Les wobblies ne semblent pourtant pas avoir renoncé à porter l’affaire devant la Cour suprême fédérale, malgré les obstacles juridiques et financiers. Dans son édition d’août, l’International Socialist Review relaie l’appel du 17 juillet et un autre d’Haywood, signé en tant que secrétaire général et trésorier du syndicat : « Condamné à mort — agissez vite ! » Ce dernier texte renvoie néanmoins avec insistance vers le Comité des grâces, en tenant compte des observations et réserves d’Hilton :
La classe exploitante de l’Utah est déterminée à ce que Joe Hill soit exécuté. Notre fellow worker lui est devenu intolérable. Son message de solidarité siffle à ses oreilles.
[…]
La décision de la Haute Cour a maintenant été rendue. L’affaire sera portée devant la Cour suprême des États-Unis. Mais il est nécessaire d’agir entre-temps. Les fellow workers de Joe Hill, ses amis et sympathisants doivent diriger leurs réclamations vers le Comité des grâces de l’Utah. Lettres, télégrammes, pétitions et protestations doivent être adressés à ce Comité.
N’omettez pas d’écrire en particulier au gouverneur Spry du Comité des grâces, le moindre appel à la clémence aura son importance. Vos messages devront être vigoureux et persuasifs, dans un langage correct, mais non menaçants, ce qui ferait plus de mal que de bien. Des pressions économiques seront exercées partout où ce sera possible. Lancez des pétitions.
Faites quelque chose pour sauver la vie de Joe Hill.
Un modèle de pétition au gouverneur est largement diffusé à travers le pays, en plusieurs langues, accompagné d’un appel pressant d’Elizabeth Gurley Flynn récapitulant l’affaire [1]. Le 6 août, Joe Hill accuse réception d’une lettre de Flynn, datée du 25 juillet, l’informant de l’intention du syndicat de se pourvoir devant la Cour suprême : « Très bien Gurley — je n’ai absolument aucune envie d’être un de ces soit-disant martyrs et s’il y a moyen d’aller devant la Cour suprême, c’est bien sûr OK pour moi. » Quelques jours plus tard, le juge Ritchie transmet l’arrêt de mort au shérif Corless, dernier acte judiciaire de la cour de district dans cette affaire. Joe Hill se trouve alors à l’isolement, au prétexte de la tentative d’évasion d’un autre détenu condamné à mort.
Les protestations affluent de nouveau à Salt Lake, sur le bureau du gouverneur Spry. Dans cette masse de courrier, une lettre postée depuis Buffalo dans l’État de New-York, datée du 10 août et signée d’une quinzaine de personnes rapporte le témoignage d’un ami de Joe Hill qui aurait travaillé et logé avec lui à San Pedro, y aurait été mêlé avec lui à une affaire de vol et se souviendrait de « problèmes avec une femme de Salt Lake City » qui seraient à l’origine de la situation actuelle. Bien que cette lettre ne fasse aucune révélation, sa cohérence, certains détails et le prénom de son premier signataire, Otto Guosa, auraient pu attirer l’attention, mais elle restera inaperçue jusqu’à son exhumation par Gibbs Smith cinquante ans plus tard.
En revanche, le Herald-Republican remarque de son côté de « sinistres messages » parmi les lettres rendues publiques. D’après un télégramme de San Francisco, signé par Vanderleith et relayant les volontés d’une « large assemblée », le soutien moral et financier à Joe Hill pourrait ainsi devenir plus « physique » si nécessaire. La liste est longue d’organisations diverses, ouvrières pour la plupart, dans tout le pays, dénonçant une injustice, s’opposant à l’exécution, réclamant la clémence et un nouveau procès. Le journal croit savoir que cette campagne préparerait un recours en grâce.
