincre les jurés.

Le lendemain, vendredi 19 juin, l’audience s’ouvre sur l’audition d’un biologiste, Herman Harms, chargé de l’analyse du sang découvert dans la ruelle non loin de l’épicerie. D’après le scientifique, l’état de l’échantillon a seulement permis de déterminer qu’il s’agissait du sang d’un mammifère.

Alors que le témoin s’apprête à répondre aux questions de la défense, Joe Hill se lève brusquement et demande la parole. « Tout le tribunal retint son souffle », notera le Telegram alléché, « il allait se passer quelque chose ». Surpris, les avocats se tournent vers leur client qui les écarte et déclare :

Il y a trois procureurs dans ce procès et je vais me débarrasser de deux d’entre eux. M. Scott et M. MacDougall, vous voyez cette porte ? Dehors, vous êtes virés. Et il y a quelque chose que je ne comprends pas…
LE JUGE, l’interrompant — Vous n’êtes pas tenu de détailler quelque grief que ce soit envers vos avocats.
JOE HILL — J’aimerais déclarer que je récuse mes conseils, mes deux avocats. […] Si le tribunal l’autorise, je serai mon propre avocat, et j’interrogerai tous les témoins et je pense pouvoir faire du bon boulot. En ce qui concerne le procureur, je pense qu’on pourra s’entendre ; il a fait la moitié du chemin. Je sais où il en est rendu. […]

Vous pouvez bien amener des seaux de sang [allusion à l’expertise précédente], j’ai l’intention de démontrer beaucoup de choses ici ; je prouverai que ces retranscriptions de l’audience préliminaire, là, ne sont que des grossières falsifications. […] Et je prouverai bien d’autres choses. Je prouverai que je n’étais pas dans ce magasin…

SCU, p. 359-360

C’est le procureur qui le coupe : l’accusé pourra s’exprimer le moment venu. Personne ne réclame l’interruption de séance qui s’impose. Les jurés ne ratent rien de la scène. Consterné, MacDougall rassemble ses papiers sans un mot mais Hill les lui arrache : c’est le dossier de la défense, il lui appartient. Alors que l’avocat, furibond, se dirige vers la sortie, son associé se déclare stupéfait. Il assure n’avoir aucun différend avec son client. Scott et MacDougall suspecteront plus tard une manipulation par un mouton ou l’influence d’un entourage mal avisé.

Le juge Ritchie quant à lui ne suspend pas l’audience aussitôt. Il affirme cependant vouloir s’assurer que l’accusé « sait vraiment ce qu’il dit », mais les avocats sont invités à rester et à procéder comme si de rien n’était. Les débats reprennent dans une pénible confusion, Joe Hill contestant cette décision puis les interventions des avocats avant d’être fermement rappelé à l’ordre, contraint à se rasseoir et à se taire. Il peut toutefois interroger le témoin à son tour, ne pose qu’une seule question, pour savoir qui avait fourni l’échantillon de sang, et se contente sans commentaire de la réponse : les inspecteurs Cleveland et Carstensen.

Scott et MacDougall sont déclarés « amis de la cour » séance tenante au terme de l’audition du biologiste, avec les attributions d’avocats de la défense. Plus obscur et intimidant dans sa version latine, le statut juridique d’amicus curiae permet en effet l’intervention de tiers à la discrétion du tribunal. Ritchie prétend imposer ces avocats contre la volonté mais dans l’intérêt de l’accusé. MacDougall et Scott ne s’y opposent pas. L’expert laisse sa place dans ce chaos à un autre témoin.

