Le juge Straup trafique au moins les témoignages de Merlin Morrison, de McHugh et de Bird et doit cautionner celui de Seeley pour donner un peu de vraisemblance et de liant à la « chaîne de preuves » de l’accusation. La blessure d’un des assaillants dans l’épicerie, sa correspondance avec celle de Joe Hill et la présence de celui-ci près des lieux le soir du crime seraient ainsi établies et pourraient s’articuler schématiquement comme suit.
Merlin ramassa des doigts de son frère Arling l’arme de son père, un revolver de calibre 9 mm duquel auraient été extraites par la suite cinq cartouches et une douille vide. Mais la balle correspondante est restée introuvable et il est d’usage de laisser une chambre vide devant le percuteur d’un revolver. Sans renvoyer à aucune source, Straup prétend que Merlin aurait vu l’arme chargée de six balles plus tôt dans la soirée. Il ne reste aucune trace d’une telle déclaration du garçon dans la presse, qui n’aurait pas manqué de la rapporter. Selon Hilton, qui lui se réfère aux transcriptions aujourd’hui disparues, Merlin aurait seulement témoigné avoir vu son père recharger le revolver le soir du crime. Straup estime cependant que la présomption qu’Arling tira sur les assaillants avec cette arme est suffisamment fondée.
Merlin Morrison dit avoir vu « le plus grand » des deux tueurs tirer sur son père. Suivant divers témoignages supposés convergents, « le plus grand » de deux hommes sortant de l’épicerie après les coups de feu, décrit comme « voûté », les bras sur la poitrine, aux vêtements « ressemblants » à ceux de l’accusé le même soir, paraissait souffrant et se plaignait d’avoir été blessé par balle. Une trace de sang fut retrouvée dans une ruelle au sud de la boutique. Il serait possible d’en déduire que « le plus grand » des deux assaillants, celui qui a tiré sur John Morrison, a été touché par Arling dans l’épicerie [1].
Pour Straup, d’après McHugh et Bird, d’une part le calibre de la balle ayant blessé Joe Hill à la poitrine serait du 9 mm, d’autre part la crosse et le calibre de son arme correspondraient au modèle de pistolet des assassins. Or le juge ne cite ni n’indique aucune transcription à l’appui et il n’existe ici non plus aucune trace de déclarations aussi formelles des médecins dans la presse. Seul Bird aurait vaguement témoigné en ce sens au procès, forcé par le procureur et en contradiction avec ses dépositions précédentes. McHugh s’est quant à lui toujours déclaré incapable d’estimer précisément les calibres ou le type des armes en question.
Acquises au prix d’interprétations abusives et de falsifications de témoignages déjà douteux, ces coïncidences apparentes de blessures et d’armes ne seraient pas plus concluantes si elles étaient authentiques. Elles n’exclueraient pas qu’il pourrait s’agir de la même personne, mais ne suffiraient pas à l’identifier. Ni l’arme de Joe Hill, ni la balle l’ayant blessé n’ont été retrouvées ; rien ni personne n’a pu établir formellement ni seulement motiver sa présence sur les lieux à l’heure du crime.
Straup concède à l’examen des différents témoignages en ce sens qu’en effet les déclarations de Merlin Morrison, de Mahan et d’Hanson en particulier ne suffisent pas à identifier Joe Hill. De ce point de vue, celles-ci relèveraient de l’arrêt opposé par Hilton sur l’insuffisance de la seule estimation d’une taille comparable. Le juge se permet sans doute cette concession parce que le témoignage de Phoebe Seeley, abondamment cité, échapperait en revanche à ce cas de figure : le témoin admet ne pas pouvoir affirmer avoir vu l’accusé, mais sa description est assez précise et concordante pour identifier Joe Hill et le situer près de l’épicerie juste avant les meurtres. Straup en fait même un élément plus probant que si le témoin avait à l’inverse reconnu l’accusé sans l’avoir décrit — alors qu’elle fut ouvertement incitée par le procureur à décrire Joe Hill au procès et qu’elle n’avait jamais donné aucune description approchante de l’assassin présumé.
