Joe Hill s’est donc une nouvelle fois conformé à la « règle de la majorité », comme il avait pu le formuler à Sam Murray le 12 août, non sans gratitude alors, quand les wobblies envisageaient encore, malgré lui, de porter l’affaire à Washington. « Mes avocats m’ont demandé de les laisser s’occuper de tout et c’est plutôt agréable pour moi, d’avoir quelqu’un qui se charge du mouron à ma place », écrit-il même début septembre. Ce qu’il considère comme une affaire personnelle, dont il voulait se « débrouiller seul » mais qui lui a toujours échappé, a pris des proportions inattendues.
Le 4 septembre, après avoir franchi le Pacifique et la censure, parvient au gouverneur Spry une lettre de revendication, datée du 13 juillet et signée d’une dizaine d’organisations syndicales australiennes, annonçant « un strict boycott de tous les produits américains » jusqu’à la libération de Joe Hill. Bien qu’aucun effet ne semble s’être fait sentir, le Deseret se fend deux jours plus tard d’un court éditorial qui se veut rassurant. Ne retenant des signataires, qui représentent tout de même une trentaine de milliers d’ouvriers, que le premier d’entre eux, l’IWW océanien, le journal de l’Église mormone estime en substance que les industriels du pays n’auraient rien à craindre de tels va-nu-pieds.
Plus proche et peut-être préoccupant pour eux, c’est l’ensemble du mouvement ouvrier aux États-Unis qui se mobilise derrière Joe Hill. La base et des sections locales de syndicats de l’American Federation of Labor sont engagées dans la campagne. Une grande manifestation de soutien se déroule ainsi à Seattle le 10 septembre, organisée par le Central Labor Council contrôlé par l’AFL. Le Times de Seattle souligne qu’en dépit de profonds désaccords par ailleurs, les différents participants, AFL, socialistes et IWW ont « unanimement condamné l’injustice apparente faite à Hillstrom et demandé au gouverneur de l’Utah de surseoir à l’exécution et de garantir un nouveau et juste procès ».
L’Appeal to Reason, qui tire à plus d’un demi-million d’exemplaires et passe pour la publication socialiste la plus diffusée dans le pays, apporte son soutien au poète wobbly dans son édition du 11 septembre et fustige « un cas flagrant d’injustice abjecte », une « farce de procès » — contribuant au passage et à sa mesure à la propagation du mythe d’un Joe Hill « meneur notoire de grèves locales ». L’hebdomadaire reproduira dans son édition suivante la lettre au Salt Lake Telegram, « protestation convaincante contre une condamnation inique », et lancera : « Battez-vous maintenant pour Joe Hill, pour vous-même et pour la classe ouvrière toute entière ».
En Utah, la section du parti socialiste adopte le 14 septembre à l’unanimité une résolution demandant la grâce complète de Joe Hill, pour trois raisons : par opposition à la peine de mort ; parce que les éléments ayant conduit à la condamnation ne sont que circonstanciels et ne peuvent pas justifier la privation de la vie ni de la liberté ; parce que des préjugés à l’encontre du condamné en tant qu’étranger et membre d’une organisation « impopulaire et incomprise » ont entravé ses droits. Bien qu’attendue et plutôt anecdotique de la part d’une formation politique marginale, cette résolution officialise son soutien. En revanche, IWW excepté, les organisations syndicales de la région, essentiellement corporatistes, se font toujours aussi discrètes.
Lui-même socialiste, Paul Jones n’en est pas moins l’évêque de l’Église épiscopale en Utah et sa prise de position comme le ton de sa pétition auraient quant à eux « considérablement ébranlé » un membre éminent du conseil paroissial de la cathédrale St Marc — le juge Morris L. Ritchie. La condamnation n’étant basée que sur des preuves circonstancielles, aucun mobile ni aucun lien entre la victime et le condamné n’ayant été établis, il resterait trop de doutes contredisant le principe de la présomption d’innocence fondé sur « le caractère sacré de la vie humaine ». Infliger la peine de mort à Joe Hill pourrait alors
conduire un jour à qualifier l’État de l’Utah d’assassin de cet homme plutôt que de dispensateur de la justice, à entacher ainsi l’honneur de notre État et à devenir un poids sur les consciences de nos administrateurs de la justice.