Cinq mois après les faits, dirigée par le procureur puis le juge lui-même, Phoebe Seeley décrit avec précision un des deux hommes croisés le 10 janvier au soir près de l’épicerie, quelques minutes avant les meurtres. Et cet homme ressemblerait de manière frappante, trait pour trait, à l’accusé. Leatherwood suggère en particulier la marque de cicatrices sur le visage, séquelles chez Joe Hill du traitement de la tuberculose cutanée qu’il contracta en Suède :

J’aimerais que vous disiez avec vos propres mots, Mme Seeley, ce qui attira votre attention sur le visage de cet homme.
— Eh bien, son visage était vraiment mince ; il avait un nez fin, des narines plutôt larges. Il avait un défaut sur un côté de son visage ou de son cou.
— Sur le visage ou sur le cou ?
— Juste ici sur son visage.
— Que voulez-vous dire par là ? Une cicatrice ?
— Oui, il se pourrait en effet que ce soit une cicatrice.
[…]
— En quoi la taille du défendant est-elle comparable avec celle de l’homme que vous avez croisé et qui s’est tourné vers vous ?
— Très ressemblante.
— En quoi le nez de M. Hillstrom est-il comparable avec celui de l’homme qui vous a fait face ?
— Très ressemblant.
— En quoi les marques, en particulier sur le côté gauche du visage et du cou, que vous pouvez observer maintenant, correspondent-elles à celles de l’homme que vous avez vu ?
— Eh bien, elles ressemblent beaucoup d’après moi à celles de l’homme que j’ai vu.

SCU, p. 349-350

L’identification reste malgré tout évasive, Seeley n’affirme rien et évoque même ensuite des cheveux différents — seul détail corporel déjà mentionné dans sa déposition à la police puis à l’audience préliminaire. Le juge Ritchie prend alors la main pour insister sur la ressemblance, faire dire à Seeley ce qu’elle n’a pas dit et susciter une réponse qui le surprend lui-même :

En quoi M. Hillstrom, tel qu’il est assis ici, est-il comparable en minceur avec l’homme que vous avez vu ce jour-là ?
— Sa minceur est à peu près la même, mais ses cheveux…
— Presque aussi mince, en aviez-vous fini sur cette question ?
— Mais ses cheveux sont complètement différents.
— En quoi la minceur de son corps est-elle comparable avec celle de l’homme vu ce jour-là ?
— Je n’y ai pas fait particulièrement attention.
— Vous n’avez pas prêté particulièrement attention à la minceur du corps, mais la minceur du visage est exactement la même ?
— Exactement la même.
— Vous dites que ses cheveux sont différents ?
— Ses cheveux ont été coupés.
— Quoi ?
— Ses cheveux étaient touffus. L’homme que j’ai vu, ses cheveux étaient longs et vraiment touffus hors de son chapeau.

KUED, Legal Battle, Passages from the Appeal

MacDougall puis Scott tentent bien de s’opposer à la dictée, mais en sont à chaque fois empêchés par leur propre client qui ne comprend pas et conteste toujours leur présence. Leatherwood proteste : il ne se laissera pas berner, l’accusé veut se faire passer pour fou mais l’État produira les meilleurs spécialistes, etc. La mascarade tourne au carnaval et le juge Ritchie se décide enfin à interrompre l’audience, à la demande de Scott. Le juge n’accorde qu’une demi-heure. Le jury se retire. Il est déjà onze heures.

À en croire le Telegram, la police redoute un coup fourré et impose une fouille à l’entrée de la salle d’audience. Joe Hill, Scott et MacDougall s’isolent avec la consigne de décider d’un arrangement. Deux amis de l’accusé, « IWW dit-on » — sans doute Ed Rowan et George Child, président et trésorier du Comité de défense —, sont autorisés à les rejoindre, suivis, une demi-heure plus tard, d’Hilda Erickson. Curieusement, le Tribune la désigne sous deux noms différents dans le même article, d’autres journaux ne mentionnant que le second : Olsen, d’après un des noms de sa mère, Betty Eselius Olsen, veuve Erickson.

L’apparition de la jeune femme « fait sensation » dans une assistance pourtant déjà bien secouée. Le Herald-Republican rapporte que Hill et Erickson « se saluèrent chaleureusement » avant de s’entretenir un moment en aparté. Pour le Tribune, « Hilda Erickson, petite amie présumée d’Hillstrom, pourrait être la femme dont il souhaite protéger la réputation ». Scott affirmera n’en rien savoir, son client se refermant « comme une huitre » à son sujet. MacDougall se serait laissé dire de son côté qu’Erickson, musicienne, aurait composé des chansons avec Joe Hill. D’après le journal, elle aurait joué un rôle important dans la conciliation.

