Pour l’heure dans un état lamentable, Hill reçoit au petit matin la visite de Merlin Morrison, conduit devant sa cellule par un journaliste du Herald-Republican. Le journal prétend que le garçon de treize ans aurait identifié le meurtrier de son père. Pour le Tribune, Merlin ne sera pourtant pas aussi catégorique, évoquant seulement des proportions comparables avec l’homme qu’il vit « entrer le premier dans la boutique et tirer sur [son] père ». Hill affirmera plus tard que le garçon aurait aussitôt déclaré en le voyant : « Non, ce n’est pas lui, ceux que j’ai vu étaient plus petits et plus costauds. » Avec la diffusion par la presse de son signalement puis, en une dès le lendemain matin, d’une photo du suspect, hagard et un énorme bandage à la main droite, cette confrontation médiatique compromet d’emblée toute éventuelle séance d’identification par la police.
Interrogé par le shérif du comté après la visite du médecin, Hill a confirmé l’essentiel des déclarations de McHugh et des frères Eselius, mais refuse de donner les circonstances de la dispute à l’origine de sa blessure à la poitrine — personnes impliquées ou lieu de l’altercation. Il reconnait avoir été en possession d’un pistolet chez le docteur McHugh, dont il se serait débarrassé en cours de route vers la maison Eselius. Il aurait enfin affirmé ne pas se trouver avec Appelquist au moment de la querelle et s’être rendu seul en tramway jusqu’au cabinet médical. Mais la police est persuadée qu’Appelquist, son complice présumé, l’accompagna chez le médecin puis se fit confier l’arme chez les Eselius.
Les flics rendent par ailleurs visite à Hilda Erickson, via le mot d’Appelquist du 10 janvier retrouvé dans les affaires de Joe Hill. Ils apprennent à son lieu de travail et domicile que ce dernier « s’intéresse à elle » et l’a déjà fait demander plusieurs fois. Le Tribune qui révèle alors l’information ne précise pas si elle fut elle-même interrogée, mais rapportera bien plus tard qu’elle aurait déclaré à la police ignorer toute implication de Joe Hill dans cette affaire. Les flics ont pu lui faire savoir à cette occasion que Robert Erickson, un de ses propres frères, était mis en cause sur la base de témoignages qui n’avaient pas encore été divulgués.
Frank et Phoebe Seeley rentraient chez eux à pied depuis l’Empress, le soir du 10 janvier, lorsqu’ils croisèrent deux hommes sur le trottoir à quelques dizaines de mètres de l’épicerie de Morrison, vers vingt-et-une heures trente. Marchant de front, les mains dans les poches, aucun des deux hommes ne céda le passage et ils contraignirent les Seeley à se pousser sur la chaussée. De taille moyenne, ils étaient vêtus de manteaux gris clair et sombre, coiffés de feutres noirs, un bandana rouge autour du cou pour au moins l’un d’entre eux, des cheveux touffus et châtain clair débordant du chapeau du plus grand des deux. Un autre témoin, Nellie Mahan, voisine de la boutique, aurait pour sa part vu deux hommes courir dans la rue après les coups de feu, dont un vêtu de gris, suivis d’un troisième se tenant la poitrine et criant « Attends, Bob ! Je suis touché. »
Robert Erickson, dit « Bob », qui loge avec ses deux frères chez les Eselius, est ainsi soupçonné à cause de son prénom et… parce qu’il est habillé en gris clair. Il dispose toutefois d’un alibi solide : il assistait à un spectacle dans un autre théâtre de Salt Lake en compagnie de trois membres de sa famille, un frère et deux oncles, et finit la soirée avec eux dans un bar jusqu’aux alentours de minuit. Ses compagnons de virée confirment ces déclarations, mais la police met en doute son alibi et tarde à le vérifier. Le maintien en garde à vue jette la suspicion sur la famille et sert de moyen de pression pour obtenir des aveux de Joe Hill. Ce nouveau chantage échoue et Bob Erickson sera libéré le lendemain après-midi.
Les flics se disent cependant convaincus qu’au moins trois personnes, peut-être quatre, ont participé aux meurtres : les deux hommes qui ont pénétré dans l’épicerie et un ou deux autres à l’extérieur pour les couvrir. Pour faire bonne mesure, Williams, à peine relâché, est de nouveau interpellé. Du moins est-il resté à disposition de la police, qui savait où le trouver — on n’entendra plus jamais parler de lui, à une curieuse exception près. Par ailleurs, le Telegram précise en forme de démenti officiel dans la soirée qu’« Hillstrom n’est pas Frank Z. Wilson […] et n’avait pas été identifié comme tel ».
Ce mercredi 14 janvier riche en révélations est également le jour des funérailles de John et Arling Morrison. La cérémonie est organisée par l’Order of Ancient United Workmen franc-maçon et mutualiste, dont John Morrison était un membre éminent, ancien maître de la loge locale. Le millier de personnes qui assistent à l’enterrement en début d’après-midi ne peuvent pas ignorer l’arrestation du meurtrier présumé annoncée tôt dans la journée.