La corrélation entre la présence de l’accusé près des lieux avant le crime et la correspondance de sa blessure par balle avec celle d’un des assaillants permettrait néanmoins d’en conclure qu’il s’agissait de la même personne. Le président de la Cour suprême considère que le jury pouvait en droit s’appuyer sur ces deux éléments et divers autres, moins graves mais convergents, pour se forger une conviction. Ces preuves « circonstancielles », bien qu’indirectes, seraient recevables et suffisantes à étayer le verdict.
Pourtant, malgré ses propres tripatouillages, le magistrat ne semble pas satisfait de sa démonstration. Comme pour s’en convaincre et trahissant ce qui lui manque, il a recours à deux analogies fallacieuses et grotesques à propos de la blessure de Joe Hill. Sa singularité supposée, son origine inexpliquée, sa correspondance présumée avec celle d’un des assaillants « ressemblant » au requérant et « les efforts » de celui-ci « pour la dissimuler », tout cela en ferait « un signe aussi distinctif » que la perte d’une oreille dans le magasin par un des assassins. Il n’existe évidemment rien de comparable dans cette affaire.
La blessure de Joe Hill, « avec d’autres indices », désignerait également le défendeur « avec la même certitude qu’un objet volé dans l’épicerie et retrouvé en sa possession sans explication » aussitôt après le vol. Une « certitude » discutable et rien d’équivalent non plus en l’occurrence. Straup passe d’ailleurs sous silence les expertises de Beer et de Miller indiquant que la blessure de Joe Hill n’a pas pu être infligée par une balle du revolver de Morrison. Cet argument de la défense ne figure même pas dans la longue liste, qui se veut exhaustive, des différents éléments relevant de la seule autorité du jury.
Quelques lignes plus loin, Straup reprend cette analogie dans un raisonnement circulaire éloquent : la blessure de Joe Hill serait aussi accablante que la possession d’un objet par un homme accusé de l’avoir volé, précisément donc parce qu’il l’aurait eu en sa possession. Cette blessure se suffit à elle-même, le soupçon devient la preuve qui justifie le soupçon. Le magistrat en vient à reconnaître par défaut qu’il n’y a rien d’autre contre Joe Hill. Comme au cours du procès, ce n’est pas un enchaînement de preuves qui démontrerait la culpabilité de Joe Hill, mais la présomption de sa culpabilité, à partir de sa seule blessure par balle, qui transforme en « preuves » de vagues éléments disparates, sans aucun lien établi entre eux, avec les faits ni avec lui.
Quant au témoignage de Seeley, Straup omet de se prononcer, comme le lui demande le pourvoi, sur les réponses soufflées par le procureur, pourtant citées, ou par le juge, purement ignorées. Il ne s’arrête pas plus sur les incohérences et contradictions du témoin, implicitement renvoyées à l’appréciation des jurés. Enfin, il se garde bien de mentionner les conditions de l’audition, la dissociant ainsi du contexte qui a contribué à la fausser et qu’il traite à part : l’épisode incontournable de la désignation des avocats récusés en « amis de la cour », dont la validation est impérative pour sauver la procédure et ce témoignage en particulier.
Occultant notamment l’absence de concertation et la confusion qui s’ensuivit pendant l’interrogatoire de Seeley, l’arrêt déclare la décision du tribunal « tout à fait appropriée », conforme à la fois aux intérêts et à la volonté de l’accusé. L’avis circonstancié de Straup, ses propres citations et commentaires des transcriptions révèlent plutôt un soucis tout relatif pour les « intérêts » de la défense.