Celle-ci dure en tout trois quarts d’heure, au terme desquels les avocats et Joe Hill déclarent être parvenus à un modus vivendi, faute d’accord, au moins jusqu’à la fin de la matinée. Les avocats interviendront en tant qu’« amis de la cour », chacun son tour, laissant à l’accusé l’opportunité de participer quand il le souhaite.

Le cours du procès reprend où il s’était arrêté, le jury est rappelé, Phoebe Seeley revient à la barre. Transcriptions à l’appui, Scott la confronte à son témoignage en audience préliminaire, où, deux semaines après les faits, elle ne donnait aucune description physionomique et déclarait ne pas pouvoir affirmer que Joe Hill est un des deux hommes croisés la nuit des meurtres. Seeley doit admettre : « Oui, j’ai dit ça. »

Après la pause de midi, la journée offre un dernier rebondissement. Un troisième avocat se présente ainsi, en cours d’audience, pour la défense : Soren Christensen, associé à Salt Lake d’Orrin N. Hilton, du Colorado. Hilton, retenu à Denver par d’autres obligations, délègue Christensen avec pour mission de noter toute anomalie à présenter en pourvoi. Le « juge » Hilton, avocat de la Western Federation of Miners, est bien connu des wobblies depuis l’affaire Haywood, Moyer et Petitbone, où il suppléa Clarence Darrow, et pour avoir tiré d’autres affaires fameuses des organisateurs IWW comme Vincent Saint John ou Joseph Ettor. Mais il est aussi plus connu à Salt Lake pour avoir sauvé en 1912 la peau d’une figure socialiste locale, Alfred Sorenson, bijoutier, accusé de meurtre et acquitté pour légitime défense. Affaire dans laquelle il intervint déjà en rescousse d’un Scott mal embarqué [1].

Le juge Orrin N. Hilton et Virginia Snow (Stephen) Filigno

La personnalité qui entraîna Hilton dans l’affaire Joe Hill suscitera elle-même une nouvelle « sensation ». Virginia Snow Stephen est en effet issue de la meilleure société de l’Utah. Fille de l’ancien président de l’Église mormone Lorenzo Snow, éminente universitaire, socialiste notoire et opposante à la peine de mort, elle fraie par ailleurs discrètement avec des milieux plus libertaires. L’affaire Joe Hill ne lui a pas échappé et ce qu’elle apprit de l’homme, qu’elle n’a pas encore rencontré, suffit à la convaincre de son innocence. En route pour New-York, où elle doit diriger un séminaire estival, Snow Stephen fait une halte à Denver, mandatée par le Comité de défense IWW.

Frank Scott prétendra lui avoir soufflé le nom d’Hilton lorsqu’elle était passée le voir, au plus tard début juin, quand le procès était encore prévu pour le 15. D’autres sources suggéreront Rowan ou Sorenson, amis de Snow Stephen, pour instigateurs mais, s’ils se sont tous les trois concertés, elle n’avait besoin de personne pour y penser et sonda plutôt Scott par convenance. De son côté, Joe Hill comptait bien assurer seul sa défense dans la suite du procès. Sa tentative de récuser ses premiers avocats en pleine audience ne serait donc pas coordonnée à la démarche entreprise à Denver, mais la tournure des événements aura peut-être précipité les choses. L’associé d’Hilton se trouvant disponible à Salt Lake, Hill se sera laissé convaincre de l’engager immédiatement.

Quoi qu’il en soit, l’affaire a subitement pris une autre dimension et les derniers témoins de la journée, des voisines de l’épicerie, passent un peu inaperçus. Margaret Davis croisa deux hommes devant la boutique peu avant les meurtres. Le plus grand des deux paraissait mince et d’une taille comparable à celle de l’accusé. Un des deux hommes, le plus grand mais elle n’en est pas tout à fait sûre, portait une casquette et l’autre un chapeau mou. Lucy Williams aurait pour sa part entendu une plainte et une toux près de chez elle autour de vingt-deux heures. Elle remarqua le lendemain sur un trottoir ce qui ressemblait à un crachat de sang.