Les wobblies non plus, mais ils ne s’en préoccupent pas aussitôt : ils n’ont jamais entendu parler du Joseph Hillstrom des gros titres. C’est après l’avoir reconnu en photo dans les journaux que William Chance, un ami de passage à Salt Lake depuis San Pedro, et Ed Rowan, secrétaire de la section syndicale locale, rendent visite à Joe Hill et lui proposent de l’aider. Mais celui-ci refuse alors « catégoriquement » toute intervention du syndicat dans une affaire personnelle qui d’après lui ne devrait d’ailleurs pas traîner.
Les enquêteurs n’ont en effet aucun indice matériel, aucun témoignage formel, aucun mobile ni aucun lien avec la victime susceptibles de le mêler à cette affaire. Ils estiment néanmoins avoir réuni des éléments suffisants pour lancer des poursuites judiciaires, semblent abandonner toute autre piste et ne pas se soucier de l’alibi. Leur « solide chaîne de preuves circonstancielles » ne tient que par le vague témoignage de Merlin Morrison et la coïncidence entre la blessure par balle de Joe Hill et celle, présumée, d’un des deux tueurs. Différentes traces de sang furent retrouvées dans la direction de Murray et, selon McHugh, Hill a pu parcourir les six kilomètres entre la boutique et le cabinet médical malgré sa blessure. Un des médecins aurait par ailleurs affirmé que le pistolet de Joe Hill était de calibre 9 mm [1].
Quoi qu’il en soit, son état de santé à l’infirmerie de la prison ne permettrait pas de présenter le suspect devant un juge avant plusieurs jours. Les flics s’attachent entre-temps à recueillir d’autres informations à son sujet et sur Appelquist, supposé dangereux et armé, qui reste introuvable et dont la tête est mise à prix sur le territoire national. D’après le Telegram, des « tensions » entre la police de Salt Lake et celle du comté compliqueraient les recherches, objet d’un feuilleton quotidien dans toute la presse. La procédure judiciaire est finalement engagée le 20 janvier, avec le dépôt par le bureau du shérif d’une plainte pour meurtre contre Joe Hill.
Le suspect doit d’abord signifier s’il plaide coupable ou non, avant même l’examen de la recevabilité des charges, pratique courante mais d’ordinaire ultérieure permettant d’expédier la procédure par arrangement en cas de plaider coupable. L’audience se tient le 22 janvier après-midi. Hirsute et débraillé, handicapé par sa main droite toujours grossièrement bandée, chancelant et les yeux mi-clos, Hill ne fait pas bonne impression pour sa première apparition publique. Il a vingt-quatre heures pour annoncer sa décision et peut se faire assister d’un avocat mais déclare d’emblée qu’il plaide non coupable. Satisfait que l’audience préliminaire devant déterminer s’il y a lieu de l’inculper se tienne dès la semaine suivante, il « souhaite en finir le plus tôt possible ».
Son apparente indifférence, qui passera pour de l’arrogance ou de la naïveté, lui vient peut-être de sa récente, brève et unique expérience connue de poursuite criminelle, lorsque la police de San Pedro tenta de lui imputer un vol à main armée. La plainte, sans fondement, fut aussitôt rejetée. Joe Hill avait également su se tirer seul de ses démêlés avec les services de l’immigration. Plutôt que de rester sur ses gardes et de préparer sa défense, il semble ainsi persuadé que cette mauvaise blague à Salt Lake tournera court comme à San Pedro. Il ignore que, le matin même de son audience, le chef de la police locale a reçu une note de son homologue californien.
Reproduit dans les journaux du soir et du lendemain matin, le courrier du commandant J. A. Smith, sans aucun rapport avec l’affaire Morrison, n’est pas un monument d’honnêteté :
J’ai appris par la presse que vous avez arrêté un certain Joe Hillstrom, complice d’Appelquist. Vous tenez la bonne personne. Ils ont braqué un tramway en mai ici à San Pedro et quitté la ville le soir même. Hillstrom est revenu, je l’ai arrêté le 4 juin mais aucun des passagers n’a pu l’identifier […] Hillstrom plaida coupable de vagabondage et passa trente jours à la prison municipale […] Appelquist est bien connu à Seattle et en Alaska. Il s’agit sans aucun doute d’un citoyen indésirable, présent illégalement aux États-Unis. C’est une sorte de musicien, auteur de chansons pour le recueil IWW. […] Ils forment un sale duo.
SLTgm, 22 janvier 1914
Smith confond Hill et Appelquist, ce qui donne une bonne indication sur la valeur de ses informations. Le chef de la police de San Pedro a par ailleurs quelques liens avec Salt Lake City : d’après le Telegram, il est le frère d’un médecin et l’oncle d’un avocat de la ville. Le canevas est néanmoins trop beau pour la presse, qui le brodera sur tous les tons par la suite : Joe Hill serait un truand vagabond membre d’un syndicat félon. Un portrait flatteur — seule sa qualité de hobo wobbly est avérée, ce qui suffit en soi pour faire sa réputation à Salt Lake — mais en la circonstance plutôt encombrant. Les spéculations sur sa prétendue carrière criminelle succèdent aux papiers outrés contre son syndicat depuis des mois dans les journaux, tous aux mains des différents grands patrons de la région, propriétaires de mine et Église mormone.