Mais, dans la soirée, le Deseret et le Telegram annoncent que l’affaire pourrait être portée devant la Cour suprême des États-Unis. Bien que le motif du recours n’ait pas été révélé, le pourvoi se baserait sur l’incident des « amis de la cour ». Hilton arrive à Salt Lake pour faire le point et, le 16 août, Joe Hill reçoit la visite de ses avocats. Si l’hypothèse d’une grâce a pu être abordée, le condamné ne semble pas disposé à s’y résoudre. Il confie ainsi à Flynn deux jours plus tard : « je suppose que ça veut dire qu’ils me laisseront la vie sauve si je les supplie comme il faut », « je préférerais plutôt être enterré mort que vif », « je n’ai jamais léché la main qui tient le fouet et je ne vois pas pourquoi je devrais commencer maintenant ».
Entre-temps, le président de la Commission fédérale aux affaires industrielles, Frank Walsh, avait été sollicité par des personnalités féministes californiennes pour intercéder en faveur de Joe Hill. Walsh fait part le 20 août de sa sympathie personnelle pour la cause, mais se déclare impuissant. Par ailleurs, sa réponse suggère qu’au moins une partie des soutiens du condamné ne croit pas dans un pourvoi devant la Cour suprême :
Vous avez raison d’exclure tout espoir du côté de la Cour suprême des États-Unis. Elle ne s’est jamais saisie d’affaires criminelles passées devant les juridictions d’État respectives. En fait, d’après ses interprétations de différents articles de la Constitution, la possibilité de se pourvoir en cassation devant elle n’existe que sur le papier [2].
La requête en révision n’ayant jamais été déposée en Utah, il est probable que la Cour suprême aurait rejeté la demande de pourvoi, irrecevable, sans même se donner la peine de l’examiner ni avoir à se déclarer incompétente. Dans son édition du 21 août, Solidarity publie un modèle de pétition en six points au Comité des grâces, avec un nouvel argument — « nous avons appris que les jurés n’avaient pas été désignés d’après la procédure habituelle ». Le texte réclame l’annulation de la condamnation à mort et une « clémence élargie ».
C’est dans cette effervescence croissante que Joe Hill s’exprime pour la première fois publiquement hors d’un tribunal sur son affaire. Sa lettre au Salt Lake Telegram est datée du 15 août mais ne sera reçue et publiée en première page qu’une semaine plus tard, le temps de passer par l’administration pénitentiaire. Le journal introduit ce texte comme « le message d’un homme condamné pour lequel il ne semble rester que peu d’espoir ». Joe Hill reprend le récent rappel dans ces colonnes de l’incident de la récusation des avocats, présenté comme le motif supposé d’un pourvoi, pour faire quelques mises au point :
J’avais plusieurs raisons de récuser, ou de tenter de récuser ces avocats. La principale, toutefois, reste qu’ils n’ont jamais essayé de contredire les témoins de l’accusation, échouant complètement à exposer les arguments de la défense.
Comme je leur demandai pourquoi ils ne se servaient pas des transcriptions de l’audience préliminaire pour confronter les témoins à leur déclarations précédentes, ils m’affirmèrent piteusement que l’audience préliminaire n’avait rien à voir avec le procès et qu’ils n’avaient pas le droit d’utiliser ces documents.
[…] J’en tirai la conclusion que Scott et MacDougall n’avaient aucune intention de me défendre et je fis ce que n’importe qui d’autre aurait fait : je me levai et leur montrai la porte. Mais, à ma grande surprise, je découvris que le juge avait le pouvoir de m’imposer ces avocats, en dépit de toutes mes protestations.
La seule chose qui compte quoi qu’il en soit est la suivante : je n’ai pas tué Morrison et ne sais rien de cette affaire.
Il fut, comme tous les faits le démontrent, tué par vengeance et je ne me trouvais pas dans cette ville depuis assez longtemps pour m’y faire des ennemis. Quand j’ai été arrêté, je revenais à peine de Park City où je travaillais à la mine. Considérant la notoriété de M. Morrison, il fallait un « bouc émissaire » et le soussigné n’étant, pensaient-ils, qu’un vagabond sans attaches, un suédois et, pire encore, un IWW, il n’avait de toute façon pas le droit de vivre et fut dès lors désigné « bouc émissaire ».
Certains membres du jury, dont son président, n’ont jamais été assignés pour cette affaire. Il y a des vices de procédure et des parjures implorant pardon au ciel, et je sais que, d’après les lois de ce pays, j’ai droit à un nouveau procès, et le fait que la Cour suprême me le refuse démontre que la belle formule de l’« égalité devant la loi » est vide de sens à Salt Lake City.
