« “Hillstrom doit mourir” dit la Haute Cour », titre le Telegram ; « Hillstrom expiera son crime », se félicite le Herald-Republican dans son article. Les journaux ne se soucient pas de l’interprétation très libre des « preuves » par la Cour ou de sa conception incriminante du droit au silence et se contentent de reproduire les conclusions de Straup : éléments recevables et suffisants à étayer le verdict, procédure équitable et régulière, droits de l’accusé préservés malgré lui par la présence imposée de ses propres avocats. La presse n’évoque plus pour seule suite qu’un recours en grâce et le dossier semble clos. L’information est reléguée loin derrière une grosse affaire d’héritage, les célébrations du 4 juillet ou les dernières nouvelles de la guerre en Europe.
Chez les wobblies, la stupeur et la colère sont à la mesure des espoirs permis par la réputation d’Hilton et l’ampleur du soutien. « Nous étions tous débordants de confiance dans la victoire, et cette décision a été un gros coup dur », confiera Rowan. « On a tous été très surpris parce qu’on pensait qu’en tout cas un nouveau procès me serait accordé », écrira un Joe Hill plutôt flegmatique à Sam Murray, ajoutant : « mais comme l’a dit le juge Hilton, le dossier était si pourri qu’il fallait le couvrir d’une manière ou d’une autre ». Le poète wobbly est aussitôt transféré à la prison d’État de Sugar House, à l’écart de la ville, et se trouve d’autant plus isolé.
Les distances ne facilitent pas la concertation entre Salt Lake City, Denver et Chicago, siège du syndicat dont Haywood est désormais le secrétaire général et trésorier. L’échec du pourvoi n’avait pas été envisagé mais les recours juridiques ne sont pas tout à fait épuisés. L’arrêt peut être contesté dans les vingt jours, avant sa remise au greffe de la cour de district entérinant la procédure et autorisant le renouvellement de la sentence et de la date d’exécution. Au delà, Joe Hill pourrait toujours tenter de faire valoir de nouveaux éléments jusqu’au dernier moment. Enfin, s’il n’y a plus rien à attendre de la justice en Utah, un rejet de la révision de l’arrêt permettrait de saisir la Cour suprême fédérale.
Dans une lettre du 7 juillet à Elisabeth Gurley Flynn, à New-York, Joe Hill ne mentionne que cette dernière possibilité, qu’il estime raisonnable d’après ce qu’il a cru comprendre :
Je ne sais pas si quoi que ce soit peut être fait dans cette affaire, je n’ai pas encore eu de nouvelles d’Hilton. Je me suis laissé dire qu’elle pourrait être portée devant la Cour suprême U. S. pour le coût de reproduction des transcriptions […] il ne serait pas nécessaire d’avoir un avocat sur place à Washington D. C. et c’est pourquoi les frais ne seraient pas si importants. Bien sûr ça prendrait deux ou trois ans avant que l’affaire ne soit traitée […] De toute façon ma main droite a été réduite en morceaux à mon arrestation et mon sort importe peu, mais pour tout dire je déteste laisser tomber tant qu’il reste une chance de se battre.
Une semaine plus tard, il relance le syndicat à Salt Lake :
Quelle action appropriée à entreprendre l’organisation envisage-t-elle maintenant ? Ma vie est une goutte d’eau dans l’océan, mais il y a un principe en cause derrière cette affaire ! Et pour être honnête, je ne veux pas me coucher, pas tant qu’il reste une dernière chance de se battre. Je ne connais pas l’avenir, mais je suis prêt à tout.
Le temps presse, la colère monte et les membres de la section locale n’avaient sans doute pas attendu ce courrier pour agir, puisqu’un nouvel appel à soutien, daté du 10 juillet et signé Ed Rowan, Phil Engle et Jas. Wilson, parait en une de Solidarity le 17 juillet :
Vous savez tous désormais que la Cour suprême de l’Utah a confirmé le verdict du procès dans l’affaire du fellow worker Joe Hill, ce qui signifie qu’il sera exécuté dans six semaines environ à moins de faire une requête en révision et de la porter jusqu’à la Cour suprême U.-S.