Straup souligne ainsi que Ritchie s’opposa par deux fois au départ des avocats, avant de les retenir en tant qu’amici curiae, séance tenante, au terme du témoignage du biologiste Harms, ayant estimé l’accusé dans l’incapacité d’assurer seul sa défense. Joe Hill, qui n’y était pas obligé, n’aurait pas du tout justifié sa décision — « absolument sans raison ». Or il l’indiqua au tout début de son intervention : « il y a trois procureurs dans ce procès », mais le juge l’interrompit quand il sembla vouloir en dire plus : « vous n’êtes pas tenu de détailler quelque grief que ce soit envers vos avocats ».
Comble de l’ironie bafouant le droit de l’accusé à « récuser ses avocats avec ou sans motif » — comme le rappelle Straup solennellement sans jamais rien trouver à redire de la conduite du tribunal — les avocats, le juge et le procureur se permirent ensuite de décider entre eux, devant les jurés, du bien-fondé de cette récusation. « Nous représenterions l’État aussi bien que le procureur. Nous osons croire que la cour n’a pu constater aucun signe en ce sens », s’indignèrent naïvement les avocats. Straup rapporte sans commentaire l’approbation de Ritchie et de Leatherwood : « le tribunal et le procureur répondirent que non ». Ils n’avaient quant à eux jamais eu trop à se plaindre de cette présence inoffensive et caution d’un procès régulier.
Joe Hill affirma pourtant à plusieurs reprises savoir très bien ce qu’il disait et ce qu’il voulait, ce qui permet à Straup d’écarter au passage l’irresponsabilité pénale. Hill contestait également en permanence, jusqu’à l’interruption de séance, la présence et les interventions des avocats : « je vous ai dit de prendre la porte », pendant le contre-interrogatoire du biologiste, « mes avocats semblent s’accrocher coûte que coûte à leur poste », pendant le témoignage de Seeley. Sur le plan formel, Straup estime que Ritchie n’a pas refusé à l’accusé le droit de récuser ses avocats : cette requête lui aurait été implicitement accordée quand le juge nomma Scott et MacDougall amis de la cour.
Enfin, utilisant une qualification dès lors impropre, Straup relève que « les avocats de la défense manifestèrent quelque hésitation à formuler une objection ». Aussi bien à cause des protestations de Joe Hill que par un doute sur les attributions de leur nouveau statut, puisque le juge leur proposa de le leur expliquer, juste avant de suspendre l’audience : « je pense que ce statut devrait être mieux précisé si les avocats ne le comprennent pas ». Ritchie s’avisait un peu tard de leur embarras : le témoignage de Seeley venait d’enfoncer l’accusé selon Straup. Perfide, celui-ci fait d’ailleurs remarquer en passant qu’il aurait été « cruel » de laisser Joe Hill sans assistance au cours de l’audition « si compromettante […] d’un des témoins les plus importants de l’accusation — l’audition de Mme Seeley »…
Ses extraits et commentaires des transcriptions montrent pourtant que la défense était entravée par la présence imposée de ces avocats sans concertation avec l’accusé. La tournure du contre-interrogatoire, après l’interruption de séance enfin réclamée par Scott, suggère qu’une suspension immédiate aurait permis de régler l’incident. Quoi qu’il en soit, les interrogatoires et contre-interrogatoires du chimiste et de Seeley se déroulèrent à chaque fois dans des circonstances différentes et inégales. En tout état de cause, les multiples anomalies procédurales de l’épisode justifieraient sans doute l’annulation du jugement, sans pour autant créer de précédent particulier.
Mais Straup ne trouve aucune contradiction ni préjudice à ce qu’un accusé soit défendu dans de telles conditions par les avocats qu’il vient de récuser. Il renvoit au caractère exceptionnel et imprévisible de la situation pour valider les décisions de Ritchie et son utilisation plutôt singulière de l’amicus curiae, qui n’a en principe qu’une fonction consultative et technique [2]. Le juge est censé veiller à ce que l’accusé soit correctement défendu en toute circonstance. En l’occurrence, ce dernier ne voulait pas d’avocat et n’a jamais réclamé de suspension d’audience pour s’en trouver d’autres. Pour Straup, l’accusé ayant été selon le tribunal incapable d’assurer seul sa défense, Ritchie ne pouvait qu’y suppléer lui-même ou la confier aux avocats récusés, qui n’avaient, toujours du seul point de vue de la cour, jamais fait preuve de déloyauté envers leur client et maîtrisaient plus leur sujet que le juge.