[…]
En dépit des portraits hideux et de toutes les choses horribles racontées ou imprimées à mon sujet, je n’ai été arrêté qu’une seule fois dans ma vie et c’était à San Pedro, en Californie. À l’époque de la grève des dockers j’étais secrétaire du comité de grève et j’imagine avoir été un peu trop actif au goût du bourgmestre, qui m’arrêta et m’envoya trente jours à la prison municipale pour « vagabondage » — et voici l’intégralité de mon « casier judiciaire ».
J’ai travaillé dur pour gagner ma vie, j’ai payé pour tout ce dont j’avais besoin et mon temps libre je le passe à peindre, à écrire des chansons et à composer de la musique.
Maintenant, si le peuple de l’État de l’Utah veut m’abattre sans me laisser une chance de me défendre, amenez votre peloton d’exécution — je suis prêt.
J’aurai vécu en artiste et je mourrai en artiste.
Cette première prise de parole publique sera malheureusement parasitée par la réplique désastreuse de Scott. L’avocat se défend le surlendemain de ne pas avoir confronté les témoins de l’accusation, évoquant l’efficacité du contre-interrogatoire de Seeley, relevée et « soulignée » par la Cour suprême de l’Utah. Le président du jury lui aurait assuré que la défense était si bien menée jusqu’à la tentative de récusation qu’elle faisait pencher les jurés pour l’acquittement. Surtout, même s’il affirme croire en son innocence, Scott reproche à Joe Hill de ne pas avoir témoigné, prétend qu’il couvre Appelquist — « sans doute » un des braqueurs — et que charger son ami est sa dernière chance de s’en sortir.
McDougall répondra lui-même à Scott, blâmant cette façon « intempestive, indécente et non professionnelle, à [son] insu et sans [son] consentement », de « se plaindre futilement » alors que leur ancien client se bat pour la vie. Mais il détourne lui aussi l’attention des déclarations de Joe Hill vers cette embrouille d’avocats.
L’affaire n’est cependant plus tant judiciaire et locale que politique et nationale. Un soutien de poids, qui contribuera à l’élargir encore, se manifeste dans l’American Socialist du 28 août. Eugene Debs l’avait annoncé une semaine plus tôt dans une lettre à Flynn, y joignant également de l’argent et une copie de son message au gouverneur Spry, dont le Comité de soutien pourra « disposer comme bon lui semble ». Son « bref appel » à la solidarité publié dans l’hebdomadaire du parti, destiné à être relayé par toute la presse socialiste, résume l’affaire et fait un portrait affectueux du poète wobbly :
Joe Hill, déclaré coupable d’un meurtre qu’il n’a pas commis, est condamné à être fusillé en octobre à Salt Lake City en Utah. […] S’il est bien une version IWW du « citoyen indésirable », ce n’est certainement pas un meurtrier.
Joe Hill est d’un tempérament poétique, auteur de chansons ouvrières d’un grand mérite ; il est d’une nature sensible, bienveillante et généreuse et parfaitement incapable de commettre le crime dont il est accusé. […]
Que quiconque souhaitant l’aider […] requière auprès du gouverneur la grâce de Joe Hill. […] L’argent est également nécessaire, chacun d’entre nous devrait envoyer son pécule et contribuer par tout autre moyen possible à sauver la vie de notre frère à tous dans la lutte ouvrière.
Le lendemain de la parution de l’American Socialist, le Tribune rapporte qu’Hilda Erickson a réclamé en vain, à plusieurs reprises, un permis de visite au pénitencier. Le journal rappelle que le nom de la jeune femme est connu depuis le tout début de l’affaire et dans quelles circonstances. Joe Hill est retourné à l’isolement au cachot et seuls ses avocats peuvent le voir. D’après les autorités, il pourrait profiter d’une nouvelle tentative d’évasion, par le même détenu [3], pour s’enfuir. La durée de son isolement doit courir jusqu’à la prochaine session du Comité des grâces, le 18 septembre. Sa demande de commutation sera datée du 1er septembre.