Nous sommes persuadés que si l’affaire Joe Hill pouvait être jugée en dehors de l’État de l’Utah, devant un juge et un jury impartiaux, les jurés l’acquitteraient sans même avoir à quitter leur banc pour délibérer. […] Maintenant, fellow workers, il n’est pas nécessaire d’entrer à nouveau dans les détails. […] Ce dont nous avons besoin, c’est d’action — et d’action immédiate ! […] Inutile de débattre s’il est possible ou non d’obtenir justice dans un tribunal capitaliste. […] Faites quelque chose et faites-le vite. Organisez des manifestations, collectez des fonds, donnez à l’affaire le plus grand retentissement possible. Souvenez-vous, il n’y a pas de temps à perdre. La loi ne nous laisse que vingt jours pour déposer une demande de révision. Agissez maintenant avant qu’il soit trop tard. Envoyez tous les fonds à Geo Childs, 215 E. First Street, Salt Lake City, Utah.
Le 14 juillet, Joe Hill sollicitait également Hilton :
Bien reçu votre lettre. Je me trouve à la prison d’État où je fus transféré immédiatement après le rendu de la décision. […] Je comprends parfaitement qu’il n’y a qu’un seul problème à considérer maintenant et qu’il est financier. […] Si le pourvoi ne peut pas être mené sans avocat à Washington D. C., alors j’ai bien peur qu’on doive laisser faire — parce que je ne peux pas attendre de mes amis qu’ils s’affament pour me sauver la vie.
J’aimerais bien sûr faire appel, si le coût n’est pas prohibitif ; et s’il y a pourvoi je ne voudrais personne d’autre que vous pour le préparer, parce que j’ai eu mon compte de ces « baveux marrons bidons ». Si vous pouviez nous indiquer le coût approximatif d’un recours devant la Cour suprême des États-Unis, et aussi nous dire si vous pourriez vous en occuper vous-même, depuis votre cabinet à Denver, nous saurions mieux à quoi nous en tenir. […]
Eh bien, M. Hilton, s’il se trouve que tout ceci ne peut être réalisé, je veux vous remercier pour tout ce que vous avez déjà fait pour moi. Et vous pouvez parier jusqu’à votre dernier dollar que je montrerai à cette bande d’imposteurs qui opère ici au nom de la Justice comment un homme doit mourir.
Embarrassé, l’avocat lui répond en deux temps, les 19 et 20 juillet :
Votre lettre du 14 en main et je vous joins celle reçue ce matin d’Haywood, une autre de Rowan et un télégramme de Christensen reçu hier. J’ai répondu à ce dernier par câble hier de ne pas demander la révision s’il l’estime inutile, mais de requérir une commutation de peine auprès du Comité des grâces.
J’en suis arrivé à cette conclusion pour toutes sortes de raisons, principalement parce que le pourvoi à Washington nécessiterait le déplacement, ce qui serait bien sûr onéreux et nous sommes sans fonds. L’ironie de toute cette affaire lamentable est redoublée par la certitude qu’elle ne serait pas allée plus loin que le procès avec une défense correcte.
Je coopérerai en tout avec Haywood et lui ferai un point exhaustif dès aujourd’hui.
Si vous décidez de vous pourvoir devant la Cour suprême des États-Unis, touchez-en un mot à Christensen, qu’il fasse la demande de révision de l’arrêt sans cela nous ne pourrons pas aller plus loin. Mais franchement, je ne crois pas que ça puisse nous valoir quoi que ce soit.
La lecture de vos lettres me bouleverse constamment, et j’admire le courage et la virilité de votre position — parce que les beaux joueurs se font rares.
La seconde lettre n’est pas plus encourageante, Hilton se montre désemparé, ne croyant même pas à l’option qu’il privilégie :
Il ne nous reste rien d’autre puisque nous sommes complètement démunis pour nous engager plus avant dans une autre bataille, et même celle-ci paraît futile puisque le Comité se compose de membres de la Cour suprême, du procureur général et du gouverneur. Ces hommes ont déjà statué contre vous, à l’exception du gouverneur qui a reçu des lettres de menace inconsidérément envoyées par des membres de l’IWW.
Il est particulièrement éprouvant pour moi de décider ce qui serait le plus sage de conseiller et je ne pourrais pas le faire tant que je n’ai pas un retour d’Haywood ; mais il me semble qu’il ne reste que ça, bien que les perspectives ne soient pas engageantes. Essayez de joindre Christensen et de savoir ce qu’il en pense. Il est au fait de toute l’enquête et son expérience du contexte local est supérieure à la mienne. Je lui écrirai également dès aujourd’hui pour lui demander de s’y intéresser afin pour le moins de vous donner son avis.