C’est dans ce contexte médiatique que se tient le 28 janvier l’audience préliminaire d’instruction judiciaire, dont il ne reste que des comptes-rendus indirects, la transcription officielle ayant assez tôt disparu. Joe Hill se présente sans avocat ni témoin en sa faveur. Il n’a pas un sou et reste « convaincu que rien ne pourrait être retenu » contre lui, qu’il n’a qu’à « laisser faire sans poser de question ».
Les articles de presse s’attardent sur le témoignage de Merlin Morrison, qui aurait fait le récit détaillé de la scène du crime, de l’irruption des assassins à leur fuite, décrivant chaque meurtre et la riposte de son frère. Le garçon aurait attesté une morphologie comparable du suspect avec un des deux tueurs. Contredit par Joe Hill, Merlin dément ne lui avoir reconnu aucune ressemblance lors de leur confrontation médiatique du 14 janvier. Malgré les questions orientées du procureur, qui la reprend sur la couleur de cheveux et l’apparence différentes du suspect, Phoebe Seeley admet quant à elle « ne pas pouvoir affirmer » que Joe Hill est un des hommes croisés près de l’épicerie avant les meurtres.
Aucun des deux médecins, McHugh ou Bird, ne se serait « risqué » par ailleurs à estimer plus précisément les « gros » calibres du pistolet de Joe Hill et de la balle qui le blessa. Les témoignages sur un des tueurs s’enfuyant en gémissant auraient varié avec les dépositions initiales et se seraient contredits. Vera Hanson, voisine en vis-à-vis de l’épicerie, aurait entendu un des hommes s’exclamer : « Bob, je suis touché » (« Bob, I’m shot »). Elle prétend avoir identifié la voix du suspect à la prison dès le lendemain des assassinats, alors qu’il fut arrêté trois jours plus tard. Interrogée par Joe Hill sur sa capacité à reconnaître une voix à partir du gémissement de deux ou trois syllabes et dans les circonstances de la soirée du crime, elle admet : « non, je ne le pourrais pas ». Nellie Mahan douterait quant à elle du prénom prononcé — c’était peut-être... « Otto » ! D’après Joe Hill, qui contestera la transcription aujourd’hui disparue, Mahan aurait en réalité déclaré ne rien pouvoir assurer de ce qu’elle avait entendu.
D’autres déclarations, plus fantaisistes, disparaîtront du dossier. Ce qu’il en reste, de vagues témoignages et un bandana rouge retrouvé dans la chambre de Joe Hill à Murray, suffit néanmoins au juge de paix Harry S. Harper pour inculper Joe Hill et le maintenir en détention sans cautionnement — le recours au Grand jury est alors en Utah à l’appréciation du juge. Le procès est prévu pour le deuxième trimestre. Joe Hill risque la peine de mort.
Le Tribune, qui fait le compte-rendu de l’audience en dernière page le lendemain matin, rapporte en pages intérieures l’arrestation à Salt Lake de James Morton, alias James Jordan, alias Frank Z. Wilson, pour le cambriolage d’un wagon de marchandise dans le Nevada voisin. Le Telegram donnera plus de précisions dans son édition du 5 février : Wilson aurait ainsi d’abord été interrogé le 27 janvier à Salt Lake dans le cadre de l’affaire Morrison, puis relâché après avoir « convaincu la police » de son innocence, mais aurait été arrêté de nouveau le lendemain par l’inspecteur Cleveland pour le cambriolage du train, commis le 22 janvier. Wilson, qui a reconnu les faits, est transféré à Elko au Nevada, où il sera jugé devant la cour fédérale compétente.
Âges, tailles, poids et apparences : Frank Z. Wilson — né Magnus Olson — et Joe Hill se ressembleraient à s’y méprendre d’après leurs fiches anthropométriques. Wilson-Olson écumait depuis des mois avec sa bande les voies de chemin de fer entre l’Utah et le Nevada, de braquages en petits larcins. Il était recherché dans ces deux États sous différents pseudonymes, entre autres pour une tentative de meurtre assez sordide sur une prostituée à Elko. Le journaliste du Telegram ignore tous ces détails, mais se montre fasciné par cet « individu vigoureux […] sous étroite surveillance », qui serait déjà mêlé à une embrouille à la prison municipale et suspecté d’un projet d’évasion. De leur côté, quels que soient leur connaissance exacte du personnage ou ce qui a pu les « convaincre » de son innocence dans l’affaire Morrison, alibi ou arrangement quelconque, les flics de Salt Lake ne sont sans doute pas fâchés de l’envoyer se faire pendre ailleurs [2].
Un autre fauteur de troubles, coriace à sa façon mais moins encombrant, est désormais accusé du meurtre de John Morrison. L’affaire se complique pour Joe Hill et parait entendue pour la presse qui ne rend plus compte, par épisodes, que de la recherche d’Appelquist.