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L’horreur judiciaire — Chapitre 11

« Assassinat judiciaire » d’un bouc émissaire

Le pourvoi reprend les principaux arguments légaux invoqués au procès et en appel : motifs insuffisants à poursuivre et violations des droits de l’accusé. « Aucune affaire présentée devant cette cour ces dernières années n’est aussi dépourvue des éléments de preuve essentiels et propres à soutenir une condamnation », est-il assené en exergue du dossier. Le juge Ritchie se serait fourvoyé en rejetant les objections appropriées puis la requête d’acquittement formulées par la défense, égarant pour finir les jurés par ses instructions erronées sur la nature d’une chaîne de preuves circonstancielles, faisant passer de « purs soupçons » pour des preuves.

Le dossier de l’accusation est décrit comme un montage incohérent de présomptions inconsistantes. Pas une des preuves alléguées par l’accusation ne serait légalement constituée : aucun témoignage, aucun élément matériel ni aucune des circonstances du crime, avérées ou présumées, n’établissaient formellement, à eux seuls ou par recoupement, un rapport quelconque entre l’accusé, sa blessure par balle en particulier, et les faits commis. Le recours insiste sur le défaut d’identification, opposant aux descriptions physiques des divergences et un arrêt récent de la même cour excluant la seule estimation d’une taille comparable. Le témoignage auriculaire d’Hanson ne respecterait pas plus les critères de ce type de preuve, qui requiert lui aussi des détails distinctifs.

Le témoignage de Phoebe Seeley, contradictoire et « désinvolte », n’aurait quant à lui jamais dû être admis par le tribunal. L’irrégularité flagrante de l’interrogatoire et de son contexte fut en partie dénoncée au procès par un des « amis de la cour ». Les questions du procureur et du juge, partiales et orientées, suggéraient ses réponses au témoin. L’accusé se trouvait alors formellement sans avocat, il n’avait pas eu l’opportunité de s’en trouver d’autre et sa défense ne pouvait être correctement assurée, ce qui constitue en soi le second argument substantiel soulevé dans le pourvoi : la violation du droit constitutionnel de l’accusé, inscrit dans le code de procédure criminelle de l’Utah, à « comparaître et se défendre en personne et avec un conseil ».

Les autres irrégularités relevées se rapportent à l’ensemble de la procédure, depuis l’arrestation de Joe Hill et les pressions exercées sur Betty Eselius, en passant par les arbitrages à sens unique de la cour, notamment l’exclusion du témoignage de Downing, et différentes conditions de comparution contestables. Le pourvoi n’évoque pas les circonstances de la désignation de Kimball, mais épingle les déclarations préjudiciables du juge sur la méthode de sélection du jury par les avocats de la défense. Il s’attaque également aux écarts de conduite accusatoire du procureur. L’absence de mobile invoqué est par ailleurs soulevée comme une question de droit déterminante, en regard du défaut de preuves.

Cour de cassation, la Cour suprême ne peut se prononcer que sur la légalité de la procédure et le pourvoi ne manque pas d’éléments en la matière. Mais il sera reproché à Hilton, qui prend seul la parole à l’audience et se pose en intervenant neutre et objectif, de méconnaître les compétences de la Cour, d’avoir voulu refaire le procès et de s’être adressé aux juges comme à des jurés. Car l’avocat ne se contente pas d’arguments juridiques pour les dissuader de cautionner ce qu’il désigne comme une procédure abusive, invraisemblable et indigne.

Il leur incombe ainsi d’après lui de « connaître avec une certitude morale […] l’identité de l’auteur des faits et de l’associer au crime sans aucun doute raisonnable ». Or, non seulement l’État n’a pu produire aucune preuve directe ou indirecte de la participation de l’accusé aux faits commis, mais les éléments établis par la défense sont en contradiction avec les circonstances du crime. Tout indiquait un règlement de compte, mobile jamais abordé et sans aucun rapport avec l’accusé. Les faits ne cadrent pas plus avec la personnalité du requérant, qu’Hilton présente au début de sa plaidoirie comme un homme honnête, intelligent et cultivé, sans le moindre antécédent criminel ni aucun vice connu — « pas même de tabac »

Ce simulacre de justice ne fut pour Hilton qu’un exutoire à la vindicte populaire, aussi arbitraire, cruel et sacrilège que le crime qu’il prétendait condamner et prévenir, une double injustice ajoutant au meurtre irrésolu un « assassinat judiciaire » — « parce que condamner et exécuter un innocent brise délibérément le commandement “tu ne tueras point” ». Après les avoir exhorté à ne pas se faire en quelque sorte les complices d’un tel crime, puis à se considérer comme des jurés, l’avocat demande aux juges de se mettre à la place du requérant et les appelle à casser un jugement qu’ils n’accepteraient jamais pour eux-mêmes ou leurs proches. Entériner cette procédure, prévient-il pour finir, ce serait miner la légitimité de la loi, « l’entraînant vers ce chaos régnant aujourd’hui parmi les grandes nations d’Europe, où les engagements les plus solennels ne sont désormais que de simples bouts de papier ».