Votre lettre m’a profondément touché et je tiens à vous faire savoir que ce que me doivent les gars pour mes services n’a aucune importance pour moi, que j’y renoncerais volontiers et à bien plus encore si je pouvais faire quoi que ce soit d’utile contre la monstrueuse injustice qui vous est faite. Si j’en suis incapable, je ne doute pas que vous saurez reconnaître que ce n’est pas à cause d’un manque d’argent dont vous ne disposez pas, ou de conviction sincère en vous en tant qu’homme et dans votre innocence.
À réception, Joe Hill ignore la possibilité d’une commutation de peine et demande aussitôt à Rowan d’arrêter les frais, au sens propre, comme il l’explique à Haywood le 22 juillet :
[…] on ne peut pas se permettre de porter l’affaire devant la Cour suprême U.-S. et j’ai décidé de laisser tomber. J’ai demandé au secrétaire de la section locale et du Comité de défense de ne plus verser un centime à personne, ce qui, bien sûr, mettra automatiquement fin à l’affaire. […] ça ne sert à rien de faire du sentiment là-dessus Bill ; on ne peut pas laisser toute l’organisation se ruiner pour un individu.
Le même jour, il informe ses fellow workers de la section locale avoir prévenu Haywood et Hilton et leur confie son soulagement, « comme si une tonne de plomb s’était retirée de [sa] poitrine ». Il se prépare aux adieux et fait part de sa décision à Flynn deux jours plus tard, estimant que sa vie ne vaut pas plus que celle d’un soldat en Europe — « une vie humaine ne pèse pas lourd cette année », écrira-t-il aussi à Sam Murray — et que « plein de nouveaux rebelles prendront la relève ».
Sans doute vouée à l’échec, la requête en révision devant la Cour suprême d’État aurait au moins permis de gagner du temps, mais aussi de consigner les divagations de l’arrêt et de contester définitivement la légalité de la procédure en Utah, laissant libre la voie de recours devant la Cour suprême fédérale, aussi ardue soit-elle. Cette « sérieuse omission », d’une « regrettable négligence », soulignera Gibbs Smith, affectera la suite et la perception de l’affaire. Christensen était alors le seul à pouvoir agir dans ce court laps de temps. Il ne reste aucune trace quelconque d’un échange sur le sujet entre l’avocat et son client ou ses soutiens.
L’arrêt est transmis le 27 juillet à la cour de district du juge Ritchie, devant lequel Joe Hill est appelé à comparaître dès le lendemain. Les deux parties n’étant pas prêtes, avocats ni procureur, l’audience est reportée au 2 août. Joe Hill apparaît calme et serein dans la salle comble, accompagné de Christensen, flanqué du shérif Corless et du lieutenant de police de Salt Lake. Après lui avoir rappelé le verdict confirmé par la Cour suprême et la peine correspondante, Ritchie lui demande s’il a quelque chose à dire qui s’oppose à ce que la condamnation à mort soit prononcée.
Joe Hill l’interpelle alors sur un vieil incident curieusement négligé jusqu’à présent : « Je voudrais savoir si la cour avait le droit de désigner n’importe qui dans le jury qui devait décider de ma vie ». Ritchie rétorque qu’il n’est pas là pour répondre à des questions et réitère la sienne, mais Joe Hill insiste et se fait plus explicite après que le juge ait déclaré sa réflexion hors de propos :
J’aimerais que le président du jury soit appelé et je prouverai qu’il n’avait jamais été assigné pour mon procès, et que bien d’autres ne l’ont pas été non plus. […] Lui comme d’autres n’ont été choisis que par M. Ritchie et je voudrais savoir si c’est juste.
Ritchie réfute ces « allégations, ou insinuations » : le jury aurait été sélectionné conformément à la loi, à partir des listes dressées par les commissaires aux jury. Puis il enchaîne et demande à Joe Hill s’il avait décidé du moyen de son exécution, pendaison ou fusillade. Ce dernier, « plongé dans ses pensées », ne parait pas avoir entendu la question que Christensen doit lui répéter à l’oreille. « “Je veux être fusillé”, répondit le prisonnier d’une voix forte et ferme », rapportera le Deseret. La date de l’exécution est fixée au 1er octobre. Les journaux ne voient toujours pour dernier espoir qu’une demande de grâce, qui d’après eux serait sérieusement envisagée.