Ce qui apparaît au mieux comme une erreur du tribunal est ainsi interprété par Straup comme un moyen nécessaire et suffisant à garantir une défense correcte à l’accusé. Pour preuve, les avocats ont ensuite pu procéder à un contre-interrogatoire efficace et favorable puisque Seeley reconnut ne pas l’avoir identifié. Cependant, Hill et ces « amis de la cour » avaient enfin pu se concerter et ce contre-interrogatoire ne faisait pas disparaître pour autant les déclarations précédentes de Seeley, dans d’autres circonstances, mais Straup s’abstient bien sûr de le mentionner. Joe Hill ayant par la suite « réengagé » ces avocats, alors même qu’il s’en était trouvé un autre, le juge considère qu’il y eut continuité et que l’accusé n’a jamais été lésé. L’épisode est finalement décrit comme un incident de procédure sans conséquence sur le déroulement du procès.
L’arrêt dédouane donc le tribunal, justifié dans ses prérogatives, et rejette au fond sur l’accusé toute la responsabilité de ce cafouillage et de ses effets. Straup avait auparavant adapté en ce sens son analogie fallacieuse du voleur à propos du droit au silence, donnant à ce sujet implicitement raison à Leatherwood. « Omettre ou refuser de témoigner ne peut en aucun cas être retenu ni utilisé » contre l’accusé, reconnaît-il. Mais ce mutisme excluerait la possibilité de réfuter la conclusion logique découlant, ici, des faits établis aussi sûrement que si un objet volé avait été retrouvé sans explication sur un homme soupçonné de l’avoir dérobé. L’accusé devrait alors assumer les conséquences de son silence.
Straup expédie par ailleurs les deux autres arguments les plus sérieux du pourvoi : l’absence de mobile et les instructions erronées de Ritchie aux jurés sur les preuves circonstancielles. La question du mobile est accessoire, il est indifférent de savoir si le motif était le vol ou la vengeance puisque le crime est avéré : « Rien d’autre qu’un mobile pervers né d’un cœur cruel et dépravé ne peut être imputé à un tel crime, tel qu’il est indiscutablement établi ici. » Enfin, ignorant l’arrêt sur les preuves circonstancielles opposé par Hilton, considérant avoir établi la recevabilité des charges, Straup se contente de rétorquer que Ritchie n’a jamais employé l’expression de « soupçon circonstanciel » reprochée dans le pourvoi et qu’elle ne peut donc pas lui être attribuée.
Il faut deux avis concourants sur trois pour valider une décision, mais les juges Frick et McCarty souscrivent tous les deux aux conclusions du président de la Cour, sans réserve et sans plus dissimuler leurs propres préjugés ni leur agacement à ne pouvoir les fonder sur des faits. Frick postule ainsi la présence de Joe Hill dans l’épicerie et avance, pour preuve de la correspondance entre sa blessure par balle et celle d’un des assaillants, que personne n’aurait rapporté d’autres coups de feu à Salt Lake cette nuit-là — qui n’en a pourtant pas manqué dans les seuls environs du magasin.
McCarty surenchérit sur Straup et fait des témoignages de Seeley, d’Hanson et de Mahan des preuves directes de la présence de Joe Hill sur les lieux du crime. Il déraille enfin complètement en donnant pour mesure de la fiabilité de l’alibi le comportement prétendu suspect de Joe Hill à son arrivée chez les Eselius, « à cette époque repaire de criminels et reconnu comme tel par le défendeur ». McCarty n’indique évidemment aucune source à l’appui de son allégation, dont on ne trouve mention nulle part ailleurs, à moins de juger criminelle la fréquentation des IWW.