Hilton a plaidé toute la matinée et c’est l’assistant Higgins qui présente les arguments de l’État, plus laconiques, dans l’après-midi. S’il est admis que les preuves doivent se conformer aux critères établis par la loi, les charges sont considérées suffisantes en l’occurrence pour avoir été soumises au jury et ne laisseraient pas de doute sur l’identité de l’auteur des faits. La requête d’acquittement, en réalité demande de classement sans suite, formellement incorrecte, devrait d’ailleurs être frappée de nullité. À propos de l’épisode de la récusation des avocats, l’État observe seulement que rien n’interdit à l’accusé de renoncer à son droit à un avocat et de se défendre seul. Enfin, l’appréciation du mobile du crime ne relèverait que de la seule compétence du jury.

Plaidoirie d’Orrin Hilton, dossier de pourvoi

Le Herald-Republican et le Deseret s’attarderont dans leurs comptes-rendus sur l’incident des « amis de la cour » et sa réprobation par Hilton. « Charge contre le tribunal », titre le Herald, les deux journaux rapportant la formule déjà utilisée en appel par Christensen, à propos du maintien par le juge des avocats récusés : « inouï et scandaleux ». Le Deseret, plus factuel, récapitule les arguments du pourvoi, en particulier sur la valeur des preuves, sans trop entrer dans les détails, ainsi que les critiques contre le procureur Leatherwood, « blâmé par Hilton pour avoir “insinué les réponses dans la bouche des témoins” » et pour avoir « failli » dans son devoir de protéger les droits de l’accusé en contrepartie du pouvoir de le poursuivre.

« Nous attendons le jugement avec anxiété, et nous espérons pouvoir envoyer de bonnes nouvelles à Solidarity d’ici peu » : Ed Rowan ne cache pas son optimisme aux lecteurs de l’hebdomadaire. Hilton rapportera plus tard que les réactions des juges aux plaidoiries et à l’exposition des pièces l’en auraient convaincu, la Cour annulerait la procédure et ordonnerait un nouveau procès. Joe Hill fait part de la confiance de son avocat à Sam Murray, dans son style ironique habituel : « d’après le juge Hilton, tout s’est bien passé. Il se dit certain d’obtenir la cassation, auquel cas un nouveau procès serait vain, puisqu’il n’y aura rien à juger si je peux disposer d’un avocat qui me défende. »

Hilton l’admettait lui-même au début de sa plaidoirie, pour en faire une garantie d’objectivité, il n’a pas assisté au procès et ne pouvait pas en restituer l’« atmosphère ». Il connaît cependant le milieu judiciaire local pour y avoir déjà plaidé, avec Christensen, qui exerce lui en Utah et qui participa au procès. De leur côté, aucun wobbly ne peut douter qu’une blessure par balle inexpliquée suffit, en Utah ou ailleurs, à envoyer devant le peloton d’exécution un travailleur immigré vagabond membre d’un syndicat révolutionnaire. La décision de la Cour suprême se joue toutefois désormais dans un relatif rapport de force : la présence d’Hilton comme les soutiens divers, grâce à leur mobilisation, leur laissent quelques sérieuses raisons d’espérer.

Du seul point de vue formel, l’indigence de la procédure sera plus tard communément reconnue, mais souvent attribuée à un cadre juridique et social archaïque ainsi qu’à l’incompétence des premiers avocats au procès. Néanmoins, si sa décision résultera en partie de son bon vouloir et de considérations politiques, la Cour suprême doit tout de même se prononcer sur des arguments fondés sur la législation locale de l’époque. Il lui faut en particulier statuer sur la conformité de la chaîne de preuves circonstancielles et démêler l’imbroglio de la désignation, séance tenante, d’avocats récusés par l’accusé en amici curiae chargés de le défendre.

L’arrêt est rendu le 3 juillet, un samedi, veille de fête nationale, rédigé par le président de la Cour, Daniel N. Straup, et ratifié par les juges associés Joseph E. Frick et William M. McCarty. Respectivement unitarien et congrégationalistes, tous trois républicains, les juges de la Cour suprême peuvent se croiser chez les Knights of Pythias, entre autres fraternités mondaines dont ils sont membres. Le grand monde est tout petit en Utah et McCarty a pour sa part sans doute eu l’occasion de discuter de l’affaire avec le juge Ritchie ou le procureur Leatherwood à la loge Elks. La procédure est validée par une lecture complaisante et de vilains mensonges.