Jones - Utah Board of Pardon, n. d., Uh.gov
Une autre personnalité institutionnelle locale se prononce contre la condamnation à mort de Joe Hill, tout en s’opposant à l’IWW, un élu « démocrate et progressiste » du comté de Salt Lake à la chambre des représentants de l’Utah, Emil S. Lund. Mais les protestations arrivent également de la part de simples administrés sur le bureau du gouverneur, exprimant parfois leur honte ou leur colère de pouvoir être associés à une telle injustice. Constatant l’étendue et la variété des réactions, le Telegram peut déjà estimer qu’« aucune autre affaire criminelle jugée en Utah n’aura attiré autant d’attention que celle d’Hillstrom ».
Pas le moindre incident n’a été rapporté dans ce vaste mouvement d’opinion. Pourtant, à en croire le premier papier du New York Times sur l’affaire, le gouverneur, les juges de la Cour suprême et d’autres officiels seraient placés sous haute protection, jour et nuit, entourés de gardes du corps, policiers en civil et détectives privés, à la suite de « menaces directes ou voilées ». Le pénitencier s’est transformé en forteresse assiégée : toutes les visites sont suspendues, la garde a été doublée et des mitrailleuses empruntées à la milice d’État sont postées à l’entrée. Quatorze vigiles armés de fusils surveillent le bâtiment accueillant la session ordinaire du Comité des grâces dans l’enceinte de la prison le 18 septembre.
Arrivé seulement l’avant-veille à Salt Lake, Hilton ne cache pas les limites de son intervention. Ses arguments ne porteront que sur la forme et s’attaqueront au caractère circonstanciel des preuves. L’avocat, qui n’a aucun élément nouveau à présenter, ne compte pas non plus sur un éventuel revirement de Joe Hill, dont le Herald-Republican fait sa une — « je présume qu’Hillstrom refusera de raconter l’histoire de sa blessure par balle le soir du meurtre de Morrison », déclare-t-il, précisant : « il m’apparaît comme le genre d’homme prêt à mourir en martyr pour une cause ». Son intention serait de convaincre le Comité des grâces de l’insuffisance des preuves et de la forte probabilité qu’un innocent soit exécuté. Accorder la commutation équivaudrait à une sorte de sursis permanent qui écarterait ce risque et laisserait le temps d’établir la vérité.
S’il a consenti à ce que ses avocats s’occupent de tout, Joe Hill devait quand même connaître leurs intentions quand il a signé sa demande de commutation. Et s’il n’a bien sûr jamais été question, pour sauver sa peau, de se repentir d’un crime qu’il n’a pas commis, Hill a pu envisager de ne pas se se laisser « enterrer mort plutôt que vif ». Il écrivait ainsi quelques mois plus tôt à Elizabeth Gurley Flynn, à propos des moyens engagés par le syndicat dans son affaire :
l’organisation devrait consacrer toutes ses ressources à maintenir ses chevilles ouvrières au dehors. Je veux dire ses organisateurs et orateurs. Une fois enfermés ils sont morts pour tout ce qui concerne le syndicat. Un type comme moi par exemple ne s’en tire pas trop mal en prison. Je peux fignoler ma musique et mes “poèmes” ici puis les glisser entre les barreaux, personne au monde ne verra la différence.
Letters, p. 28 (10 mars 1915)
Quoi qu’il en soit, demander la commutation de la peine de mort en prison à vie sans reconnaissance de la culpabilité et ne s’en remettre qu’à la mansuétude du Comité paraît aberrant et illusoire. À ce compte-là, autant demander une grâce complète mais, de ce point de vue, le fait de ne pas avoir contesté l’arrêt prive Hilton de bon nombre d’arguments. L’avocat a plutôt pris acte de l’échec du pourvoi et tente une voie acrobatique entre admission et contestation de la condamnation. Il ne resterait que cet angle d’attaque ambigu pour atteindre le verrou du Comité : quatre de ses cinq membres, le procureur général et les juges de la Cour suprême, se sont déjà formellement prononcés contre le condamné. La majorité requise exclut a priori que leur abstention improbable laisserait le dernier mot au gouverneur.
Malgré tout, comme il l’expliquera plus tard, Hilton espère qu’« en tant que juges ils pouvaient se limiter à la lettre de la loi, mais en tant qu’hommes siégeant au Comité des grâces ils pourraient se soumettre à l’esprit des lois ». Concéder la conformité de la procédure et suggérer une issue satisfaisante pourrait ouvrir une opportunité. Par ailleurs, si l’establishment n’a pas cillé jusqu’à présent, il ne peut pas tout à fait ignorer le retentissement de l’affaire ni certains sarcasmes sur l’état de l’« État de droit » en Utah et pourrait être disposé à transiger. C’est à peu près le seul et mince espoir d’attendre quelque chose d’original du Comité.