Enfin, Vera Hanson déclare avoir vu deux hommes courir dans la rue après les coups de feu et entendu l’un d’eux, paraissant blessé, s’écrier « Oh, Bob ! », ou « Oh, God ! » — le greffier et les journalistes dans la salle d’audience n’ont eux-mêmes pas tous entendu la même chose. Mais c’est la fin d’une journée chargée et les débats sont renvoyés au lendemain.

Portfolio

Soren X. Christensen
Soren X. Christensen
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Notes

[1Outre Hilton et Scott, les affaires Sorenson et Joe Hill partagent d’autres protagonistes qui s’illustrèrent chacun à leur manière. Scott assura la défense du bijoutier pendant l’audience préliminaire mais perdit en court de route son associé, Hanson, tombé pour corruption. Hilton et Christensen furent engagés pour le procès. L’accusation reposait sur les faux témoignages, anéantis par la défense, de deux adjoints au shérif, dont Axel Steele, qui prétendaient avoir assisté aux faits. Steele, par la suite engagé par le patronat de la région, serait envoyé à San Pedro pour alimenter la presse de Salt Lake en ragots sur Joe Hill. L’inspecteur Zeese, qui recueillerait le foulard compromettant dans la chambre de Joe Hill, piégea l’avocat Hanson en acceptant des bakchich dans une autre affaire pour le dénoncer. Il devra répondre de corruption à son tour en 1915 — il couvrait une quinzaine de tripots pour arrondir ses fins de mois. Enfin, but not least, le procureur Leatherwood lui-même fut à l’époque tourné en ridicule en pleine audience par Hilton.

Sources

Les références précises sont indiquées dans le texte.

  • Livres
    • William M. Adler, The Man who Never Died, Bloomsbury, New York, 2011
    • Henry Campbell Black, Law Dictionary, 2nd edition, West Publishing Company, 1910
    • Alexis Buss, Philip S. Foner, The Letters of Joe Hill, Haymarket Books, Chicago, 2015 (Letters)
    • Frank Esshom, Pioneers And Prominent Men Of Utah,
      Utah Pioneers Book Publishing Company, Salt Lake City, 1913
    • Elizabeth Gurley Flynn, Rebel Girl: An Autobiography,
      My First Life (1906-1926)
      , International Publishers, New-york, 1973
    • Philip S. Foner, The Case of Joe Hill, International Publishers, 1965
    • William D. Haywood, The Autobiography of William D. Haywood,
      International Publishers, 1929
    • Huntington Family Association, The Huntington Family In America, 1915
    • Kenneth Lougee, Pie in the Sky, iUniverse, Bloomington, 2011
    • Dean Nolan and Fred Thompson, Joe Hill: IWW Songwriter, IWW, 1979
    • Franklin Rosemont, Joe Hill, Charles H. Kerr Publishing Company, Chicago, 2002.
    • Gibbs Smith, Joe Hill, Gibbs Smith Publisher, Salt Lake City, 1969 [1984]
    • Barrie Stavis, The man who never died: a play about Joe Hill: with notes on Joe Hill and his times, Haven Press, New York, 1954
  • Presse, revues
    • Deseret Evening News, quotidien du soir (DEN)
    • Goodwin’s Weekly, hebdomadaire culturel (Gwn-Wky)
    • Harvard Law Review, Vol. 34, No. 7 (May, 1921)
    • Inter-Mountain Republican, quotidien du matin (IMR)
    • International Socialist Review, mensuel (ISR)
    • New York Times (NYT)
    • Ogden Standard, quotidien du soir (OgdS)
    • Salt Lake Herald-Republican, quotidien du matin (SLHR)
    • Salt Lake Tribune, quotidien du matin (SLT)
    • Salt Lake Evening Telegram, quotidien du soir (SLTgm)
    • Solidarity, hebdomadaire (Sol.)
    • Utah Historical Quaterly (UHQ)

Gwn-Wky, IMR, OgdS, SLHR, SLT, SLTgm : Utah Digital Newspapers
DEN : Archives Google News
ISR, Sol. : Marxists Internet Archive

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