D’après le code de procédure criminelle et la jurisprudence de l’Utah, une « chaîne de preuves circonstancielles » doit être « complète, ininterrompue et établie au delà du doute raisonnable », comme chacun des liens qui la compose, « faits et circonstances » qui ne doivent par ailleurs pouvoir s’expliquer « par aucune autre hypothèse que la culpabilité de l’accusé ». À ce sujet, sous la plume du juge Straup, l’arrêt brocarde l’alibi de Joe Hill, une « querelle survenue dans un lieu inconnu, avec un homme inconnu, à propos d’une femme inconnue ». Tous les arguments de la défense sont considérés insuffisants à réfuter formellement les charges et sont déclarés du seul ressort du jury. Les juges se montrent au passage insensibles aux injonctions morales d’Hilton les appelant à se prononcer sur l’affaire en conscience.

« Nous demander de nous placer dans le box des jurés […] c’est nous demander d’ignorer la loi et d’usurper une fonction qui n’est pas la nôtre. » Straup rejette en effet sans scrupule cet aspect du pourvoi en même temps que les éléments de la défense. Il ergote par exemple longuement sur l’écart entre les cicatrices de Joe Hill et les trous correspondants dans son manteau, pour en conclure que d’autres hypothèses que celle d’avoir eu les mains en l’air lorsqu’il s’est fait tirer dessus étaient tout aussi recevables par les jurés. Le même type de raisonnement est appliqué aux différents témoignages d’Usher, de Rhengreen ou de Miller, comme à la balle introuvable présumée tirée par Arling Morrison : « Il est évident que tout cela était pour le jury. »

Que l’hypothèse de la culpabilité ne soit exclue par aucun élément de la défense ne suffisait évidemment pas pour autant à la soumettre aux jurés. Le dossier du procureur Leatherwood comptait bien deux présomptions établies contre Joe Hill, sa blessure par balle et la possession d’une arme le soir du crime, mais sans aucun lien avéré avec les faits. En juriste zélé qui doit sauver les apparences, Straup s’efforce donc de bricoler, à partir des chaînons en toc de l’accusation, les « solides maillons » qui lui assureraient un semblant de consistance logique et légale suffisante à incriminer Joe Hill.


Sources

Les références précises sont indiquées dans le texte.

  • Livres
    • William M. Adler, The Man who Never Died, Bloomsbury, New York, 2011
    • Henry Campbell Black, Law Dictionary, 2nd edition, West Publishing Company, 1910
    • Alexis Buss, Philip S. Foner, The Letters of Joe Hill, Haymarket Books, Chicago, 2015 (Letters)
    • Frank Esshom, Pioneers And Prominent Men Of Utah,
      Utah Pioneers Book Publishing Company, Salt Lake City, 1913
    • Elizabeth Gurley Flynn, Rebel Girl: An Autobiography,
      My First Life (1906-1926)
      , International Publishers, New-york, 1973
    • Philip S. Foner, The Case of Joe Hill, International Publishers, 1965
    • William D. Haywood, The Autobiography of William D. Haywood,
      International Publishers, 1929
    • Huntington Family Association, The Huntington Family In America, 1915
    • Kenneth Lougee, Pie in the Sky, iUniverse, Bloomington, 2011
    • Dean Nolan and Fred Thompson, Joe Hill: IWW Songwriter, IWW, 1979
    • Franklin Rosemont, Joe Hill, Charles H. Kerr Publishing Company, Chicago, 2002.
    • Gibbs Smith, Joe Hill, Gibbs Smith Publisher, Salt Lake City, 1969 [1984]
    • Barrie Stavis, The man who never died: a play about Joe Hill: with notes on Joe Hill and his times, Haven Press, New York, 1954
  • Presse, revues
    • Deseret Evening News, quotidien du soir (DEN)
    • Goodwin’s Weekly, hebdomadaire culturel (Gwn-Wky)
    • Harvard Law Review, Vol. 34, No. 7 (May, 1921)
    • Inter-Mountain Republican, quotidien du matin (IMR)
    • International Socialist Review, mensuel (ISR)
    • New York Times (NYT)
    • Ogden Standard, quotidien du soir (OgdS)
    • Salt Lake Herald-Republican, quotidien du matin (SLHR)
    • Salt Lake Tribune, quotidien du matin (SLT)
    • Salt Lake Evening Telegram, quotidien du soir (SLTgm)
    • Solidarity, hebdomadaire (Sol.)
    • Utah Historical Quaterly (UHQ)

Gwn-Wky, IMR, OgdS, SLHR, SLT, SLTgm : Utah Digital Newspapers
DEN : Archives Google News
ISR, Sol. : Marxists Internet Archive

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