L’après-midi de la session du 18 septembre est réservé à l’examen de cette affaire — pas moins de quarante-sept autres ont été expédiées dans la matinée, pour des remises de peine, fins de période probatoire ou libérations conditionnelles. Outre les membres de l’instance et les avocats de Joe Hill, sont présents Ed Rowan, pour le Comité de défense, et le procureur Leatherwood. Le Tribune précise seulement que ce dernier n’est pas là « pour se prononcer en faveur ni en défaveur de la commutation ». Le gouverneur Spry annonce à l’ouverture que le requérant est autorisé à assister à l’audience s’il le souhaite. Tiré de sa cellule par Christensen et escorté par le geôlier Arthur Pratt, Joe Hill s’était manifestement préparé puisqu’il apparaît rasé de frais et plutôt soigné dans son uniforme de prisonnier.
Hilton appelle d’abord les membres du Comité à suivre l’exemple récent du gouverneur de Géorgie, qui dans le doute commua la peine de Leo Frank dans l’autre affaire de l’année. Il plaide en somme pour que la peine de mort ne soit pas infligée lorsqu’elle ne repose que sur des preuves circonstancielles. Celles-ci ne devraient pas être admises dans les procédures criminelles et d’autant moins lorsque la peine de mort peut être requise, sans réparation possible en cas d’erreur. Entre autres précédents, l’avocat cite notamment l’affaire de Pelican Point en Utah en 1896, où le condamné à mort fut par la suite innocenté.
Hilton dénonce par ailleurs l’interprétation incriminante du silence de Joe Hill par la Cour suprême. Les juges présents réfutent cette lecture mais les avocats insistent. Le Comité rappelle qu’il n’a pas le pouvoir de revenir sur les avis de la Cour et demande pourquoi aucune requête en révision n’a été déposée en temps et en heure. Il est précisé que le délais de dépôt aurait pu être prolongé si une telle intention avait été formulée. La réponse embarrassée des avocats, entre attributions de chacun et absence d’Hilton sur place, n’explique pas pourquoi Christensen n’a jamais engagé la démarche.
Celui-ci prend le relais avec vigueur, comme pour occulter ce faux pas ou compenser la posture plus conciliante d’Hilton. Sa plaidoirie porte sur l’iniquité du procès et l’inhumanité de la peine de mort, qualifiée d’incohérente et cruelle. Résumant l’argumentation générale des avocats, Christensen estime que Joe Hill aurait été victime d’un « procès légal mais injuste ». Il évoque la faiblesse de la défense et affirme que Scott et McDougall auraient refusé de partager leur dossier avec lui. « Aucun avocat digne de ce nom ne serait resté contre la volonté de son client », s’emporte-t-il à propos de l’épisode des amici curiae. À quoi McCarty rétorque qu’aucun avocat ne se serait opposé à la volonté de la cour.
Leatherwood intervient « brièvement » pour finir, à propos de la campagne de soutien et de l’imputation de procès politique. Il prétend qu’il n’a été fait allusion qu’une seule fois à l’organisation à laquelle appartient Joe Hill, au cours de la plaidoirie de son propre avocat, McDougall — qui n’était plus son avocat mais toujours « ami de la cour », selon Christensen. Le juge Frick déclare qu’il se ferait plutôt couper un bras que de laisser exécuter un homme pour cette raison. Après les membres du Comité, le procureur évoque les lettres de menace qu’il a reçues. Hilton avait auparavant déploré ces messages, qui nuiraient d’abord à son client. Pour Christensen, l’ampleur de la campagne manifesterait la mesure du sentiment d’injustice dans cette affaire, dont le Comité devrait tenir compte.
Ce doit être au cours de cette intervention de Leatherwood que se produit un incident rapporté par le Tribune. D’après le journal, Joe Hill serait apparu indifférent aux débats, longs et parfois animés, comme s’il n’était pas concerné. Mais il coupa le procureur lorsque celui-ci mit en doute le témoignage de Bob Erickson :
Attendez, M. Leatherwood, vous pouvez me reprocher tout ce que vous voulez mais je ne vous laisserai pas insinuer quoi que ce soit contre Bob Eselius [sic]. C’est un bon garçon, aux habitudes saines, qui a vécu ici toute sa vie. Il est né et il a grandi en Utah et il n’y a rien à lui reprocher.
La pression et la suspicion entretenues autour de la famille Eselius depuis le début de l’affaire, dès la garde à vue, au cours du procès et jusque dans le marbre de l’arrêt de la Cour suprême, expliquent en partie l’attitude invariable de Joe Hill. L’évocation du frère d’Hilda devant le Comité n’arrange évidemment rien.